Honoré de Balzac
 (1799-1850)

leaf.gif

Voyage de Paris à Java
Fait suivant la méthode enseignée par M. Ch.Nodier
en son Histoire du roi de Bohême et de ses
sept chevaux, au chapitre où il est traité
par lui des divers moyens de transport
en usage chez quelques auteurs
anciens et modernes

(1832)


PRÉFACE

Au mois de novembre 1831, lors du bref séjour qu'il fit à la Poudrerie d'Angoulême, M. de Balzac rencontra chez ses amis Carraud un homme qui l'étonna prodigieusement et l'émerveilla par le récit de sa vie à Java.

Il n'eut jamais soupçonné qu'il pût exister de par le monde une île comme celle-ci, au printemps éter­nel et parfumé, une île des miracles, où tout se trouvait réuni pour la satisfaction des sens et le ravis­sement de l'âme : du café, du thé, de l'opium à profusion, et, dans le décor d'une végétation luxu­riante, des femmes belles et ingénûment luxurieuses qui ne pensaient qu'à l'amour et à la volupté, à quoi les incitaient sans cesse les senteurs enivrantes des fleurs et le chant divinement mélodieux des oiseaux.

Sept nuits de suite, calé, au coin du feu, dans un bon fauteuil, M. de Balzac avait écouté M. Grand-Besançon évoquer l'heureux temps où, dans son palais de Batavia, tout tapissé de cachemires écla­tants, il coulait des jours fortunés, bercé par le con­cert des bengalis voletant autour de lui qui, molle­ment étendu sur des divans de satin chinois, passait une main demi-morte dans la chevelure noire d'une blanche et lascive Javanaise.

Ce voyage merveilleux, qu'il lui semblait avoir fait lui-même, M. de Balzac s'empressa, dans le premier feu de l'enthousiasme, d'en conserver par écrit le souvenir, se proposant d'insérer sa relation dans le recueil intitulé Conversations entre onze heures et minuit qu'il comptait publier bientôt.

Le lendemain de la septième nuit, quand, ayant pris congé de ses hôtes, il eut repris le chemin de Paris, certaines particularités du récit de M. Grand-Besançon, qui lui était apparu comme un moderne Sindbad-le-marin, lui semblèrent si extraordinaires, qu'un doute lui vint de leur véracité. C'était trop beau pour être vrai, et, si c'était vrai, il avait quelque peine à concevoir que l'excellent homme eût été assez fou pour quitter son éden océanien où, tel un sultan, il vivait dans la félicité, et venir s'enterrer dans une petite ville de province et dans la situation subalterne d'un commissaire de Poudrerie. Il eut pu confronter ses belles histoires avec les relations d'au­tres voyageurs, que M. Grand-Besançon avait tous pris en grippe, et même en haine, notamment avec les deux in-quarto ornés de planches de Sir Stamford Raffles, chez qui il eut par ailleurs trouvé les détails qu'il souhaitait sur la littérature et la poésie des javanais, mais le temps lui manquait pour se pro­curer leurs ouvrages et se livrer à cette enquête. Il en toucha un mot au peintre Auguste Borget qui, ayant pris des informations auprès de personnes dignes de foi, confirma ses soupçons : les renseignements qu'on lui avait fournis étaient apocryphes.

Ce que le commissaire de la Poudrerie d'Angou­lême avait conté à M. de Balzac de l'Upas pouvait lui servir de pierre de touche.

