Paul Arène
(1843-1896)

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Le petit porteur d’huîtres
(1885)


DEPUIS longtemps, je la gardais en réserve pour une occasion, cette légende du petit porteur d’huîtres. Ses huîtres étant revenues avec l’R dans le nom du mois, l’occasion m’a semblé bonne, et je viens vous raconter la chose comme je l’ai recueillie, non plus sur les collines alpestres qui embaument le thym et la lavande, mais tout près d’ici, entre Notre-Dame de Lorette et les Buttes, le long de pentes où la brise se parfume de non moins agréables odeurs, le soir, à l’heure de la descente aux boulevards, en passant dans une forêt de rousses chevelures féminines.

Au temps jadis – il y a bien dix ans de cela, un siècle pour la chronologie parisienne ! – j’aimais parfois m’arrêter à mi-côte de l’interminable montée des Martyrs, devant une gazouillante et verdissante boutique. Fleurs et Poissons, telle était l’enseigne. Mais outre les fleurs de toutes sortes et les plantes grasses ou non qui formaient à sa devanture un fouillis de jardin féerique, outre les cyprins chatoyants qui, circulant avec une gracieuse paresse derrière les glaces de sa vitrine transformée en aquarium, avaient l’air, au travers des branches, de naviguer dans un bosquet, on y vendait encore – à l’usage et pour le caprice des galantes habitantes du quartier, des petits chiens blancs et frisés avec une faveur au cou, de grands aras crêtés de rouge vif, des oiseaux des îles et des singes.

On y vendait aussi des huîtres ; et, lorsque c’était la saison, tandis que les petits chiens aboyaient, que les oiseaux des îles chantaient, que les aras criaient, et que les singes prisonniers, la ceinture de cuir au ventre, grimaçaient en tendant leurs chaînes, les roses effeuillées au vent pleuvaient sur le varech des bourriches.

Un matin, au moment où les commerçants ouvrent leurs volets, la petite Nisida, une des plus jolies écuyères du Cirque Fernando, qui était descendue dans la rue, en pantoufles et en peignoir, afin d’acheter deux sous de lait frais pour sa chatte, la petite Nisida, les yeux encore ensommeillés, crut positivement continuer un rêve lorsque sous l’enseigne : Fleurs et Poissons, étincelante des feux de l’aurore, elle aperçut, au lieu du patron, un garçonnet de quatorze à quinze ans, ingénu, blond, beau comme le jour qui se levait ou comme le Prince Charmant des Contes. Elle s’arrêta sur le trottoir d’en face, près de la colonne à spectacles, oubliant son lait et sa chatte, et sans autre souci que de le contempler.

Après Nisida, qui avait des pantoufles roses et un peignoir bleu, vint une jeune première du théâtre Montmartre qui avait des pantoufles bleues et un peignoir rose. Après l’écuyère et la jeune première, il vint un modèle, deux modèles, dix modèles, trente modèles – c’est effrayant la consommation de modèles faite par les peintres vivant sur ces hauteurs ! – Puis, après les modèles, une innombrable quantité d’aimables personnes qui n’étaient pas modèles mais qui auraient pu l’être, à en juger d’après les insolentes saillies que poussait à travers l’étoffe leur poitrine naïve et sans corset, et d’après la ligne serpentine, souple et nerveuse qui, partie de la nuque aux frisons emmêlés, descendait ininterrompue, moulant la cambrure des reins et la grâce solide des épaules.

Ce matin-là, les chats attendirent, et les raffinés Parisiens qui, parmi les plaisirs de la journée, mettent au premier rang les rencontres et bonnes fortunes de l’heure des boîtes à lait, n’eurent pas sujet de regretter leur matinale flânerie.

Tranquillement et comme si de rien n’était, le jeune garçon s’était mis à ouvrir des huîtres qu’il déposait à mesure, grasses, tentantes et débordantes d’eau, sur un plateau en métal anglais. Puis, quand le plateau fut chargé d’une suffisante pyramide, l’enlevant du plat de la main, avec une dextérité d’équilibriste, il partit à travers cette haie de femmes qui s’ouvrit au passage et qu’il ne regarda même point, dans la direction de la place Vintimille.

