Fernand Chaffiol-Debillemont
(18..-19..)

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Charles Asselineau
Un pêcheur d'ombres
(1952)

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Un appel de chasseurs perdue dans les grande bois.
(Charles BAUDELAIRE.)

Dans la galerie de portraits des hommes de lettres de son temps, intitulée de A à Z, Monselet écrivait ces lignes sur son vieux camarade Charles Asselineau :

Les délicats garderont sa mémoire et, tôt ou tard, il se trouvera certainement quelqu'un pour consacrer à ses œuvres - plus nombreuses qu'on ne croit - une étude complète qui montrera l'homme de goût et d'émotion.

Il ne semble pas que jusqu'à ce jour on ait mis beaucoup d'empressement à interroger cette sympathique figure. Il y a là une indifférence coupable envers l'auteur de la Bibliographie romantique, que tous les amateurs consultent et que certains pillent en secret. C'est le sort réservé aux livres de ce genre. Chacun savoure le plat sans remercier le cuisinier. Quant à l'œuvre entier d'Asselineau, beaucoup moins étendu que ne l'affirme Monselet, il ne mérite guère une étude en profondeur. N'accablons pas d'une lourde couronne de fleurs un front qui n'aspire qu'à un brin de laurier.

Cependant dans une suite de recherches sur les oubliés de l'Ecole de 1830, le masque de Charles Asselineau s'impose. Il nous sourira dans sa barbe et le regard malicieux de ses petits yeux bridés, d'un dessin un peu chinois, soutiendra nos efforts.

François-Alexandre-Charles Asselineau naquit à Paris, le 13 mai 1820, à l'Hôtel des Postes, rue Jean-Jacques Rousseau, où son père était médecin de l'administration. Celui-ci, par la suite, devint médecin de l'hôpital Saint-Louis. Naturellement le fils était destiné à marcher dans les pas de son père. Après ses humanités au collège Bourbon, Charles Asselineau fit un loyal essai, mais il ne tarda pas à abandonner la lancette pour la plume, tout comme Sainte-Beuve. Une petite fortune lui permit de se consacrer aux lettres, suivant ses dilections particulières.

Afin de mieux satisfaire sa naissante passion, il s'installa rue Sainte-Anne, à deux pas de la Bibliothèque Nationale, où il passa de douces heures bénédictines. Il avait dédié sa jeunesse à l'érudition. Charles Asselineau explora d'abord la poésie de la décadence latine, ce qui l'entraîna à chérir les plus obscurs des écrivains de son siècle, ceux que la renommée avait injustement négligés. Dans ce sanctuaire il se lia avec quelques déchiffreurs de grimoires, entre autres Monselet qui, bien que son cadet, eut vite fait de prendre la tête de cette phalange d'élite.

Asselineau courut alors les rédactions des petits journaux qui hospitalisaient les fantaisies des poètes et les trouvailles des chercheurs. Il y publia une étude sur Lazare Bruandet, peintre de l'Ecole française (1753-1803).

D'un esprit biscornu, le séduisant projet
Qui de, tant de héros va choisir Bruandet.

Ce distique, digne de Boileau, lui fut décoché par Baudelaire et figure sur la page de garde de l'exemplaire appartenant à l'auteur (Paris. Dumoulin, 1855 in-8). Puis se succédèrent à un rythme accéléré, une monographie de Boulle, l'ébéniste, une résurrection de Jean Schelander, poète verdunois, une notice sur Furetière, qui devait accompagner, plus tard, une réédition du Roman Bourgeois, une histoire du sonnet, etc... Asselineau était un spécialiste des notices ; il en composa d'excellentes qui sont les modèles d'un genre où s'illustrèrent les de Lescure, les Octave Uzanne et tant d'autres polygraphes infatigables que nous n'honorons pas assez.

