Jules Adeline
(1845-1909)

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La Légende du Violon de faïence
(1895)


A la mémoire
de mon ami
Champfleury
J. A.


I

Il faudrait avoir vu Rouen en 1850, nous disait souvent notre excellent ami Champfleury, et particu­lièrement votre rue Eau-de-Robec, dont je veux toujours écrire l'histoire, — ce qui malheureusement n'est resté qu'à l'état de projet, — pour se rendre compte du pandemonium bizarre d'un endroit exclusivement réservé aux étalages de fripiers, de bouqui­nistes et autres marchands de choses délabrées.

L'habitation de ces gens était d'accord avec la montre de leurs boutiques. Nulle part, dans la cité normande, ne se profilaient autant de maisons à pi­gnons, la façade ornementée de traverses de bois séparées par des bandes de revêtements d'ardoises ; une bonne moitié des saints de la Légende dorée, mêlés d'une façon inconvenante à des grimaciers, sem­blaient avoir posé pour les sculpteurs en bois, qui avaient taillé avec un égal enthousiasme les faces sacrés et les faces profanes, à l'extrémité des poutres supportant les auvents des vieilles bâtisses.

Aux fenêtres des masures branlantes apparaissait parfois une tête d'enfant souriant, le plus souvent quelque vieille ridée. La lézarde était reine dans cette cour des miracles de maisons déjetées. Les bois se disjoignaient pour faire place à la poussière ; les toits saluaient le passant d'une façon inquiétante ; au moindre souffle du vent, les ardoises s'en détachant se brisaient aux pieds ou plus volontiers sur la tête des passants.

Une eau sordide longeait la façade des maisons sans en consolider les fondations, et des ponts en bois au-devant de chacune d'elles avaient mérité à la rue Eau-de-Robec le glorieux surnom de Venise de Rouen. Une Venise sans Véronèse, malheureusement.

Ce vieux quartier rouennais ! il existe encore, mais chaque jour les vieilles maisons deviennent plus rares.

Ces vieilles maisons, Champfleury les affectionnait, et lorsque dans les dernières années de sa vie il vint à nouveau faire son « tour d'Eau-de-Robec », l'une d'elles lui inspira encore un joli croquis... à la plume.

« Alors que tout jeune j'allais au hasard, disait-il, je me rappelle une vieille rue étroite bordée de vieilles maisons se serrant comme pour ne pas tomber ; une d'elles, plus branlante que les autres, ployait sous les poutres de la façade. Tout cet enchevêtrement de bois, d'ardoises, de lézardes et d'ombres logées sous l'auvent eût été noir et délabré sans une élancée d'œillets rouges à une fenêtre du premier étage. Quelques fleurs, ce n'est rien en apparence. Ainsi parée, la mai­son semblait une vieille courbée par l'âge se rendant à une fête avec un bouquet au corsage. »

Ce petit croquis n'est-il pas enluminé des tons les plus délicats ! Ne semble-t-on pas voir dans la vieille rue, près de la vieille maison, quelque aïeule au teint frais, aux cheveux blancs se confondant avec le grand bonnet aux ailes flottantes ! Un fichu rose sur les épau­les, une jupe rayée découvrant des jambes chaussées de petits sabots bien vernis, claquant bien fort sur le pavé raboteux, la vieille donnant sa note claire au milieu du décor sombre ne fait-elle pas chanter déli­cieusement l'ensemble !

Mais l'Eau-de-Robec n'avait pas que ce côté poétique, il avait aussi des côtés curieux, sans parler des bro­canteurs et des bouquinistes qui méritent un chapitre particulier et dont l'un d'eux — dont on ignore le nom — est d'ailleurs un des héros « sans le savoir » de la légende du violon. Il y avait aussi, à côté des marchands de bric-à-brac, des marchands de toute sorte, et entre autres boutiques il y avait une mar­chande d'images qui mériterait aussi sa monographie.

« Au Paradis », tel était le titre de la boutique minuscule où trônait, — où s'encastrait plutôt, — sur un étroit tabouret, une pauvre vieille marchande, légè­rement bossue et microscopique à souhait.

Sur le comptoir de bois, des bocaux de verre — vert ! — donnaient une couleur livide aux rondelles de pâte, plus dures que l'acier, que l'on décorait du nom de « patiences ». Près des bocaux, des piles d'images d'Épinal s'élevaient jusqu'au plafond, — très bas d'ail­leurs, la petite naine ayant à peine la hauteur nécessaire pour s'y tenir debout, — et la clientèle enfantine qui seule pénétrait dans la boutique y paraissant grandie de cent coudées.

Oh ! ces « Épinal » premier état, on les payerait aujourd'hui au poids de l'or ! Aujourd'hui de beaux messieurs, les recueillant avec soin, les fixeraient délicatement sur les beaux bristols satinés ; de belles dames, nonchalamment assises dans de luxueux salons, feuilleteraient élégamment de leurs mains gantées ces belles feuilles rigides, classées méthodiquement dans de riches portefeuilles, posés sur les chevalets de chêne sculpté, drapés de lambrequins de peluche brodée.

Toutes ces images rares, nous autres moutards d'antan, — en ce temps-là le délicieux « bébé » n'était pas inventé, — on nous les achetait pour un sou, et nous les déchirions avec la plus parfaite sérénité.

Le « Paradis » n'était, pas la seule boutique bizarre de l'Eau-de-Robec : à côté c'était celle d'un petit marchand de nouveautés bien extraordinaire.

Extraordinaire déjà, dira-t-on, ce mot de nou­veautés sur l'enseigne, mais combien plus extraor­dinaire encore le magasin !

A la vitrine, quelques coupons de mérinos, — bon et solide, — quelques étoffes à ramages, — bon teint, — du reps, du côtelé et du droguet, plus que très simplement présentés. Contre la porte vitrée donnant accès sur la rue, le vieux marchand, dont la figure ravagée et souffreteuse émergeait d'un col de chemise non empesé et, largement échancré, regardait d'un œil terne la foule indifférente, quêtant d'un regard suppliant un acheteur qui n'entrait jamais.

