Jacques Bainville
(1879-1936)

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Le Sultan et sa nourrice
(1926)


Il y avait une fois un pays dont il n'est pas besoin de dire le nom car vous le connaissez bien.

Jadis, ce pays avait eu des sultans qui se succédaient de père en fils. Puis il avait renoncé à cette coutume et l'on avait élu le sultan.

Les partisans du nouveau système disaient aux partisans du système an­cien que tout devait aller mieux qu'au temps où le chef de l'Etat était pris dans la même famille, puisque, gouverné tantôt par un vieillard, tantôt par un enfant, le royaume était en outre exposé à l'être par un idiot ou par un fou. Ils soutenaient donc qu'il était raisonnable de choisir le sultan parmi les hommes les plus capables et les plus éclairés.

Or ce pays, qui avait eu, en mille ans, quarante princes de la même fa­mille, eut, en un demi-siècle, une douzaine de rois qui devaient être élus pour sept ans. Mais trois ou quatre seulement achevèrent leurs sept années et voici ce qui arriva à chacun d'eux.

Le premier fut renversé au bout de vingt mois parce qu'on le trouvait trop intelligent. Le deuxième, qui avait été choisi parce qu'il était militaire, fut, pour cette même raison, chassé peu de temps après. Le troisième dut s'en aller parce que son gendre était un voleur. Un assassin abrégea la magistrature du quatrième. Le cinquième resta au pou­voir quelques mois seulement et partit de lui-même, on dit par dégoût. Le sixième fut trouvé mort très subitement. Le septième fut élu parce qu'il était le plus bête et le huitième parce qu'il ne se mêlait de rien. Alors le désordre s'étant mis dans les affaires publiques et l'ennemi étant devenu menaçant, on en choisit un neuvième qui avait la réputation d'être énergique et d'avoir des poings robustes.

Cependant, il éclata une guerre plus terrible que toutes celles qu'on avait jamais vues. On réussit, non sans peine, à chasser l'envahisseur. Après quoi vint un dixième sultan, qui bientôt fut dé­posé parce qu'on prétendait qu'il avait des visions cornues.

Les choses commençaient à aller fort mal. L'ennemi ne payait pas le tribut auquel il avait été condamné pour ré­parer les dommages que l'Etat avait subis. C'est alors que fut élu Mihl-er-­Rhan. Son nom, qui signifie " le Tau­reau Victorieux " , fut salué de longues acclamations. Voici, disait le peuple, l'homme qui fera rentrer le tribut, par qui nous serons soulagés de l'impôt et qui rendra le pain moins cher.

Mihl-er-Rhan avait de la bonne volonté. Mais il avait le tort d'accorder une confiance aveugle à ses vizirs qui le trahissaient et le volaient à l'envi. Aussi le tribut ne rentrait pas mieux qu'avant, les impôts étaient de plus en plus lourds et le pain de plus en plus cher.

Et ceux qui avaient soutenu que le meilleur système était d'élire le sultan se répandirent dans le pays en disant : " Tout cela est la faute de Mihl-er-Rhan. Il faut le renverser et le remplacer par un serviteur du peuple qui prenne le parti des pauvres contre les riches. Après quoi tout ira bien. "

Il advint comme ils avaient dit, sauf pour leurs promesses remplies de vent. Les agitateurs détrônèrent Mihl-er‑Rhan, avec l'aide de ses faux amis, les mauvais vizirs. Et Mihl-er-Rhan quitta son palais en gémissant.

Il prenait la foule à témoin que la loi avait été violée en sa personne. Mais la foule ignorait la loi et elle espérait avoir un plus gros poids de pain pour la même somme d'argent.

Cependant le trône, étant vide, fut escaladé par un petit homme né dans la province du Sud et qui s'appelait Al-­Gastouni, c'est-à-dire le Subtil ou le Rusé. Al-Gastouni fit venir les agitateurs qui avaient chassé Mihl-er-Rhan de son palais et il les chargea de diriger l'Etat.

Les agitateurs, devenus ministres, comblèrent de cadeaux leurs partisans et mirent le trésor public au pillage.

Quand il n'y eut plus d'argent, ils ca­chèrent la vérité. Et ils fabriquèrent secrètement de la fausse monnaie. Alors il fallut, pour avoir une livre de pain, donner des sommes plus grandes qu'a­vant. Le peuple commença à murmurer et Al-Gastouni fut pris d'inquiétude.

Les agitateurs n'étaient pas moins inquiets que lui. C'est pourquoi ils lui conseillèrent de rappeler un certain Joseph qui était exilé dans le district de Sarth parce qu'il avait jadis conspiré contre un sultan. Selon la rumeur pu­blique (mais ce n'était qu'un bruit ré­pandu par lui-même), Joseph possédait une recette merveilleuse pour rendre les marchandises moins chères et faire de l'or avec du papier.

Comme les autres sultans, Al-Gas­touni avait peur de Joseph qu'on savait ambitieux, dénué de scrupules et capa­ble de supprimer les adversaires qui le gênaient. Al-Gastouni, ayant pesé tous les périls et tous les maux, se résolut cependant à tenter l'aventure. On alla dans le district de Sarth chercher Joseph. Et la détresse était si grande que tous, riches et pauvres, dans l'attente d'un sau­veur, voulaient voir en lui un magicien.