Tant de bons travaux auraient été perdus, dispersés qu'ils étaient dans des feuilles éphémères ou des plaquettes tirées à petit nombre, si Asselineau n'avait rencontré l'imprimeur Poulet-Malassis d'Alençon qui, ancien chartiste, était friand de ces miettes de l'histoire. Dès lors, il appartint corps et âme à cette maison d'édition qui, sous la marque « Concordia Fructus » publia entre 1854 et 1863 les oeuvres des meilleurs poètes de l'époque, quelques romans ésotériques et naturalistes, des curiosités bibliophiliques et des mémoires historiques. La lecture de son catalogue est un régal pour l'amateur qui rêve d'éditions correctes et soignées et collectionne les frontispices.

Certes, Poulet-Malassis ne joua pas dans le mouvement littéraire du Second Empire un rôle aussi prépondérant que celui d'un Renduel pour le romantisme, d'un Lemerre pour le Parnasse, d'un Vanier et d'un Vallette pour le symbolisme. Cependant dans une époque de transition, sa librairie fut un carrefour où Théophile Gautier et Sainte-Beuve venaient tendre la main à Leconte de Lisle et à Théodore de Banville. Je mets à part Baudelaire, dont le génie survolait son temps. La publication des Fleurs du Mal reste le plus haut titre de gloire de cet éditeur singulier.

Car c'était un homme follement entreprenant qu'Auguste Poulet-Malassis, dit Coco-mal-perché. Son beau-frère de Broise, effrayé de ses initiatives, s'efforça de modérer ses ardeurs, sans pour cela éviter la déconfiture. Afin d'étendre son champ d'action - pouvait-il jusqu'à la fin de ses jours se contenter d'imprimer le Journal d'Alençon ? - cet ami des poètes (très dangereux pour un éditeur) vint s'établir à Paris, d'abord à un entresol de la rue des Beaux-Arts, puis à un rez-de-chaussée, au coin du passage Mirès (aujourd'hui passage des Princes) et de la rue Richelieu. En vérité, la boutique avait une physionomie des plus parisiennes. Tous les auteurs de la maison, dans des médaillons peints à l'huile sur carton, étaient alignés au-dessus des casiers de livres, sous les moulures du plafond. Victor Hugo, le dieu, le grand exilé qui là-bas, dans l'île, règne sur les lettres, présidait cette galerie de portraits d'hommes célèbres ou en voie de l'être. Entre les visages glabres de Leconte de Lisle et de Banville, Asselineau, barbu, chevelu, représentait l'attardé de 1830, celui à qui Théophile Gautier avait donné l'investiture en lui dédicaçant de la sorte un exemplaire d'Albertus :

A Charles Asselineau au dernier des romantiques, l'un des plus anciens et premiers et romantiques.

Certaines âmes ne se réchauffent qu'aux feux des soleils couchants.

Cependant l'érudit aimable et savant estima un jour qu'il pouvait aborder le roman. Sous l'influence de Swedenborg, qu'à un moment il pratiqua beaucoup, à l'exemple de Balzac, il écrivit une suite de nouvelles : La Double Vie.

Ce charmant petit livre, disait Baudelaire, personnel, excessivement personnel, est comme un monologue d'hiver murmuré par l'auteur, les pieds sur les chenets.

Plus tard, Asselineau présenta la Ligne brisée, « histoire d'il y a trente ans », avec l'espoir que la postérité préférerait ses oeuvres d'imagination à ses études bibliophiliques. Hélas ! il se trompait. L'esprit de ce causeur délicieux qui, dans les réunions d'hommes de lettres, charmait, amusait, éblouissait parfois, se refroidissait devant la fiction. Il aima trop les livres, c'est ce qui le perdit. En paraphrasant un mot célèbre, je dirai qu'il n'est pas de plus belle destinée pour un écrivain que celle qui commence par la poésie et finit par l'érudition. Asselineau, dès sa jeunesse, avait stérilisé ses facultés, créatrices. Aussi ce n'est pas par ses contes, d'une écriture élégante et d'un tour philosophique, qu'il s'est fait une réputation. Une fantaisie, telle que l'Enfer du bibliophile, donne mieux sa mesure. Mais, en vérité, sa plume vaillante n'avait d'ailes que pour venir au secours d'une infortune ou d'une injustice littéraires.