Dans la pénombre de l'arrière-boutique s'agitait une sorte de tzigane au regard dur, aux cheveux noirs nattés et tordus étroitement sur la nuque.

Ces deux êtres, se remuant dans une perpétuelle demi-obscurité, animaient seuls la boutique, où nul être vivant n'osait se hasarder. Et éternellement der­rière la porte close, éternellement derrière les vitres, la silhouette de la bohémienne et la silhouette du vieil­lard se succédaient. Éternellement aussi nul client n'était assez audacieux pour franchir le seuil de l'antre sombre drapé de claires étoffes accentuant encore la vigueur des lointains. Le vieux marchand, qui ne devait vivoter que de maigres rentes, mourut un beau jour ; le lendemain la bohémienne s'éclipsa : ainsi disparut l'unique maison de nouveautés de la vieille rue.

Mais ces vieilles boutiques et quantité d'autres non moins bizarres, ces vieux ponts — presque par centaines — qui, se succédant de très près, par­fois se touchant, donnaient accès aux habitants de la rive droite « du Robec », n'étaient pas — toujours avec les brocanteurs — les seules particularités dignes de remarque de la vieille rue aujourd'hui méconnaissable, éventrée de-ci, de-la, rectifiée, voire même élargie, c'est-à-dire mutilée à plaisir.

Il y a aujourd'hui bien près d'une quarantaine d'an­nées, les teinturiers rouennais contribuaient encore à donner à la vieille rue un aspect tout spécial. Toutes leurs maisons, — surtout du côté de l'eau, — qui par­fois se juxtaposaient, disparaissaient sous les grandes pièces de toile suspendues à des perches s'avançant dans le vide. D'une hauteur de trois à quatre étages, les immenses et larges rubans, descendant, remontant et descendant encore, se superposaient comme les feuil­lets d'un livre, projetant sur les rez-de-chaussée une ombre opaque et lugubre, même en plein midi. Ici c'étaient des bandes écrues, mais plus loin c'étaient des bandes de coton d'un brun violacé, d'un noir de deuil, presque sinistre, mais que les bons commer­çants trouvaient fort gaies, car plus la façade de la maison était ainsi drapée, mieux le commerce mar­chait..., et les affaires sont les affaires !

Il n'en est pas moins vrai qu'en plein jour cer­taines parties de la rue ainsi tendues étaient tristes à faire peur, soit que sans le moindre souffle de vent les pièces ainsi suspendues restassent immobiles, soit que sous l'action d'un simple courant d'air elles se missent à miroiter, à osciller doucement, puis à claquer bruyamment d'une façon terrible.

Et sous ces toiles tendues, les teinturiers épanouis traitaient de nouvelles affaires, et le bas de ces im­menses rubans rasait la tête des passants.

Cette Eau-de-Robec qui a tant exercé la verve des écrivains, célèbres ou non, cette rue que Gustave Flau­bert n'aimait pas et qu'il appelait non sans rage une ignoble petite Venise, comme si la vraie Venise, — Guy de Maupassant l'a bien prouvé, — n'était pas par endroits bien plus sale encore ; cette rue qui fait plutôt songer aux artères calmes, moitié terre et eau, du très pittoresque Amsterdam, cette rue que les peintres ne manquent pas de visiter, offre encore, mais très heu­reusement dans une très petite partie, un carrefour où s'agite toute la journée et toute la nuit une popula­tion hirsute toujours ivre à demi et sommeillant sur le parapet de l'étroite rivière, ou regardant encore les yeux demi-fermés des cabarets flamboyants d'où s'échap­pent de temps à autre par la porte béante des couples avinés qui parfois viennent s'abattre lourdement sur le pavé.

A deux pas de ce quartier qui fait songer aux rues populaires de Rotterdam, des marchandes non moins étranges offrent à leurs clients des victuailles trop odo­riférantes, et la rivière qui suit le cours de cette rue change de couleurs mille et une fois par jour comme aux pays charmants de l'Extrême-Orient et passe du jaune au lilas avec des transitions de tons d'une exquise finesse que font valoir à quelques minutes d'in­tervalle des teintes d'encre de la plus grande vigueur.

Or cette rue, bizarre encore, fut, — suivant une certaine version, car le fait est contesté, — le ber­ceau du violon de faïence, le vrai, le seul, celui que Champfleury a immortalisé, et qui fut trouvé chez un de ces bouquinistes, ou mieux, de ces brocanteurs qui étaient et sont encore une des caractéristiques de la vieille rue.

Car ces bouquinistes d'autrefois, de même d'ailleurs que les brocanteurs, étaient des types qui mérite­raient à eux seuls une physiologie des plus étendues.

Les amateurs ont conservé surtout le souvenir d'un petit vieux en paletot râpé hermétiquement boutonné sur la poitrine, la tête toujours coiffée d'une vénérable casquette « à la propriétaire » et à visière proéminente. Sous l'ombre portée de la visière reluisaient deux petits yeux inquiets, autour du cou une cravate repliée main­tenait haut et ferme malgré lui un col de chemise à la Louis-Philippe, trop moelleux faute d'empois, trop noir à cause de la poussière.

Si ce vieux bouquiniste était déjà joli, qu'eût-on dit de son intérieur, absolument étonnant !

Pélion sur Ossa, c'est encore compréhensible avec un peu d'imagination, tous les bouquins d'un siècle accumulés sur tous les bouquins du siècle précédent, avec de la poussière en couche plus épaisse qu'une suffisante couche de terre arable, c'est déjà un point de comparaison..., mais bien médiocre.

Sa maison, — car le vieux bouquiniste occupait l'im­meuble du haut en bas, chose assez fréquente en pro­vince il est vrai, — sa maison n'avait plus de murailles.