Cet arbre à poison, planté, au coeur d'un volcan éteint, cet arbre unique monde, inobservé, sauf par M. Grand-Besançon, et de très loin encore, à l'aide d'une longue vue, avait en réalité été déjà découvert, plus exactement inventé, en 1774, par un nommé N. P. ou J. N. Foesch, soi-disant chirurgien au service de la Compagnie hollandaise des Indes, qui en avait publié une description circonstanciée dans la livraison de décembre 783 du London Magazine. Reproduite aussitôt et traduite en plusieurs langues, elle avait fait frissonner d'horreur l'Europe entière. Le naturaliste Erame Darwin, en des vers renouvelés de Pope, avait célébré au chant IIIme de ses Amours des fleurs, les méfaits du « cruel Upas, l'hydre du règne végétal », et contribué par là à sa sinistre vogue. Bien que, peu après la publi­cation de l'article de Foersch, MM. Van Rhym, et Palm, mandatés par la Société Scientifique de Batavia pour contrôler ses allégations, en eussent démontré l'absolue fausseté, la légende n'en avait pas moins persisté et gagné autant de créance que les fabuleux exploits de l'Hydre de Lerne, de la Chimère et autres mythes de l'Antiquité. Cepen­dant, constamment battue en brèche par les voya­geurs et les savants, elle avait, à la longue, fini par s'effriter. Depuis le début du siècle, l' « extrava­gante imposture » de Foersch avait éclaté à tous les yeux, et le terrible Upas, dépouillé de son faux pres­tige - à telles enseignes que le médecin anglais Charles Campbell était allé, comme par défi, s'asseoir à l'ombre de son feuillage réputé mortifère,- où les oiseaux, nullement incommodés par ses prétendus miasmes, s'ébattaient en pépiant – avait été rendu à la botanique sous le nom barbare d'Antiaris Toxicaria que lui avait donné Rumphius, le premier qui, scientifiquement, l'avait étudié.

Selon toute apparence M. Grand-Besançon avait déniché la relation du sieur Foersch dans le tome le Ier des Mélanges de littérature étrangère et se l'était sans scrupule aucun appropriée. Ses autres assertions, puisées à on ne sait quelles sources suspectes, méritaient-elles plus de crédit ? Le bengali, cette éblouis­sante « fleur de l'air » au chant passionné, le volca­mérias, au parfum suave, l'arbre-fougère, cette « plante sublime », nul voyageur ne les avait jugés dignes même d'une mention. La coutume de jeter aux tigres les condamnés à mort était depuis long­temps abolie. Quant aux javanaises, ces « houris voluptueuses », moins belles que les hommes de leur race, elles n'avaient guère d'attraits pour des yeux européens : tôt flétries, elles devenaient hideu­sement laides. Mariées pour la plupart cinq ou six fois, non pour avoir fait périr de volupté leurs époux successifs, mais pour avoir divorcé d'avec chacun d'eux, ces dames, excellentes ménagères, n'étaient guère réputées pour leur tempérament dévorant — mais peut-être M. Grand-Besançon avait-il confondu ces honnêtes femmes avec les rông-gong, les almées de Java, dont la tenue en public était si indécente que leur nom était devenu synonyme de putain. Tout le reste, le pape des crocodiles, le grand prêtre des singes, et ces bizons qui veillaient sur le sommeil d'un jeune pâtre après avoir d'un coup de corne éventré le tigre qui avait bondi pour le dévorer, était à l'avenant.

Ce ne fut pas sans regret que M. de Balzac acquit la certitude que son enchanteur n'était qu'un impos­teur. En dépit de son nom, plutôt que du Doubs, M. Grand-Besançon était sans doute du Midi, et même de Tarascon. M. de Balzac eut pu trouver dans sa déconvenue le sujet d'une scène originale de la vie de province, où il eut campé le type, encore inédit, de l'homme casanier dont l'imagination a rêvé en marge des livres de voyage qu'il a broutés, et qui, au fur et à mesure qu'il les improvise pour l'ébahis­sement de ses amis et connaissances, finit lui-même par croire à la réalité de ses mensonges. Loin de lui en vouloir, M. de Balzac sut gré au contraire à M. Grand-Besançon de lui avoir laissé entrevoir une sorte de paradis terrestre. Tel naguère Erasme Dar­win, bien que convaincu de la fausseté de ses pré­mices, le poète en lui l'emporta sur le philosophe. Lui non plus, il ne put se résoudre à laisser perdre ce voyage, qu'il lui semblait avoir réellement fait, en ayant intensément vécu, ainsi que dans un rêve provoqué par l'opium, les épisodes les plus étranges, et à détruire ces feuillets presque lyriques de sensua­lité où il avait mis beaucoup de lui-même et où, à propos de l'Upas, des singes et des crocodiles, il avait, incidemment, allongé des coups de griffes à des choses et à des hommes, qu'il détestait passion­nément et qui étaient de France et non de Java.