Si son imagination était quelque peu asséchée, par contre son coeur ruisselait de sympathie. Son amitié pour Baudelaire fut sans défaillance. Par l'intermédiaire du peintre Du Roy, qui a laissé un très expressif portrait de Baudelaire à l'âge de vingt-cinq ans, il lia connaissance avec le poète au Salon de 1845. Dès lors, il s'attacha à cet esprit tourmenté, et lui resta dévoué par delà la mort. Les vers de Baudelaire, qui circulaient déjà dans les petites revues, avaient attiré l'attention d'une élite dont le rôle est de donner au talent ses lettres de noblesse. N'oublions pas que la plupart des poèmes des Fleurs du Mal ont été composés entre 1841 et 1846 et que le recueil de 1857 est en somme une œuvre de jeunesse. Cette célébrité souterraine, si j'ose dire, n'est pas un phénomène unique. Stéphane Mallarmé et Paul Valéry ont marché vers leur gloire d'un même pas discret. Certaines étoiles, avant de briller au regard de tous, accomplissent parfois une course mystérieuse.

Asselineau, par vocation, était l'ami des bons et des mauvais jours. Il soutint Baudelaire dans l'adversité ; et lorsque son malheureux compagnon lui apparut sur le quai de la gare du Nord, venant de Bruxelles, à moitié paralysé, frappé d'aphasie, s'appuyant du bras gauche sur Alfred Stevens, tandis que l'autre bras pendait inerte, lorsqu'il entendit le cri strident qui le saluait, son coeur fut déchiré et jamais plus ne se cicatrisa. Il assista le poète dans ses derniers moments, accompagna sa dépouille mortelle jusqu'au cimetière Montparnasse, puis, après Banville, prononça un discours où les sanglots étouffaient sa voix.

Il estima qu'il n'avait pas terminé sa tâche. Deux ans plus tard, en 1869, paraissait chez Lemerre la première étude intelligente sur Baudelaire. Ce n'était encore qu'une stèle aux lignes pures, où la physionomie du poète rayonnait à travers son œuvre. Biographie de l'esprit, affirmait-il, c'est-à-dire que l'anectote en était sévèrement bannie. J'aime assez cette réserve. Un artiste sort toujours mutilé, amoindri, des mains expertes d'un chercheur de tares.

Aussi le nom d'Asselineau ne peut être séparé de celui de Baudelaire dont cet exégète entreprit la déification. Le mot n'est pas trop fort pour un livre qui s'achève sur ces paroles :

Il reste à ses amis son œuvre, son souvenir et le bonheur d'avoir vécu dans la confidence d'un esprit rare, d'une âme élevée, forte et sympathique, d'un de ces génies d'exception sans pairs ni sans analogues, qui poussent en ce monde des fleurs magiques dont la couleur, dont la feuille et le parfum ne sont qu'à elles, et qui disparaissent comme elles sont nées, mystérieusement ; de l'un des hommes, en un mot, les plus complets, les plus exquis et les mieux organisés qui aient été donnés à ce siècle.

Que l'émotion ait fait un peu trembler sa plume, excusons Asselineau qui parlait encore devant une tombe ouverte et avait à venger la mémoire du grand persécuté, victime de la sottise prudhommesque de ses contemporains. Souvenons-nous que le stupide Gustave Bourdin, gendre de Villemessant, avait déclenché l'infâme procès en écrivant dans le Figaro (5 juillet 1857) un article sur Les fleurs du Mal où, entre autres gentillesses, on relevait ces mots :

L'odieux y coudoie l'ignominie, le repoussant s'y allie à l'infect.

Pauvre folliculaire à la solde de la morale bourgeoise ! Ah! on manquait plutôt d'atticisme sous le Second empire...