Plus de murailles ?

Ou alors elles étaient invisibles, c'est tout comme.

Partout des livres. Les piles s'élevaient jusqu'au pla­fond, elles formaient des refends, des coulisses, elles se transformaient en colonnes tronquées ou en pilastres écroulés ; au milieu d'elles y avait-il des sièges, ils dis­paraissaient sous les livres amoncelés ; le lit lui-même disparaissait sous les brochures et les cartons ; et quand tout cela dégringolait brusquement, ce qui arrivait souvent, on recalait tant bien que mal les piles ébran­lées, et cela durait... ce que durent les roses, l'espace d'un matin.

Au milieu de ce tohu-bohu les collectionneurs cher­chaient leur vie, gravissant du rez-de-chaussée au gre­nier un escalier bordé lui-mème sur chaque marche de piles de livres toujours prêtes à crouler, et ne lais­sant entre elles qu'un étroit passage.

On montait, on descendait, on « fouillait dans le tas », suivant les goûts, et sur le seuil de la boutique, avant de partir, on tendait le paquet de son choix au vieux bouquiniste somnolent. Il soupesait le tout, puis d'une voix d'oracle — très enrouée — et après quelques minutes de réflexion : « En voilà pour dix francs », ou « pour quinze sous ». Et il n'y avait pas à discuter : c'était une vente à prix fixe. Si oui, vous enleviez le paquet et glissiez les quelques pièces de monnaie dans la main du bouquiniste. Si non, si le prix vous paraissait inacceptable, le bouquiniste re­jetait votre lot choisi pourtant avec peine, et, très digne, il se replongeait dans son délicieux sommeil, avec un regard de souverain mépris.

Si le patron n'était pas là, si le patron était parti courir les ventes, dans le même fauteuil c'était la patronne qui dormottait, le buste démesurément grossi par un châle entortillé un nombre incalculable de fois autour d'une taille déjà respectable. Elle aussi laissait fatidiquement tomber de ses lèvres flasques les prix sans rabais des lots convoités. Le bonnet jadis blanc de la peu séduisante créature s'harmonisait on ne peut mieux avec les tonalités grises d'alentour, et le petit œil ne brillait que pour regarder les rares pas­sants qu'on n'entrevoyait qu'à travers un vitrage déjà dépoli par la poussière et strié de bijoux de faux or, mais de véritable mauvais goût, suspendus à des fils de fer ou à de simples vergettes de rideaux.

Dans cet intérieur extraordinaire, un vieux parent du couple bouquiniste décéda subitement un jour. Comment put-on retirer le cadavre de cet amoncelle­ment de livres ? La chose parut invraisemblable, et ce jour-là les croque-morts chantés par Pétrus Borel durent faire des prodiges de valeur et d'équilibre pour enlever leur client à bras tendu, et durent aussi manoeu­vrer avec la prudence de véritables Apaches pour éviter des avalanches qui les eussent fait passer eux-mêmes de vie à trépas avec la plus grande facilité. Cependant ce déménagement funèbre s'opéra sans en­combre, il n'en faut point douter, mais longtemps encore les collectionneurs à idées macabres ne se hasardaient qu'en tremblant derrière les piles de bou­quins, craignant toujours une funèbre découverte.

Mais tout ce qui paraît impossible ne l'est pas, fort heureusement, et, après ce petit déménagement, on procéda à un autre déménagement. La maison du bouquiniste fut expropriée, tout fut enlevé et réempilé dans un nouveau local, chose déjà singulière ; mais, chose plus singulière encore, l'installation à peine terminée, tout était encore plus encombré que dans la maison expropriée, et tout était encore plus poussié­reux qu'auparavant : le vieux bouquiniste avait démé­nagé et installé dans son nouveau local la vieille et vénérable poussière de son ancien logis.

A côté du bouquiniste, c'était le brocanteur..., et le type s'est terriblement raréfié et modifié de nos jours.

Le brocanteur de jadis, c'était parfois, c'était même très souvent, à Rouen surtout, un simple ouvrier tein­turier aux mains bleues ou violettes, rouges ou vertes, gants trop bon teint que l'on portait indistinctement avec la blouse du travail et la redingote du dimanche.

Dans une maigre vente après décès, sur le pas de la porte, dans quelque placard oublié depuis longtemps, fortuitement ouvert, de maigres bouquins étaient apparus, mélangés de vieux tessons cassés. L'ouvrier les avait achetés au hasard des quelques sous traînant dans sa poche, et dominicalement il partait le matin de chez lui avec sa « marchandise » sur une brouette.

A ces Histoires romaines ou ces États actuels de l'Empire ottoman toujours dépareillés se joignait par­fois quelque plat de faïence assez bon, mais ébréché, car il avait été ramassé au coin d'une borne, où l'avait déposé furtivement quelque chambrière aux gestes trop brusques.

L'humble brocanteur vendant tout cela à des prix fort minimes réalisait encore un petit gain, qui peu à peu augmentait son fonds de roulement, et, l'audace venant avec la fortune, — le célèbre audaces fortuna juvat s'applique aussi aux gens qui ne savent pas le latin, et les brocanteurs primitifs étaient de ce nombre, — quand faire se pouvait on se livrait à des acquisi­tions un peu plus importantes.

L'an dernier le fonds de commerce tenait sans peine sur une brouette, l'année suivante il fallait une petite charrette. Bientôt, dans quelque coin assez achalandé on voyait s'installer une petite boutique, le brocanteur devenait alors un « marchand de meubles neufs et d'occasion », c'est-à-dire tous fort chers.

C'était pourtant encore l'âge d'or des collectionneurs. Mais essayez donc maintenant de trouver des brocan­teurs. Un brocanteur aujourd'hui, mais c'est terrible­ment rare !