Mais il apparut bientôt qu'il ne con­naissait aucun remède, sinon de dire à tous : " Patientez. Serrez votre cein­ture autour de votre ventre. Privez-vous et tout ira bien. " Personne ne suivait ce conseil, que chacun trouvait bon seulement pour les autres. Alors, le trésor étant vide de nouveau, Joseph fabri­qua une plus grande quantité de fausse monnaie, en assurant, comme ses pré­décesseurs, que c'était pour la dernière fois.

Al-Gastouni, ainsi que le voulait son nom, n'était pas dépourvu de subtilité. Il comprenait bien que Joseph n'avait nullement guéri les finances et qu'il faudrait imprimer des quantités de plus en plus grandes de billets, tant qu'à la fin dix mille ne suffiraient plus pour avoir une simple poignée de riz.

Lorsqu'il se montrait au peuple, le sultan affectait la joie et la confiance. Au fond de son palais, il était rongé de soucis. Si bien qu'un jour, le voyant triste et bien jaune quant au teint, la vieille nourrice qui l'avait élevé dans la province du Sud lui dit :

- O mon maître, tes joues sont creuses et ton regard lointain. Tu dé­daignes les plats délicieux de ton cuisi­nier et tu délaisses ta favorite. Est-ce ainsi que doit être un sultan ? Que puis-je faire pour soulager ta peine ? Dis-moi. Parle. Tu sais que je te suis dévouée.

- O nourrice, répondit le sultan, la peine que j'ai n'est pas de celles que les vieilles comme toi consolent. Car j'au­rais besoin d'un conseil pour les affaires de l'Etat et tous ceux qui m'en donnent sont des menteurs ou des fripons.

Alors la nourrice rentra en elle-même et humblement elle dit :

- O mon maître, lorsque tu étais un tout petit garçon, il advint que tu tom­bas malade. On alla chercher à la ville prochaine un médecin qui apporta beau­coup de baumes et de potions. Mais loin de guérir, ta santé devenait toujours plus mauvaise et tes parents finissaient par désespérer. Un jour, un sage der­viche entra dans la maison et, après avoir observé ce qui s'y passait, il dit : " Ce petit garçon se portera bien lors­qu'il ne sera plus gâté par ses parents et par sa nourrice, lorsqu'il n'aura plus de friandises chaque fois qu'il en demandera et lorsqu'il suivra le régime que je vais dicter. " Alors le derviche prescrivit de l'eau pure et des herbes cuites. Il commanda que rien d'autre ne te fût donné, si perçants que fussent tes cris. C'est ainsi, ô mon maître, que tu es redevenu gras et rose. Les peuples sont comme les enfants. Il faut leur résister pour leur bien.

En entendant ces mots, Al-Gastouni sourit avec amertume.

- Vieille, dit-il, ta fable est sage. Mais le peuple est un enfant à mille têtes. C'est lui qui m'a mis dans ce palais et il m'en chassera, comme il a chassé Mihl-er-Rhan, si je veux lui im­poser des sacrifices et mettre fin aux prodigalités. Cependant je pressens que je serai empalé le jour où, pour dix mille des billets de Joseph, on n'aura même plus une bouchée de pain.

- S'il en est ainsi, dit la nourrice, l'Etat est bien malade et il n'y a pas à espérer de guérison. Mais toi, Sultan, qui donc es-tu, si, voyant le bien, tu laisses faire le mal ? Pourquoi es-tu sur ce trône et dans ce palais ? Jadis, dans mon village, on disait que tout irait mieux quand les sultans seraient élus au lieu de se succéder de père en fils. Seul le vieux derviche dont je t'ai parlé tout à l'heure soutenait que c'était une illusion. Je crois que le derviche ne s'était pas trompé.

A ces mots, Al-Gastouni entra dans une grande fureur. Il fit saisir sa nourrice par les gardes et ordonna qu'elle fût enfermée dans un cachot, de peur qu'elle ne répétât ce qu'elle lui avait dit.

- Car enfin, méditait-il en son coeur, je suis tout de même sultan, ce qui vaut mieux que d'être berger dans mon village. Et il n'est pas certain que je sois empalé. Qu'importe si le peuple se ruine et s'il gaspille les ressources de l'Etat ? C'est un grand garçon majeur et qui travaille pour son compte. S'il fait son malheur, cela ne regarde que lui. Je serais bien naïf de me tourmenter. A demain les affaires sérieuses et prenons le temps comme il vient.

Ce jour-là, il y avait une grande fête que l'on nomme Exposition. Le peuple y dépensait à profusion les billets de Joseph dans des amusements enfantins. Al-Gastouni se mêla à ces jeux avec un visage hilare et la foule se réjouit en disant :

- Amusons-nous comme le sultan lui-même. Quand l'Etat sera nu et dépouillé, quand tout le monde sera pauvre, nous le verrons bien et nous ne ferons de reproche à personne, puisque tel est notre bon plaisir. C'est ce qu'on appelle le gouvernement du peuple par le peuple, ou démocratie.
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(texte non relu après saisie - 24.12.07)

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