« O Mort, vieux capitaine, il est temps, levons l'ancre. »

Ce vers a dû hanter les derniers jours d'Asselineau. Depuis quelques années il avançait dans une allée de cyprès. Cet homme qui, je le répète, avait le culte de l'amitié, résistait mal aux coups qui éclaircissaient les rangs de ses compagnons d'armes. Peu de mois après Baudelaire, Philoxène Boyer, poète mineur dont il chérissait l'enthousiasme, s'en allait à quarante-deux ans. En 1872, Théophile Gautier, glorieux soldat de la bataille d'Hernani, mourait après une lente agonie. Puis voici que Philarète Chasles disparaissait à son tour, sans que le public s'en émût. Cette indifférence à l'égard d'un des plus valeureux érudits du temps lui fit mesurer l'inanité de l'effort. Par parenthèse, Philarète Chasles essayait de se survivre en laissant des Mémoires où il ne se montre pas très tendre envers les personnages qu'il avait approchés. Enfin Célestin Nanteuil, prince des vignettistes, qui venait d'orner d'une eau-forte le Voyage en Italie d'Asselineau, s'éteignait solitairement et le romantisme perdait son dernier flambeau.

En son logis de la rue du Fossé-Saint-Germain, Charles Asselineau pouvait encore trouver une consolation dans le commerce des livres qu'il avait amoureusement choisis. Mais une bibliothèque apparaît comme une assemblée de figurants muets lorsqu'il n'est plus d'amis pour partager vos goûts et entretenir l'illusion. L'heure sonne dans le silence : « un grand sommeil noir tombe sur la vie ».

La tristesse, le découragement hâtèrent sa fin. Asselineau se sentait exilé de sa patrie intérieure. Après un pénible hiver, il s'en alla faire une cure à Châtel-Guyon où il mourut le 25 juillet 1874, à l'âge de 54 ans. Il fut enterré au cimetière Montparnasse et Théodore de Banville, qu'il admirait à l'égal de Baudelaire, lui adressa un dernier adieu.

Charles Asselineau, à mon avis, reste l'homme d'un seul livre, mais c'est un livre d'amour. Il s'intitula tout d'abord Mélanges tirés d'une petite bibliothèque romantique, à l'instar de celui de Charles Nodier, et parut chez Pincebourde (1866), tirage à petit nombre (381 exemplaires), précédé d'un frontispice de Célestin Nanteuil. Épuisé rapidement, une seconde édition augmentée fut publiée en 1872 par les soins de Rouquette, avec une eau-forte de Bracquemond, tout à fait dans le style pathétique de 1830. Tel est son monument littéraire que les ans n'ont pas dégradé, dont chaque pierre est taillée avec art par un érudit passionné. Ces pages racontent les jours heureux d'un chercheur, ses haltes chez les libraires, ses fouilles dans la boîte à cinq sous qui n'est plus qu'un souvenir de l'âge d'or de la bibliophilie. Les marchands étaient alors les humbles collaborateurs des bons polygraphes ; chaque casier recélait des trésors. Leurs modestes transactions avait un parfum de philanthropie.

Charles Asselineau en déclarant qu'on ne fait pas un tel livre, mais qu'il se fait de lui-même, a voulu laisser entendre discrètement qu'il n'avait établi qu'un catalogue raisonné de ses collections. Peste ! on souhaiterait de rencontrer souvent des bibliophiles aussi avertis.

Certes ses exhumations ne sont pas toutes d'un égal bonheur. Il est permis de s'aveugler sur les mérites d'un obscur écrivain qu'on s’efforce de tirer de la nuit avec une louable habileté. Je doute que Les Lucioles de Théodore Guiard, cet aigle de collège, ce lauréat feuillu et fleuri, éveillent encore des convoitises et que La Strega d'Ernest Fouinet ne soit, autre chose qu'une curiosité littéraire. Eusèbe de Salles, Antoine Fontaney, Théophile de Ferrières, dont le talent était moins incertain, semblaient dignes d'une main secourable. En parcourant le champ de bataille romantique, l'intention de Charles Asselineau n'a-t-elle pas été de brosser un tableau intime de cette épopée et de nous faire voir l'envers du décor ?

Le plus sensationnel sauvetage fût celui de Gaspard de la Nuit de Louis Bertrand. Rappelons en passant, bien qu'elle soit connue, l'aventure de cette oeuvre. On en ferait une complainte pour ceux qui gravissent péniblement les sentiers du Parnasse.