Brocanteur..., mais c'est presque une insulte. Autre­fois, en se courbant vers la boîte posée, à terre on trouvait des merveilles pour quatre sous, — en mar­chandant, il est vrai.

Maintenant on trouve des pièces qui ne valent pas grand'chose, mais qu'il faut payer fort cher et qui sont toujours bien placées en pleine lumière et présentées déjà avec un savant désordre.

S'il vend des tableaux, le marchand maintenant connaît les noms célèbres et va aux expositions. Est-ce à dire pour cela qu'il ne commet point de temps à autre quelque joyeuse bévue ?

La tête troublée par les « hors concours » et par les distinctions décernées aux artistes, l'un des derniers brocanteurs d'autrefois eut un jour à vendre un pré­tendu Watteau. « Watteau, lui dit quelque facétieux artiste, mais il a au Louvre un tableau qui est beau­coup moins beau que votre ébauche, et du reste il est « hors concours », et le jeune artiste avait à peine tourné les talons, que le marchand libella de sa plus belle main et de sa plus mauvaise orthographe cette pancarte mirifique : « A vendre aisquisse de mesieu Wattô hor contour ». Et ce ne fut pas tout. Le jeune peintre étant revenu et ayant à peine dissimulé une envie de rire :

« Pourquoi riez-vous ? lui dit le marchand, soup­çonneux.

— Mais, reprit avec aplomb le peintre qui retrouva son sang-froid, parce que vous devriez savoir que les peintres hors concours sont décorés. » Le naïf marchaud baissa la tête tout confus, et le lendemain les passants ébahis apprirent que Watteau avait été « chevalier de la Légion d'honneur ! »

Tous les marchands n'étaient pas de cette force et de cette candeur, mais tous ceux d'aujourd'hui ont toujours pour les grands noms le plus grand respect.  Pour eux tous les objets d'art sont des chefs-d'œuvre incontestés. Une médiocre copie de l'École flamande est toujours un Téniers, un panneau avec des figures aux raccourcis étranges est toujours un Michel-Ange — pour le moins — et une toile bien noire ne laissant voir que le bout du nez blanc d'une tête probléma­tique est toujours un Rembrandt. Quant aux plats avec des serpents, ce sont toujours des Palissy, — et « on en trouvait autrefois, monsieur, à la foire aux jambons dans les boîtes de ferraille : que les temps sont changés ! » gémit le marchand en levant les yeux au ciel ; — quant aux meubles, ils sont tous en ébène ou en bois précieux ; ne parlons pas des bijoux, ils sont parfois de Benvenuto Cellini, bien que toujours il ait oublié de les signer.

Dans les villes de province, même les plus modestes, le brocanteur n'existant plus que dans quelques ruelles, il a donc été remplacé par des marchands, qui exposent aujourd'hui leurs meubles, leurs tableaux et leur mille et une curiosités dans des maga­sins bien installés, dans des couloirs vitrés éclairés par en haut,— disons mieux, dans des salons.

Tantôt les objets de collection sont groupés par genres, sinon par époques : là c'est le salon de la faïence, plus loin c'est la galerie des armoires, ici sont les vitrines d'argenterie, plus loin sont les bahuts remplis de coupons de vieilles étoffes.

Quand on le peut, quand on dispose même d'un nombre d'appartements suffisant, on classe les curio­sités par styles : il y a le salon Renaissance et le salon Louis XVI, et, suivant les préférences bien connues des amateurs familiers de la même maison, on exalte chaque siècle ou l'on médit de chaque époque avec la même facilité.

Ces marchands de curiosités, déjà un peu effrayants pour le vrai chercheur, qu'un appareil aussi brillant effare quelque peu, ils sont aujourd'hui légion. On les trouve dans toutes les villes de France et de l'étranger, à chaque carrefour, à l'angle des rues les plus animées ; leurs magasins apparaissent éclatants de dorures.

Derrière leurs vitrines de vieux bois de chêne aux ornements dorés, dans leurs salons tendus de peluche et dont les murailles sont sobrement ornées de quelques cartels aux enroulements bizarres, de quelques tableaux soigneusement enfumés, se tiennent de véri­tables gentlemen d'une élégance indiscutable. Un nœud de cravate flottant négligemment sur un gilet d'une coupe exquise, ou mieux un large plastron de belle soie à fleurs piqué d'une rare médaille antique aux méplats délicats, des vestons ou des jaquettes de jolies étoffes, sans plis aucuns, font res­sembler certains de ces descendants de l'antique bro­canteur au délicieux jeune premier qui ne paraît toujours en scène qu'avec des pantalons sans cassure et des bottines à semelles immaculées, eût-il dû franchir pour retrouver « l'objet de sa flamme » les obstacles les plus dangereux, murs hérissés de grilles, chemins boueux, ou fossés plein d'eau croupissante. Le milieu dans lequel évoluent ces jeunes gentils­hommes ne peut évidemment être banal. Mais si la province ne possède que de riches, de très riches ma­gasins en ce genre, l'étranger nous offre bien mieux encore. Là, le marchand s'appelle encore un antiquaire, et dans la vieille Hollande — à laquelle on songe tou­jours quand on parle de l'Eau-de-Robe — il n'est pas rare, au détour de quelque sombre estaminet, de voir apparaître brusquement une fenêtre aux vitres immenses et d'une limpidité exceptionnelle. En arrière des petits meubles sur lesquels les pièces de Delft sont entourées de vieux Japon, un escalier recouvert d'un riche tapis, bordé de rampes aux écussons dorés, con­duit à une sorte de plate-forme sur laquelle des traî­neaux formés d'animaux bizarres alternent avec des chaises à porteurs aux médaillons exquis. Mieux encore, d'autres antiquaires, dans ce pays délicieux, se sont fait spécialement édifier des demeures pittoresques avec pignons dentelés, épis fantaisistes, fenêtres aux frontons invraisemblables et vitraux protégés par des grilles d'une ravissante exubérance ; et à travers les mailles de plomb on entrevoit des meubles toujours bien réparés, des bijoux toujours bien disposés, des faïences toujours bien présentées. Mais que diable veut-on que le véritable fureteur aille faire dans de pareilles galères... dorées ! Autrefois c'était la décou­verte, et aujourd'hui ce n'est plus que l'acquisition. La note fantaisiste a disparu, le côté commercial seul est resté.