Il reprit son manuscrit et l'emporta avec lui à Aix les Bains, où, en juillet 1832, il alla rejoindre Mme de Castries. Là, tout près de cette grande dame dont il était épris et qui le désolait par ses « jolies manières prises aux dépens de l'âme », il rêvait encore aux délices de Java, et, comme pour se venger des tourments que Mme de Castries prenait fin secret plaisir à lui infliger, il préfigurait, en pensant à elle, la duchesse de Langeais dans une anecdote qui avait pour cadre le Théâtre-Italien et qu'il mettait sur le compte de M. Grand-Besançon. Il modifia son voyage imaginaire de façon à ne pas courir le risque de passer pour dupe et faire rire de son ignorance et de sa crédulité. Il s'arrangea pour que le commissaire portât l'entière responsabilité de ses « souvenirs » et de ses « discours fantastiques », vrais ou faux, qui lui avaient « ino­culé toute la poésie indienne », et, par le sous-titre qu'il y mit, laissa entendre, qu'à l'exemple de son ami Nodier, quand la fantaisie lui en prenait, il pouvait voyager, sans cheval ni bateau, dans tous les espaces que Dieu a ouverts à l'imagination de l'homme, ayant, lui aussi, une voiture magique à sa disposition, et qu'il lui suffisait de faire claquer le pouce contre, le médium ou de frapper trois fois la langue contre le palais pour la mener de Delhi à Tobolsk ou pour la renvoyer des Orcades à Chandernagor.

Ayant, entretemps, renoncé à ses Conversations entre onze heures et minuit, il envoya à la Revue de Paris, qui le publia dans son numéro de décembre 1832 ce Voyage de Paris à Java, qui ne représentait plus pour lui qu'une illusion perdue.

AURIANT.

*
* *


VOYAGE DE PARIS A JAVA


J'étais depuis plusieurs années, comme feu Robinson Crusoé, tourmenté par un violent désir de faire un voyage de long cours. La presqu'île du Gange, ses archipels, les pays de la Sonde, et parti­culièrement les poésies asiatiques, devenaient de jour en jour le tyrannique objet de mes espérances. Une idée fixe est-elle un bien ou un mal ? je ne sais : les unes nous valent des systèmes politiques ou des monumens littéraires ; d'autres nous conduisent à Charenton. Néanmoins, en attendant la solution de cet important problème, il sera peut-être assez utile de constater la cherté journalière de ces sortes d'idées.

La traversée des Indes est fort coûteuse ; mais il est facile d'en chiffrer les dépenses quand on la fait, il est impossible de les arrêter quand on ne la fait pas, et alors elles deviennent ruineuses. En effet, que d'heures en vain consumées !... Je ne parle pas des dégâts causés par vos distractions : un tison roulé sur le tapis, l'encrier renversé, votre pantoufle brûlée, etc., en vous supposant artiste, écrivain ou homme d'imagination. Non ! Comptez seulement les momens précieux gaspillés, les trésors d'âme et de pensée follement perdus pendant les heures employées à regarder les arabesques incrustées au marbre de la cheminée... Or, le temps, c'est de l'argent; mieux encore, c'est du plaisir ; c'est l'incommensurable quantité de choses virtuellement conçues dans cet abîme où tout va, d'où tout sort, qui dévore et pro­duit tout. Rêver, n'est-ce pas voler votre délicieuse maîtresse, ou vous, si heureux par elle ?

Ainsi, pour établir le compte de mes pertes, sou­vent un mot dans une phrase, la rubrique d'un journal, le titre d'un livre, les noms du Mysore, de l'Indostan, les feuilles déroulées de mon thé, les peintures chinoises de ma soucoupe, un rien m'em­barquait fatalement, à travers le dédale des con­templations, sur un vaisseau fantastique, et faisait surgir les mille délices de mon voyage imaginaire.