Louis Bertrand menait à Dijon une existence assez précaire de polémiste et de rimeur, alimentant de sa prose et de ses vers les feuilles locales, Le Patriote de la Côte-d'Or et Le Provincial, lorsqu'il s'avisa, comme tant d'autres, de conquérir Paris. Grâce à Sainte-Beuve, il fut mis en rapport avec l'éditeur Renduel qui, dès 1833, annonçait la publication de Gaspard de la Nuit. En effet ce titre figure au dos de la couverture du Balcon de l'Opéra de Joseph d'Ortigue, en compagnie de Rossignol Ier de Pétrus Borel.

Possédé de la noble maladie du scrupule artistique, Louis Bertrand continuait cependant à ciseler et repolir ses phrases, si bien que le manuscrit ne fut livré qu'en 1836. Renduel le lui paya, une somme modique il est vrai ; c'est tout ce qu'il fit pour l'auteur. Pourquoi ne s'empressa-t-il pas de lancer Gaspard de la Nuit qui était bien aux couleurs de la Maison ? Est-ce par indolence professionnelle ou par désaffection pour les hardiesses littéraires ? Les éditeurs ont de ces caprices. Ils impriment du Polydor Bounin ou Un accès de fièvre d'une Juliette Bécard et négligent un petit chef-d'oeuvre. Rien ne put attendrir l'impavide Renduel, pas même un sonnet que lui adressa Louis Bertrand et qui sert de socle à la renommée de l'éditeur.

Le poète que la phtisie minait avait dû faire à deux reprises un séjour à l'hôpital ; le sort de son livre le consumait parallèlement. Sainte-Beuve, ému de ses plaintes, écrivit en avril 1841 à Renduel pour lui demander de faire paraître dans le plus bref délai Gaspard de la Nuit afin de donner cette ultime satisfaction au malheureux que la tombe guettait. Mais le manager des romantiques avait abandonné le sport. Atteint dans sa santé, il liquidait son affaire pour se retirer, jeune encore (il avait quarante-deux ans), dans sa terre de Beuvron. Six semaines après la lettre de Sainte-Beuve, dans les premiers jours de mai, Louis Bertrand mourait à l'hôpital Necker.

Le récit de ses obsèques semble une page échappée à un roman noir de Lewis ou de Maturin. David d'Angers, qui ferma les yeux de son ami, fut seul à l'accompagner à sa dernière demeure. Pendant la brève cérémonie à la chapelle, un orage épouvantable se déchaîna. Eclairs, tonnerre, enfer et damnation. Il fallut attendre ensuite trois quarts d'heure l'arrivée du corbillard ; puis sous une pluie torrentielle, le char s'achemina vers le cimetière de Vaugirard. Et David d'Angers termine sa relation, par cette apostrophe :

Deux hommes prirent le cercueil et le confièrent à l'une de ces bouches altérées et béantes toujours prêtes d’engloutir Indistinctement le crime, la vertu, de génie et l'ignorance stupide.

On ne fait pas mieux dans le genre.

Le mauvais sort devait poursuivre Louis Bertrand à travers son oeuvre même.

Victor Pavie, imprimeur à Angers, qui avait de nombreuses attaches dans le cénacle romantique, se chargea de publier, à ses frais, Gaspard de la Nuit. Il pria Sainte-Beuve de repêcher le manuscrit chez l'éditeur ; on le retrouva sous une pile de romans, de drames, de poésies qui étaient voués au néant. La femme de David d'Angers le remit au net et Victor Pavie en fit une édition soignée que nous pouvons considérer comme une réussite typographique. Sainte-Beuve écrivit une préface qui figure dans ses Portraits littéraires. Comme épilogue, reprenant le vieux mythe de Comatas, le chevrier qui, d'avoir trop sacrifié ses chèvres aux Muses, fut enfermé par son maître dans un coffre où les abeilles vinrent le nourrir de leur miel, il invitait les poètes à ne pas trop compter sur cette charité, car :

De nos jours, trop souvent aussi, pour avoir voulu sacrifier imprudemment aux Muses, on est mis à la gêne et l'on se voit pris comme dans un coffre ; mais on y reste brisé et les abeilles ne viennent plus.

Cet avertissement fut longtemps dédaigné par les amants des Muses, bien que depuis quelques années le martyre poétique soit en nette regression. Certains expliquent ainsi à leur façon la mort de la Poésie.