Mais revenons à cette fameuse rue Eau-de-Robec, et au célèbre violon.

Le violon de faïence dont Champfleury a écrit l'his­toire, va-t-on s'écrier, il a été trouvé à Nevers.

— Mais nullement, je vous assure. Il a été trouvé à Rouen. Sur l'Eau-de-Robec, disent les uns ; chez un petit marchand du côté du boulevard et de la place Cau­choise, disent les autres. Mais à Rouen, c'est certain.

— Mais lisez donc le roman : vous verrez que c'est à Nevers que se passe le drame, et que les héros du drame ce sont Dalègre et Gardilanne.

— Erreur absolue, répondrons-nous, — et Champ­fleury aussi.


II          
                      
Il n'est pas un « curieux », comme on appelait au XVIIIe siècle les collectionneurs, disait notre ami Son­chières, l'auteur d'un volume sur l'exposition rétros­pective de Rouen de 1884 aujourd'hui fort recherché, qui ne connaisse les noms de Sauvageot, dont la col­lection merveilleuse est un des bijoux du Louvre, et celui d'André Pottier son ami, le créateur avec A. Deville et Langlois du Musée départemental d'antiquités de la Seine-Inférieure, et le fondateur du Musée céra­mique, l'historien impeccable de la faïence rouennaise, qui fut le conseil, le guide pendant un demi-siècle, de tout ce que la France et l'étranger comptaient d'ama­teurs éclairés.

Le correspondant le plus intrépide, presque persé­cuteur, d'André Pottier, ce fut Sauvageot. Pendant près de trente ans Sauvageot ne fit pas une acquisition sans consulter son ami Pottier. Pottier était son mentor et sa conscience artistique.

On a dit que Charles Sauvageot, ancien premier prix du Conservatoire, puis violon à l'orchestre de l'Opéra, puis enfin employé des douanes, était un intrépide fureteur, qui, fouillant sans cesse les bric-à-brac, se privait presque du nécessaire pour acheter les mor­ceaux précieux que son goût exercé et délicat lui fai­sait découvrir. Cela pouvait être vrai dans quelques cas fort rares, mais il ne faut pas oublier qu'à cette époque bénie des amateurs la cote des bibelots n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui, et lorsque Sauvageot consacrait une centaine de francs à un bibelot il croyait certainement faire des folies.

Néanmoins, on le sait, ne voulant pas qu'après sa mort son petit musée fût dispersé, Sauvageot fit en 1856 don de ses collections au Louvre. On nomma conser­vateur de ce musée le généreux donateur d'une collec­tion qu'on évalua à cette époque à plus d'un demi-million, — somme bien au-dessous de sa valeur réelle, — mais d'une collection qui ne comprenait pas le célèbre violon, il est vrai, et voici pourquoi.

Sauvageot était né dénicheur de bibelots. C'est une vocation plus rare qu'on ne pense et qui ne se dé­veloppe qu'avec la pratique. Lorsqu'il venait à Rouen chez son ami Pottier : « Si nous faisions notre tour d'Eau-de-Robec », lui disait-il, c'est-à-dire si nous faisions notre petite tournée chez tous les marchands de bric-à-brac de la ville ? « Soit, répondait son vieil ami », et tous deux partaient de suite, et tous deux déambulaient de concert, faisant ensemble la prome­nade que Pottier faisait seul les autres jours. Car l'auteur du texte historique et descriptif des Monuments français de Willemin, ce bibliothécaire rouen­nais né à Paris quatre ans seulement après Sauvageot, était bien connu des marchands. Tous les jours, presque à la mème heure, la longue silhouette de l'homme à la redingote et au regard inquisiteur, mais l'air toujours souriant, — car si l'homme était l'éru­dition en personne il était aussi l'homme aimable et doux par excellence, — apparaissait à l'entrée des mêmes boutiques. Or un certain jour Sauvageot et Pottier faisaient leur tour de marchands de bric-à-brac, et devisant entre eux ils se lamentaient déjà sur la rareté des bibelots amusants. « Il n'y en a plus, disait mélancoliquement Pottier, plus rien, rien ! Hier encore je n'ai rien trouvé », et il soupirait en disant ces mots, car il était de ces amateurs, et il y en a encore de notre temps, qui, pour encourager le mar­chand à leurs réserver ses prémices, achètent tous les jours, ne fût-ce qu'un objet de quelques sous. « Ah ! dit Sauvageot, les temps deviennent bien durs ! »

Et voilà le drame qui va commencer.

André Pottier, c'est le Dalègre du roman, c'est le « Don Quichotte de la curiosité », en apparence indo­lent, timide, ballant et songeur, déclarant à son ami que c'en était fini de l'âge des trouvailles ; que Rouen ne possédait plus rien ; que les amateurs anglais avaient tout pris.

Sauvageot, c'est Gardilanne ; il se lamente aussi, mais jette un regard inquisiteur. Il ne faut pas trop longtemps regarder une même chose, le sens particu­lier aux observateurs s'y émousse, a dit Champfleury, et en disant cela il a formulé un axiome indiscutable. Pottier entrait bien tous les jours chez ses marchands, mais il causait..., il ne furetait plus !