Je possède, entre autres sujets de dépenses, deux vases mexicains que m'a vendu Shoelcher, et qui me coûtent journellement trois ou quatre heures... Lais­sant tomber le livre où je cherchais quelque rensei­gnement de griève urgence, et où j'ai rencontré les mots de Bayadère, ColibriSandalLotus - autant d'hippogriffes qui m'emportent dans un monde d'odeurs, de femmes, d'oiseaux et de fleurs !... - alors mes yeux s'attachent sur une des chimères capricieuses de ces vases mexicains, laquelle repré­sente un lapin assis sur un fauteuil, endoctrinant un serpent armé de moustaches et d'éperons, symbole de mille sottises littéraires ou politiques. Puis, plongé dans une infertile méditation, fruit défendu aux gens de peine et aux gens de lettres, deux mêmes genres de gens, je vais flairant les parfums indiens. Je me perds au milieu de ces pays grandioses auxquels l'Angleterre restitue aujourd'hui leurs antiques magies. Le luxe impérial de Calcutta, les prodiges de la Chine, l'île de Ceylan, cette île favorite des conteurs arabes et de Sindbad-le-Marin, effacent toutes les merveilles de Paris.

Enfin, de rêve en rêve, j'ai fini par ne rien faire, et par être réellement pris d'une espèce de nostalgie pour un pays inconnu.

Un jour, en novembre 1831, au sein d'une des plus belles vallées de Touraine, où j'avais été pour me guérir de mon idée fixe, et par une ravissante soirée où notre ciel avait la pureté des ciels italiens, je revenais, gai comme un pinson, du petit castel de Méré, jadis possédé par Tristan, lorsque je fus arrêté soudain, à la hauteur du vieux château de Valesne, par le fantôme du Gange, qui se dressa devant moi !... Les eaux de l'Indre s'étaient transformées en celles de ce vaste fleuve indien. Je pris un vieux saule pour un crocodile, et les masses de Saché pour les élégantes et sveltes constructions de l'Asie... il y avait un commencement de folie à dénaturer ainsi les belles choses de mon pays : il fallait y mettre ordre. Alors, tout fut dit. Je résolus de partir, malgré la rigueur de la saison, pour mon voyage dans les pos­sessions de leurs majestés hollandaise et britannique. Avec une impétuosité toute chinonaise, je me rendis immédiatement à Tours, montai dans la diligence, et courus prendre les commissions de deux amis qui se trouvaient sur ma route. Je voulais m'embarquer à Bordeaux, me fiant sur le célèbre principe : Tout chemin mène à Rome !

Rien ne saurait exprimer le bonheur et la quiétude auxquels je fus en proie en roulant dans la voiture qui me rapprochait nécessairement de Chandernagor et des Lacquedives. Sachant, à n'en pas douter, que j'avais commencé mon voyage de long cours, Suma­tra, Bombay, le Gange, la Chine, Java, Bantam, me laissaient tranquille, et je regardais les champs mo­notones du Poitou avec un indicible plaisir. Je disais adieu à la France. A chaque village, je pensais en moi-même :

- Quand le reverrai-je ?

Il y eut dans ma détermination une sorte d'eccen­tricity, dirait lord Byron s'il vivait encore, qui ne me faisait ressembler à aucun des voyageurs vulgaires. Je partais avec mon habit, une paire de rasoirs, six chemises et quelques légers bagages, comme si j'allais visiter un voisin. Je n'emportais ni remèdes con­tre le choléra-morbus, ni pacotille, ni tromblon, ni tente, ni lit de camp, rien enfin de ces mille choses inutiles aux voyageurs. Je comprenais admirable­ment que, vivre ici, vivre là, l'acte de vivre devait être partout le même ; et que, moins j'aurais de haillons, mieux j'irais.

Pour me justifier de ce dénûment forcé, et le con­vertir en quelque chose de stoïque, je me souvins de ce profond philosophe qui, dans le siècle dernier, sauf quelques traversées maritimes, avait fait le globe à pied, sans dépenser plus de cinquante louis par an. Frédéric II voulut le voir, et ordonna une parade exprès pour lui. Le voyageur, c'était un Français, ayant refusé de monter à cheval, le roi le laissa au milieu de la place de Postdam, en com­mandant de le considérer comme un obstacle, et ses troupes ouvrirent leurs rangs devant l'étranger. Frédéric lui ayant demandé s'il pouvait lui être utile, le pélerin pria le monarque de lui faire toucher, à Berlin, l'argent qui se trouvait consigné pour lui à Dresde. Ce trait est bien autrement sublime que le : - Range-toi de mon soleil ! dit par Diogène à Alexandre en semblable occasion.