Le livre de Louis Bertrand, sous couverture verte ou grise, à l'enseigne de Victor Pavie, rue Saint-Laud à Angers, et de Labitte, quai Voltaire à Paris, parut en 1842. Malgré la préface d'un maître de la critique, il eut une carrière sans éclat. Quelques exemplaires firent escale à Lyon, chez un nommé Boitel qui dirigeait la Revue des Lyonnais, et à Dijon, où le souvenir de l'auteur n'était pas tout à fait effacé. Emile Deschamps lui consacra une page dans la France Littéraire du 20 juillet 1843. Et ce fut le silence. Suivant l'expression de Victor Pavie, « Gaspard de la Nuit fut l'un des plus beaux désastres de la littérature contemporaine ». On écoula 20 volumes sur 500. Les boites des quais en furent encombrées.

L'œuvre venait trop tard. La chute des Burgraves avait sonné le glas du romantisme flamboyant. L'astre placide de Ponsard se levait à l'horizon. Musset et Vigny s'étaient tus. Jules Sandeau s'assagissait, Balzac édifiait sa Comédie humaine et George Sand, ce reflet, tournait au socialisme avant de se renouveler dans l'idylle champêtre. On était rebattu des tours gothiques, des bambochades flamandes et des cloches dans la nuit. Le romanesque changeait de camp et de style. On comprend qu'en 1843 les Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot aient fait naufrage.

Ce fut l'honneur de Charles Asselineau d'avoir ramené cette épave sur la rive. Non seulement il la plaça en évidence dans son Musée romantique, mais il la remit à flots, avec une voilure neuve qui est sa propre notice et, pour oriflamme, une eau-forte de Félicien Rops (édition Pincebourde, 1866). Depuis, Gaspard de la Nuit a connu une heureuse fortune ; les illustrateurs ont rivalisé sur son texte, et l'œuvre de Louis Bertrand vogue triomphalement sur l'océan des âges, suivant le formule consacrée.

Dans la préface de 1866 de la Bibliographie romantique, Asselineau écrivait :

Je serai moqué peut-être pour mes prédilections, mes enthousiasmes. Cela m'est égal. Je suis consolé et vengé d'avance par les plaisirs que j'ai eus comme lecteur et comme curieux.

Bien loin d'être moqué cet excellent homme entraîna à sa suite une légion de chercheurs et de critiques, plus savants les uns que les autres. Gloire aux vaillants, aux intrépides qui n'ont pas craint de secouer la poussière des rayons obscurs où sommeillaient tant de livres dédaignés !

Et ce cher envoûté du romantisme achevait sa profession de foi sur ces mots :

Ces livres, je les aime. Ils sont mes favoris, mes classiques. Je les ai quêtés, recueillis, triés sur le volet ; je les ai fait habiller de mon mieux par les meilleurs tailleurs pour livres. Au grand jour de ma vente après décès, les amateurs rechercheront les exemplaires de cette collection d'originaux.

Du 1er au 3 décembre 1875, on fit à sa bibliothèque d'imposantes funérailles. Le catalogue qui contenait 503 numéros avait été établi par des libraires compétents ; deux portraits d'Asselineau dont l'un par Félix Régamey, une notice bio-bibliographique de Maurice Tourneux et une oraison funèbre en vers de Théodore de Banville célébraient l'érudit et l'ami. Bref, le plus pertinent hommage qu'on pût rendre à cet homme de goût.

La vente produisit environ dix mille francs, un joli denier pour l'époque. Je crois cependant qu'Asselineau qui avait revêtu ses éditions originales de maroquin, reliures signées Lortic, Capé, Masson, Debonnelle, etc., eût été déçu., Voici, à titre de curiosité, quelques prix :