A ce moment, le patron apparut et cria :

- « N’oublie pas, petit : Au 214, à l’entresol, chez la comtesse Ernesto... le nom est à la porte, sur une plaque de cuivre. »

L’énoncé de cette adresse fit passer dans l’assemblée un frisson de jalousie. Avec un léger bruit argentin, les boîtes à lait s’entrechoquèrent, et Nisada, parlant au nom de tous comme le chœur d’une tragédie, prononça ces paroles vertueusement indignées :

- « En voilà du joli, si maintenant les comtesses se mettent à se faire apporter des huîtres par des gamins pas plus grands que ça !... »

L’assemblée entière approuva. Si bien que, une demi-heure après, de tous les coins du quartier, pour toutes les maisons, à tous les étages, chez l’heureux patron de Fleurs et Poissons, les commandes d’huîtres affluaient.

Jusqu’au soir, le patron ne put suffire à ouvrir des huîtres, non plus que son épouse à éventrer des bourriches ; et le petit porteur, – faisant le va-et-vient, son plateau à la main, montant des escaliers tendus de moelleux et discrets tapis, sonnant à des portes d’où, quand on les ouvrait, s’exhalaient des parfums suaves, et sur le seuil desquelles venaient le recevoir des formes blanches, – le petit porteur se disait :

- « Mais qu’est-ce qu’elles ont, toutes ces dames-là, qu’est-ce qu’elles ont donc aujourd’hui à être ainsi enragées pour les huîtres ! »

Car il était tout neuf à Paris, le petit porteur, neveu du patron. Et certes, la veille encore, quand voulant l’initier au commerce, son oncle était allé le chercher dans le hameau, près de Chevreuse où, la gaule à la main et le plus souvent sans souliers, il gardait les vaches au bord de l’Yvette, on l’eût fort étonné en lui prédisant ce que lui réservait la destinée.

Il s’y fit néanmoins : il s’y fit peu à peu.

Plusieurs mois durant, sans une plainte, sans hésitation ni défaillance, le vaillant garçon porta ses huîtres. Et cependant jamais – les statistiques en font foi ! – jamais dans l’enchevêtrement de rues et de ruelles, aimablement peuplées, que le Moulin de la Galette semble bénir de ses grands bras, on ne mangea tant d’huîtres que cette année.

Toujours beau et même plus beau qu’au début, car il avait légèrement pâli et maigri, toujours à son poste dès l’aurore, au milieu des fleurs, dans le réveil des chants d’oiseaux, du matin jusqu’au soir, le petit porteur d’huîtres attendait. De temps en temps une femme s’arrêtait, en coquet négligé de voisine, rougissante et emmitouflée.

- « Cinq douzaines au 14 de la rue Blanche, pour dix heures et demie précises ! » criait du fond de la boutique la voix joyeuse du patron. Et à dix heures et demie précises, le petit porteur se mettait en route, ses cinq douzaines sur un plat, pour le 14 de la rue Blanche, le regard perdu dans un rêve, avec quelque chose de la résignation à la fois heureuse et terrifiée de la Pythonisse qui va monter sur son trépied.

Un matin on ne vit pas le petit porteur d’huîtres. Les gens s’étonnèrent d’abord parce que la saison des huîtres n’était pas finie. Puis, son absence se prolongeant, l’étonnement fit place à l’inquiétude.

Interrogé, le patron qui d’ailleurs avait fait fortune en ces quelques mois, répondit assez vaguement que le petit était retourné au pays, chez sa mère... que rien n’est fatigant à cet âge comme de monter des huîtres tout le temps, qu’il avait besoin de l’air de la campagne, et que peut-être il ne reviendrait plus.

Alors, – car  personne ne pouvait se contenter d’une explication aussi simple, – les commentaires allèrent leur train. Il courut des bruits d’enlèvement et de départ pour l’Italie avec une princesse de théâtre ou une grande dame russe. Les uns tenaient pour la comédienne, les autres pour la grande dame, mais tous étaient d’accord sur la question d’enlèvement.

Peu à peu cependant l’opinion générale s’établit que le petit porteur d’huîtres était mort, comme meurent ceux qui furent aimés des dieux, par un beau soir, à la fleur de l’âge. Sa perte fut longtemps pleurée. Et même un poète qui savait le latin lui composa cette épitaphe païenne, à l’imitation de celle si touchante du petit danseur Septentrio qu’on peut lire à Antibes, sur un tombeau encastré dans le mur de l’Hôtel de Ville :


AUX DIEUX MANES
D’UN PETIT PORTEUR D’HUITRES
QUI, RUE DES MARTYRS, TOUTE UNE SAISON,
PORTA DES HUITRES ET FIT PLAISIR.


(texte non relu après saisie, 28.XI.09)

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