Je me proposais d'imiter ce Français, maintenant ignoré, dont Frédéric admira les vastes connaissances et l'allure économique... Je n'ai jamais pu savoir la fin de ce Lapeyrouse pédestre. Souvent, le drame sans cesse tissu par sa destinée, aussi riche qu'in­connue, m'occupe des heures entières. Combien d'hommes, chargés comme lui de trésors, ont péri sur des plages désertes, et dont le monde savant n'héritera jamais !...

Aussi, pour être utile à mes voisins de l'Observa­toire royal, je pensais à faire très-prudemment mon voyage. N'eussé-je rapporté que le redressement d'une erreur dans la plus connue des latitudes ou dans la plus obscure longitude ; n'eussé-je ramassé que de minces mollusques inconnus, révélé quelque faute dans les 0' du méridien, recherches scienti­fiques auxquelles je suis d'ailleurs complètement étranger, je regardais mon voyage comme pouvant lutter de richesses avec la relation de lord Macartney, Amherst, ou celle de tel lord qu'il vous plaira de choisir parmi les explorateurs d'Afrique, d'Asie, d'Australie, etc., lesquels m'ont toujours paru être de grands charlatans. Je me promis surtout d'écrire mon voyage de manière à lui donner des teintes fabuleuses, afin d'être également lu par les savans, par les enfans, et cru par ceux qui croient tout ce qui est incroyable.

J'arrivai dans ces dispositions à Angoulême, où je voulus faire ma station... Or donc, avant d'aller plus loin, je me rendis à la poudrerie bâtie par feu le général Rutty sur les bords de la Charente.

Cette usine, conçue dans un genre monumental, a coûté la bagatelle d'un million à l'Etat, et le gouver­nement y fabrique naturellement très-peu de poudre, en vertu de la passion que nous avons pour les con­tradictions. C'est un goût véritablement français qui se reproduit en toute chose. Ainsi, voyez-vous à Paris une pancarte appendue à une boutique, annon­çant des bottes ou des chapeaux imperméables ?... Sachez qu'ils pomperont l'eau plus promptement que les autres. Rendons justice à l'administration : elle se conforme bien à notre inconséquence et à notre esprit gaulois. Sous ce rapport, elle est éminemment nationale. Depuis le point de départ et la fin de nos révolutions, jusqu'aux tableaux de nos marchands, ne concluons-nous pas toujours, en France, à l'en­contre des prémisses ?...

Mais l'investigation parlementaire des bévues administratives n'étant pas le but de mon voyage, l'usine du gouvernement obtint mon admiration ; et, peu soucieux de critiquer, je me trouvai le lendemain soir, après une bonne nuit employée à me remettre de mes fatigues, devant un feu joyeux, entre trois amis.

*
* *

- Permettez-moi de supprimer toutes les niaise­ries empreintes de personnalité par lesquelles mes de­vanciers commencent leurs relations. Pour abréger, lancez-vous sur-le-champ à travers l'Océan et les mers d'Asie, franchissez les espaces sur un brick assez bon voilier, et venons rapidement au fait : à Java, à mon île de prédilection... Si vous vous y plaisez, si mes observations vous intéressent, vous aurez économisé les ennuis de la route.

Cependant, si vous étiez de ma trempe, je vous plaindrais... Je l'avoue à ma honte, les choses qui me charment le plus dans une relation sont précisé­ment celles que je comprends le moins...