Sauvageot, qui y entrait ce jour-là avec la sensation, sinon de l'inconnu, du moins avec un sens de fureteur plus aiguisé, eut l'œil arrêté par un enroulement sin­gulier apparaissant au bas d'une vieille armoire. Ce ne fut qu'un éclair, il comprima son émotion et rentra au logis avec le digne bibliothécaire. Mais là l'impatience domina tout raisonnement, Sauvageot trouva un prétexte de sortie rapide, il retourna chez le marchand, entreprit avec lui une de ces conversa­tions faites de ruses et d'étonnement naïf, marchanda l'armoire pour voir ce qu'il y avait dedans et acheta le meuble en se faisant offrir l'objet qu'il renfermait. « Un violon pour amuser un enfant », avait déclaré le marchand.

C'était le fameux violon de faïence.

On voit d'ici le retour triomphant de l'amateur parisien.

« Dalègre, dit Champfleury, ne put maîtriser son émotion une sueur froide perlait sur son front ; il voulait parler : les paroles s'arrêtaient dans sa gorge. Gardilanne lui eût donné un coup du violon de faïence sur le crâne qu'il eût préféré ce choc à la blessure morale qui le paralysait tout entier. Anéanti, il se laissa tomber sur une chaise. »

Mais Gardilanne-Sauvageot eut le triomphe généreux : de ses dons au Louvre il détacha la pièce et la donna à son ami : « Je vous l'offre de grand coeur, lui dit-il, et je vous demande même pardon de vous l'offrir si tard, car vraiment il vous a rendu trop malheu­reux. »

Aussi, quand Champfleury fit paraître, en 1877, l'édition illustrée de dessins en couleur, il commença ainsi sa préface : « Il y a une quinzaine d'années, alors que la fièvre de la céramique emportait l'auteur de ce conte par monts et par vaux, je fus mis en rap­port, grâce à la franc-maçonnerie des collectionneurs, avec un certain nombre de personnes de diverses classes atteintes par la même passion.

« Un des plus ardents chercheurs à rompre la monotonie de la vie provinciale par une poursuite sans relâche des objets d'art, mit un jour sous mes yeux de voyageur un violon de faïence et me conta en quelques mots les pérégrinations de l'instrument, avant qu'il fit partie de sa collection.

« L'homme avait accroché un drame au mur de son cabinet, sans y prendre garde. Il n'en fut pas de même du conteur. »

Lorsque, près de dix ans plus tard, en 1885, une nouvelle édition illustrée fut publiée, cette phrase de « drame accroché au mur » inspira même une vignette d'en-tête : le violon y était représenté sus­pendu à un clou, et dans l'ombre portée du violon un masque tragique apparaissait. Mais, hélas ! cette vignette dut paraitre assez énigmatique aux biblio­philes, car l'auteur tint à refaire un nouvel avant-propos dans lequel il ne répéta point cette phrase.

Bien plus, même, Champfleury ne voulut pas divul­guer le nom des véritables héros du roman.

« Je me suis servi, pour le Violon de faïence, de deux types dont l'un était très en vue dans le petit monde des amateurs de curiosités : celui-là je ne l'ai jamais connu ; l'autre, érudit modeste, vivant en pro­vince, quand je dirais son nom intéresserais-je davan­tage les étrangers, les lecteurs de roman s? Ils deman­dent que Gardilanne et Dalègre soient assez solide­ment constitués pour faire partie de l'état civil fictif des romanciers. »

Et cependant, un an avant la première édition illus­trée, Champfleury, dans un article de la Gazette des Beaux-Arts intitulé « les cinq violons de faïence », avait dévoilé les noms de Sauvageot et de Pottier, mais c'était dans un article de Revue, dira-t-on, et non dans un roman.

Pour saisir la nuance, il faut une certaine dose de subtilité. Eh bien, il paraît que la Province n'est pas toujours flattée de révélations de ce genre.

On nous a raconté que la ville natale de Champ­fleury a voué une haine implacable à l'auteur des Bour­geois de Molinchart. Laon ne lui a jamais pardonné d'avoir, non pas fait rire, mais simplement fait sou­rire des types amusants que l'observateur s'était amusé à étudier, mais sans méchanceté aucune, sem­blable à ces entomologistes qui piquent sur une plaque de liège quelque insecte curieux et le décrivent dans ses moindres détails après l'avoir étudié à la loupe. Avoir osé « ridiculiser » des types ridicules comme Creton du Coche, Janotet, Bonneau, M. Pector et beaucoup d'autres de cette trempe, est, parait-il, un crime abominable pour certains provinciaux à la cervelle étroite, qui n'admettent pas la moindre caricature de leur petite personne, dont ils ont au contraire la plus haute idée, quelque grotesque qu'elle soit, en réalité.

Champfleury, qui aimait pourtant à étudier, sur le vif il est vrai, ces types originaux, aurait toujours voulu que les personnages de ses romans ne fussent jamais dessinés.

Quand je serai disparu, nous disait-il souvent, illustrateurs et éditeurs feront ce qu'ils voudront, mais je trouve qu'il est souvent impossible à un artiste de rendre avec tout leur accent extérieur, avec leur res­semblance, les personnages vus par l'écrivain et re­tracés par lui avec une précision parfois gênante.

Que de fois, en effet, n'avons-nous pas feuilleté de prétendus volumes illustrés pour lesquels les illus­trateurs en avaient pris tellement à leur aise, qu'après la lecture d'une précise description de jeune femme blonde, on se trouvait, la page tournée, face à face avec le délicieux portrait d'une jolie brune, sans compter les fantaisies de costume et les détails de toilette, que le dessinateur aimait trop souvent à pré­ciser à sa guise ! Et nous ne parlons pas des physio­nomies étranges que trop souvent les dessinateurs se sont plu à donner à des personnages vus beaucoup plus simplement par l'auteur du texte.