BARBEY D'AUREVILLY : l'Amour impossible (1841)      F. 11
GÉRARD DE NERVAL : les Filles du Feu (1854)                    9
VICTOR HUGO : les Orientales (1829)                                 80
VICTOR HUGO : les Chants du Crépuscule (1835)               12
SAINTE-BEUVE : Volupté (1834)                                          8
GEORGE SAND : Lelia (1833)                                                9
STENDHAL : Histoire de la peinture en Italie (1887)              12
A. DE VIGNY : Chatterton (1835)                                         13
FLAUBERT : Madame Bovary (1857)                                   12
FLAUBERT : l'Education Sentimentale (1870)                          9
LOUIS BERTRAND , Gaspard de la Nuit (1842)                  22

Les enchères les plus élevées furent obtenues par deux excentriques :

LASSAILLY : les Roueries de Trialph (envoi à Vigny)        F. 355
PHILOTÉE O'NEDDY : Feu et Flamme (envoi et lettre)         300

Enfin la palme fut décernée à la Bibliothèque romantique (Edition 1872) : F. 345. Il est vrai que l'exemplaire sur papier vergé était « truffé » de 5 lettres autographes de Baudelaire, Gautier, etc., et de 135 figures, frontispices, vignettes des petits maîtres du livre, tels que Tony Johannot, Gigoux, Célestin Nanteuil, etc... Tout le romantisme défilait dans ces gracieuses images : une revue des défuntes années.

Si les amateurs se montraient quelque peu réticents, c'est qu'en 1875 le romantisme manquait encore de perspective. Une époque littéraire ne se transfigure que par l'éloignement ; alors, baignée dans une douce lumière, sa couleur, sa ligne déterminent nos nostalgies. Maintenant les éditions romantiques sont classées. Parfois on constate quelques fluctuations dues à la mode qui régit le snobisme. Par exemple on a vu une baisse sur les Hugo et les Lamartine, tandis que les Stendhal et les Nerval étaient fort recherchés. La rareté des oeuvres des excentriques (Forneret, Petrus Borel) soutient la cote. Néanmoins aucun point noir à l'horizon. Notre temps est d'essence trop romantique pour renier ses origines.

Après cette digression, je reviens à Asselineau qui, dans le Paradis des gens de lettres, guette ma péroraison, en souriant de ses petits yeux plissés.

J'ai un peu trop insisté sur les tristesses de ses derniers jours ; cela donne à mon portrait une teinte bitumeuse qui altère la ressemblance. En vérité, Charles Asselineau fut un homme heureux. Il avait une modeste fortune, pas mal d'esprit et beaucoup de cœur. Il ne fut pas astreint aux besognes serviles ; il a écrit à son heure, pour son plaisir. Ce sédentaire visita avant de mourir l'Italie et poussa jusqu'à Constantinople. Enfin son voeu le plus cher fut exaucé : il fut nommé sous-bibliothécaire de la Mazarine. Il la sauva même du pillage pendant la Commune. (Quand on lui rappelait  cet épisode, il en attribuait tout le mérite au concierge.)

Deux passions remplirent sa vie : l'amitié et la bibliophilie. J'ai tout dit sur la première. Quant à la seconde, d'une nature moins rare, elle inspire une égale sympathie. Charles Asselineau ne se borna pas à signaler les ouvrages qu'il avait rassemblés, mais il se donna la peine (ou le plaisir) de les lire, de les analyser et d'en extraire les fugitives beautés.

Dans la comédie littéraire, il a joué le rôle des utilités. Que de sorties eussent passé inaperçues, s'il n'y avait à la porte du salon, ouverte sur les jardins de la nuit, un hôte courtois qui salue le départ de chaque invité et jette, à travers le temps, un titre, un nom, afin que ceux-ci restent gravés dans la mémoire des hommes. L'emploi est ingrat ; aussi ne soyons pas ingrats pour l'acteur qui le tient avec dignité et finesse.

Théodore de Banville a dédié à Asselineau une de ses odelettes dont voici les deux premières strophes :

Vainement tu lui fais affront,
Votre brouille m'amuse,
Car je reconnais sur ton front
Le baiser de la Muse.

Tout est fini, si tu le veux,
Mais que le vent les bouge,
On le voit sous tes cheveux,
La place est encor rouge.

C'est sur le rythme pimpant de ces petits vers que le « dernier des romantiques » a passé le sombre portique pour entrer dans la lumière.

(texte non relu après saisie. 30.12.06)

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