Quand un voyageur me parle du débouquement de je ne sais quelles îles, des moussons, des courans, du nombre de brasses trouvées à tel endroit dont je me soucie comme des os d'Adam, des écueils, des minutes, du loch, des hautes et basses bonnettes, de la drôme, du déralinguage, du dérapage, de l'état du ciel, etc., des fleurs, des plantes en ia, appartenant aux dicotylédones ou dichotomes, personnées, orobranchoïdes, digitées, etc., ou d'animaux nudi­branches, à tentacules clavipalpes, globulicornes, marsupiaux, hyménoptères, bivalves, sans valves (comment font ceux-là ?), hyménopodes, gastéropodes, diptères, etc., : alors, j'ouvre de grands yeux au livre et tâche de saisir quelque chose dans ce cata­clysme de mots barbares. Semblables à ces gens arrê­tés sur le Pont-Neuf pour contempler inutilement la rivière en voyant tout le monde la regarder, je cher­che l'inconnu dans le vide avec toute la passion d'un chimiste qui espère faire du diamant à force de car­boniser des voies de bois... L'ouvrage produit en moi une fascination semblable à celle qui est exercée par la vue d'un abîme. La lecture d'un livre inintelligi­ble comme l'est l'Apocalypse ; et il y a beaucoup de livres apocalyptiques par la littérature qui court ! - mais par-dessus tout, celle des voyages scienti­fiques est pour mon âme une partie de barre dans les ténèbres, pareille à la lutte de Jacob avec l'esprit du Seigneur. Et souvent il ne m'est pas plus permis qu'au patriarche de voir l'esprit...

- Java ! Java ! terre ! terre !

Voilà revenir à son sujet !...

J'avoue que pour un Européen, pour un poète surtout, aucune terre ne saurait être aussi délicieuse que l'île de Java !... Je vous parlerai des choses qui s'imprimèrent le plus vivement dans ma mémoire, mais sans ordre, au gré de mes souvenirs ! Ce qu'un voyageur oublie est toujours peu de chose. Si je ne suis pas littérairement logique, je le serai relative­ment à l'ordre des impressions. Ainsi, je m'occuperai d'abord du fait le plus personnel et le plus immédiat pour un homme qui sort d'un vaisseau.

A Paris, vous vivez à votre guise : jouant, aimant, buvant au gré de votre organisation ; aussi l'ennui vous y saisit bientôt. Mais à Java, la mort est dans l'air : elle plane autour de vous ; elle est dans un sou­rire de femme, dans une oeillade, dans un geste fas­cinateur, dans les ondulations d'une robe. Là, si vous avez la prétention d'aimer, de suivre vos penchans, vous périssez radicalement... Que de pernicieuses séductions naissent de cette sagesse forcée ! Ne les écoutez pas : vous devez être avare de vous-mêmes, sobre surtout, vous soutenir par des toniques, et ne pas vous dépenser follement. Or, après avoir soigneusement écrit ce petit ManéTebelPharès, sur vos tablettes, vous vous trouvez en présence des Java­naises. Devenu vertueux sous peine de mort, vous rencontrez, à chaque pas, les agaçantes tentations de saint Antoine, moins le cochon.

D'abord, posez en principe que les femmes de Java sont folles des Européens. Puis, laissez-moi vous décrire l'espèce admirable qui, dans le beau sexe, forme la famille javanaise. Là, les femmes sont blanches et lisses comme du papier de Bath ; nulle couleur ne nuance leur teint ; leurs lèvres sont pâles ; leurs oreilles, leurs narines, tout est blanc ; seulement, de beaux sourcils bien noirs et leurs yeux bruns tranchent sur cette pâleur bizarre. Le luxe de leur chevelure est prodigieux. Presque toutes peuvent, en secouant leurs cheveux, se trouver à couvert sous un pavillon impénétrable à l'oeil le plus ardent, et ce long voile tombe à terre de tous côtés. Ce précieux ornement, dont elles sont incroyablement fières, est l'objet des soins les plus minutieux. Les petites-mai­tresses de l'île consomment entièrement l'huile de Macassar que produisent les Indes. Aussi, quand il m'a été démontré qu'il n'en était jamais venu deux litres en France, je ne pense pas, sans rire, à la for­tune de M. Naquet, qui en vendait de petites bou­teilles par milliers. Si vous aviez passé vos mains dans la chevelure abondante et parfumée d'une Ja­vanaise, vous auriez le plus profond mépris pour ces petits taillis capillaires que les Européennes cachent si facilement sous un bonnet.