Peut-être, disait enfin Champfleury, et encore ce n'est qu'un peut-être, peut-être le Berlinois Cho­dowiecki, petit-être Henri Monnier, eussent-ils pu tra­duire ma pensée », mais pour le petit drame du violon il souhaita purement et simplement des sujets de nature morte. « Autour de ces accessoires, disait-il, autour de ces vieilles maisons, de ces vieilles bou­tiques, de ces objets merveilleux trouvés à la ville et à la campagne, l'imagination des lecteurs fera trouver les personnages agissant ; leurs gestes, leurs joies, leurs convoitises, leurs déconvenues, et tous ces détails, complétés mentalement à l'aide des textes, constituaient, suivant Champfleury, une illustration multiple, variée et personnelle, qui valait mieux que des physionomies sans justesse, des gestes faux, des habits de convention.

Et voilà pourquoi, dans l'édition de 1885, le décor seul du drame a été représenté, et on a laissé à l'ima­gination du lecteur le soin de l'animer de personnages que chacun peut rêver à sa guise.


III

Le violon de faïence qui a servi de type absolu au roman de Champfleury, après avoir fait partie de la collection André Pottier, est aujourd'hui au Musée de Rouen.

Mais lorsque la première édition du roman fut publiée, la Galerie céramique était annexée au Musée départemental d'antiquités, et c'est sous les arceaux du vieux cloître de Sainte-Marie que Champfleury vint revoir ce fameux violon. Ce fut là que, pour notre ami, nous dûmes le dessiner de face, de dos et de profil, dès 1872, puis plus tard le graver et en faire le motif' favori des trente-six vignettes de l'édition de 1885.

Champfleury, passant en revue les cinq violons de faïence connus, resta toujours sous le charme de ce riche décor et n'hésitait pas à décerner la palme au violon de Rouen dans ce concours d'un nouveau genre.

Lors d'un passage en Hollande, il avait vu un jour un violon de faïence à vendre, mais on en demandait 120 florins, et cette somme l'avait fait reculer.

Aux célèbres violons des collections du Conserva­toire et des amateurs de Belgique et de Hollande, Champfleury préférait toujours le violon de faïence du Musée de Rouen.

En vain les petits personnages dansant et chantant qui décoraient les tables des autres violons semblaient-ils se démener gaiement et lui faire des avances, Champfleury revenait toujours au décor du violon du Musée de Rouen. L'une de ses tables, avec son orne­mentation semblable à celle d'un riche frontispice ayant pour couronnement quelque fragment de cou­pole d'une luxueuse salle de bal, le ravissait par sa belle ordonnance symétrique, par ses trophées gaie­ment enguirlandés, par ses figurines de génies et de petits amours aux ailes déployées, jouant de divers instruments ou servant de cariatides.

L'autre table, avec son double concert, concert d'anges dans le ciel, concert de dames élégantes au clavecin accompagnant un jeune violoniste, lui parais­sait un délicieux tableau d'intérieur. Et quand il se demandait quelle avait été la destination primitive de ces violons de faïence si superbement peints et dont l'exécution avait dû coûter tant de peine et avait exigé tant d'habileté, Champfleury n'était pas éloigné de croire que ces pièces exceptionnelles avaient dû servir de récompense à des compositeurs de menuet.

C'était dans son idée une sorte d'instrument pré­cieux que l'on réservait au musicien dont l'oeuvre, après concours, avait été jugée la plus digne ; pour lui, ces violons illustrés étaient de véritables diplômes d'honneur sur faïence.

Il y a pourtant une autre légende sur la desti­nation primitive de ces violons de faïence, et précisé­ment les cinq violons connus étant vraisemblablement contemporains, cette légende est assez admissible.

Il y avait une fois, — cela commence comme un conte de fées et rappelle de très près l'histoire du Tonnelier de Nuremberg si fantastiquement rapportée par Hoffmann, — donc il y avait une fois un fabricant de faïence de Delft qui possédait une fille charmante et à marier. Or un jour que, devisant et buvant avec ses intimes amis, on lui prédisait que cette jolie fille serait dans un avenir prochain femme de quelque haut personnage avec un bandeau de perles sur le front et avec un carrosse des plus coquets chargé des plus illustres blasons :

En vérité, messieurs, reprit le père de la jolie fille, — tout comme avait répondu maître Martin de Nuremberg au conseiller Jacobus et au digne seigneur Spangenberg, — en vérité, messieurs, je ne comprends guère l'empressement que vous mettez à parler d'une chose qui ne m'occupe pas moi-même. Rosa compte à peine dix-huit ans, et, à cet âge, une fille ne doit pas encore songer à quitter son père pour un époux. Dieu sait ce qui l'attend plus tard ; mais ce dont je puis répondre, c'est que nul noble ou bourgeois, fùt-il riche à monts d'or, n'aura droit à la main de ma fille s'il n'a fait preuve auparavant de l'adresse la plus consommée dans les travaux de la profession que j'honore et que je cultive depuis un demi-siècle.
    
— Et si un artiste déjà célèbre par ses œuvres vous demandait sa main, et si votre fille l'aimait, que déci­deriez-vous ?

— Je dirais à ce godelureau : « Montrez-moi une pièce de faïence décorée par vous », et... s'il ne pouvait satisfaire à mon désir, je ne le jetterais pas positivement hors de chez moi, mais je le prierais avec toute sorte d'égards de n'y jamais remettre les pieds.

— Pourtant, si le jeune amoureux vous répondait humblement qu'il ne peut vous offrir un pareil tra­vail, mais qu'on a élevé d'après ses plans la magni­fique maison du marché, certes un pareil édifice vau­drait bien l'œuvre de maîtrise de votre profession. Et si un homme illustre et de noblesse princière venait vous demander la main de votre fille, il y a des heures dans cette vie, maître Martin, où les esprits les plus entêtés réfléchissent plusieurs fois avant de laisser échapper certaines occasions.