La plupart des femmes sont riches et souvent veuves. Le lendemain de son arrivée, un Européen confortable peut faire un mariage aussi riche qu'il a pu le rêver pendant les premières heures de ses lentes et froides nuits. Le luxe effréné, les recherches inouïes, les poésies de la vie, si paresseuse en Asie, se joignent aux séductions des Javanaises pour vous conseiller une folie mortelle, surtout après une longue traversée.

Là, tous les yeux ont les langoureuses ardeurs des regards de la gazelle ; là, les pieds blancs armés de prestiges reposent sur des coussins de soie et de ca­chemire : aussi ai-je toujours été tenté de les nommer à la manière de Perrault, des pieds de fées.

Une Javanaise distinguée n'est jamais vêtue que d'une blouse de mousseline qui prend au col, tombe jusqu'à terre, et n'est serrée autour de la taille que par une cordelière en soie de couleur unie. Ses dia­mans, ses perles, les anneaux, les bijoux, sont semés à profusion sur les esclaves qui la servent. Si l'arèque et le bétel lui noircissent les dents, en revanche son haleine reste toujours suave.

Il est rare que les Européens résistent au spectacle de ces féeries. Quant à moi, j'y ai succombé, malgré l'effroyable avertissement écrit sur le front de ces Ja­vanaises, presque toutes mariées cinq à six fois, et cinq à six fois veuves. Pour un artiste, qu'y a-t-il de plus tentant que de lutter avec ces femmes pâles, frêles, délicates, vampiriques ?...

Pendant les longues mélancolies et les secrets dés­espoirs qui me prirent entre vingt et vingt-deux ans, j'avais plus d'une fois savouré les plaisirs du suicide, sans avoir jamais été plus loin que sur les bords des fossés de la Bastille, dans le temps où il n'y avait point d'eau ; mais le plus délicieux de mes suicides projetés a été le suicide par excès d'amour. Je n'ima­ginais rien de plus poétique, de plus gracieux, que ces langueurs douces, ces prostrations complètes qui devaient m'amener insensiblement au néant. Eh bien ! j'ai trouvé la réalisation de ces rêves insensés dans le mariage de Java. C'est l'amour dans toute sa poésie : l'amour ardent, l'amour ingrat, l'amour sans remords ! Les Javanaises ne pleurent jamais l'homme qu'elles enterrent : elles l'oublient après l'avoir adoré mieux qu'elles n'aiment Dieu !... Il y a là quelque ressemblance avec la perfection de la ma­chine qui broie son inventeur ! Enfin, ailleurs, vous vivez par l'amour ; là, vous en mourez. Puis l'amour insouciant cherche une autre victime, comme la na­ture qui poursuit son cours sans prendre nul souci de ses créatures. Aussi les Javanaises consomment-elles beaucoup d'Européens.

Peut-être devrait-on expédier des maris pour Java comme on expédie des pacotilles de jeunes Anglaises pour le Bengale. Il est extraordinaire que l'on n'ait pas encore, à Paris, indiqué ce débouché aux lieu­tenans ennuyés du service, aux poètes sans gloire, aux acteurs sans engagement, et à tous ceux qui sont susceptibles d'aller à Sainte-Pélagie. C'est une bran­che de commerce plus naturelle que ne l'est cette traite des blancs, si hardiment faite à chaque nouveau tirage, et connue sous le nom de remplacemens militaires. Les gens blasés devraient aller tous à Java ; tous y trouveraient une vie colorée comme le fut la mort de Sardanapale ! On y vit sur un bûcher.

Je fus sauvé de mon doux supplice par un acci­dent. Ma Javanaise mourut, et je la regrettai bien vivement. Avant mon départ pour le Gange, elle me fit le présent le plus amoureux que puisse faire une Javanaise, en me donnant un de ses cheveux roulé sur une carte. Lorsque, par curiosité, je montre ce cheveu sans fin, je rencontre bon nombre d'incré­dules qui le prennent pour tout autre chose ; et, moi-même, il y a des jours où je ne crois plus à ce che­veu ; mais ce sont les jours où, pour moi, les cieux sont déserts !