—Eh bien, cria le fabricant de faïence, l'œil en feu, le cou tendu, la voix brève, eh bien, je dirais à ce gaillard-là, de race illustre et de noblesse princière : « Mon brave monsieur, si vous aviez fait vous-même « une belle pièce de faïence on pourrait en causer. »

—Mais si quelque jour un jeune et brillant sei­gneur venait à vous, entouré de tout l'éclat que pour­raient lui donner sa richesse et son rang, et s'il vous priait avec instance de lui donner votre, petite Rosa ?

—Je lui fermerais au nez portes et fenêtres, je triplerais les verroux ! hurla maître Martin ; et je lui dirais par le trou de la serrure : « Allez plus loin, mon beau seigneur ; les roses de mon jardin ne fleurissent pas pour vous. Ma cave et mes florins sont fort de votre goût, j'en suis sûr, et vous feriez à ma fillette l'honneur de l'accepter par-dessus le marché ! Filez, filez, mon gentil maître ! »

Ce faïencier de Delft, qui ne voulait rien entendre, fut cependant obligé de céder ; mais il avait son idée fixe : il voulait un gendre qui « fût de la partie ». Et vraiment il avait raison de s'enorgueillir de sa profession, ce père terrible ; il lui semblait lire dans l'avenir, et il savait que tant que la céramique sera en honneur auprès des curieux, — c'est-à-dire éter­nellement, — le nom de Delft serait prononcé par les amateurs de faïence avec respect et vénération. Et il ne se trompait pas tout à fait dans ses prévi­sions, le terrible fabricant, car Delft a été pendant deux siècles le foyer de production le plus considé­rable de l'Europe entière. Bien mieux, toute sa pro­duction étonnante a embrassé tous les genres, imité toutes les formes, copié tous les décors, et toujours avec une supériorité si marquée que l'on peut affirmer que, dans beaucoup de cas, la copie est plus remar­quable que l'original.

Mais revenons à la fiancée. Puisque tant de concurrents étaient en présence, pourquoi ne pas mettre sa main au concours ? On suggéra cette idée au ter­rible père, et sur ce, il fit mouler un très beau violon et confia les cinq épreuves en blanc aux cinq pré­tendants, et chacun entreprit de décorer les blanches surfaces d'arabesques et de figures du plus bel effet.

Les uns peignirent de petites scènes champêtres, les autres combinèrent des motifs d'ornementation aux enroulements délicats, alternativement foncés sur l'émail blanc, ou se détachant en clair sur des fonds sombres. Tous travaillèrent avec ardeur ; tous, enfermés dans leur atelier, se délectèrent dans la contemplation de leur oeuvre en songeant à la jolie fille qui devien­drait leur femme si leur composition était classée au premier rang.

Le jour où tous les violons de faïence passés au feu et brillamment décorés furent soumis au choix du terrible fabricant, ce fut le violon aujourd'hui au Musée de Rouen qui l'emporta sans contestation aucune, parce que sa composition était non seulement la plus belle et son exécution la plus soignée, mais aussi peut-ètre parce que les petits amours avaient séduit et le père et la jolie fille.

Sans nous inquiéter des violons peints par les autres prétendants et depuis classés dans des collections renommées, il est bien permis de supposer que celui qui nous occupe fut longtemps conservé à la place d'honneur dans la plus belle pièce de la maison des jeunes époux. A travers les vitraux aux petites mailles de plomb, longtemps la lumière délicate et fine des ciels de Hollande fit briller sur son émail les ornementations aux bleus délicats. Longtemps les époux conservèrent ce bibelot précieux qui leur rappe­lait les jours heureux.

Puis la vieillesse vint, et aussi l'heure de la sépa­ration, et le dernier, resté seul au logis, regarda sou­vent les larmes aux yeux ce souvenir des temps loin­tains, ce témoin muet des joies perdues.

Il y avait déjà longtemps que le vieux faïencier était mort, il y avait déjà longtemps que ses enfants aussi avaient disparu ; tout ce qu'ils avaient délaissé fut dispersé aux hasards des ventes publiques. Le violon, après des vicissitudes sans nombre, passa de marchand en marchand ; il faillit cent fois être réduit en miettes, mais sauf le manche, qui un beau jour resta dans la main d'un brutal, trop pressé de le re­tirer de son étalage, il traversa néanmoins assez gail­lardement les années, et finalement il s'échoua chez le petit brocanteur rouennais où « ne le vit pas » André Pottier, et où « le découvrit » Sauvageot.

Puis, plus tard, il fut une des belles pièces de l'ancien Musée Sainte-Marie, où le décrivit Champfleury, auquel il inspira son roman.

Et aujourd'hui, à la fin du XIXe siècle, le violon de faïence brille en superbe place dans les grandes salles du nouveau Musée céramique rouennais, qu'éclairent de larges fenêtres.

De là, le regard domine un superbe jardin. A tra­vers les arbres et les corbeilles de fleurs circule tout un monde de bébés, jusqu'aux salles du Musée mon­tent les cris joyeux des enfants, et les oiseaux perchés dans les branches semblent leur répondre par des notes perlées. En arrière de ce rideau de verdure, l'ima­gination aidant, on peut rêver aisément que se dressent les moulins de Hollande aux ailes gigantesques, les clochers aux campaniles aigus, les maisons aux pi­gnons découpés, les lucarnes aux frontons à bossages.

A la chute du jour, l'émail toujours limpide du violon de faïence reflète délicatement un dernier rayon de soleil. Il semble alors que les petits personnages repré­sentés s'animent doucement ; bientôt ils se meuvent, et en prêtant l'oreille on croit entendre quelque petite musique d'une exquise finesse : c'est le très lointain écho d'une gavotte surannée ou d'un menuet vieillot que l'on joua jadis aux temps heureux du mariage de la fille du fabricant de faïence et du déco­rateur de cette pièce exceptionnelle, c'est le concert que les petits Hollandais recommencent chaque soir quand ils sont seuls et pour se consoler de leurs tri­bulations passées.

Rouen, 1894.

(texte non relu après saisie, 13.XII.09)

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