Un savant de ce pays m'a prouvé, par des raisons qui ne sont pas sans mérite, que la blancheur des Javanaises était due à la singulière culture de leurs cheveux. Je réserve ces documens pour les hommes de science, ainsi que plusieurs autres détails qui ne sont pas de nature à être publiés, et qui pourront jeter quelques lumières sur certaines questions phy­siologiques.

Cependant, avant de passer à un autre sujet, il est important de controverser un point essentiel à la réputation des Javanaises.

Depuis mon retour, j'ai lu quelques fragmens du voyage fait à Java par un naturaliste très-distingué, lequel n'a relâché qu'à Sourabaya, et n'y est resté que peu de temps. Il a dépeint les femmes de Java comme étant généralement laides. S'il a entendu parler des Malaises de la classe inférieure ou moyenne, je suis d'accord avec lui. La Javanaise pâle et chevelue dont j'ai observé les moeurs est la femme riche. Or, dans tout pays, il y a des différences énormes entre la population femelle aristocratique et celle des infimes régions sociales.

Le même auteur a singulièrement insisté sur le penchant à la jalousie qui distingue le beau sexe de Java. Il attribue la mort rapide des Européens à la vengeance des Javanaises, auxquelles il accorde l'art de préparer avec une grande habileté certains breuvages empoisonnés. Quoique les femmes de cette île n'aient guère besoin de cet accessoire pour tuer leurs amans ou leurs maris, qu'elles dévorent si promptement, je crois volontiers à leur jalousie et à ses sinistres effets. Là où l'amour est si meurtrier, si rare, chaque femme doit être avare de son trésor.

J'avoue que la dissimulation des Javanaises et leurs sourdes vengeances ne sont comparables à celles d'aucunes Européennes. S'il ne m'a pas été donné d'apercevoir ces riches couleurs de leur carac­tère, si je les ai crues meilleures, je les trouve bien autrement belles et poétiques, investies de ces deux autres passions. Elles vous veulent si entièrement qu'elles ne vous pardonnent pas même un regard jeté à leur rivale. Mais si les plaisirs sont si chère­ment vendus, si périlleux, il faut reconnaître qu'ils sont immenses. Semblables à la Poésie, à la Pein­ture, à la Science consumant les savans, les peintres et les poètes, elles sont jalouses et implacables com­me l'est le génie. Leur amour est un feu véritable, il brûle.

Le lendemain de mon mariage, et par un poétique hasard qui augmenta le délire du plus suave des réveils, j'entendis pour la première fois le chant du bengali.

Quand l'île de Java n'aurait plus l'admirable pa­rure de son printemps éternel, ses beaux sites, ni ses forêts vierges, ni sa cité mouvante où toutes les nations fourmillent, où le luxe des Indes se marie au luxe de l'Europe ; enfin, quand elle serait privée de ses houris voluptueuses, si le bengali lui restait seul, il faudrait faire encore le pélerinage de Java pour apprendre jusqu'à quel point la nature surpasse l'homme en science musicale.

Je ne saurais exprimer toutes les sensations don­nées par le bengali de Java. Son chant comprend tout. Son chant, comme une riche mémoire, sous-entend toutes les poésies possibles. Ce sont, par mo­mens, les impressions fraîches et délicieuses du pre­mier amour, évoquées à sa voix. Tantôt il vous parle de patrie et d'enfance ; tantôt il formule les rêves fan­tastiques et indicibles des plus religieuses mélanco­lies. Puis, tout à coup, il produit sans effort, avec grâce, les effets long-temps cherchés, les difficultés surmontées, qui font la gloire des virtuoses : c'est la rapidité perlée des notes du piano, la tendresse des cordes, les sons si sympathiques à l'âme du physhar­monica. Il est le chantre des passions vraies.

Écouter un bengali, lorsque votre âme seule a conservé quelque puissance auprès d'une Javanaise satisfaite, est une de ces joies asiatiques dont rien ne peut donner l'idée. L'oiseau redit vos pensées, chante les muettes voluptés de vos regards, exprime les dé­lices évanouies déjà sur vous, et leur donne une seconde vie par la grâce aphrodisiaque de ses accens !... Enfin il parle au cœur, il le remue encore au moment où les sens se taisent. Le bengali est peut-être une âme heureuse.

Puis, la nature prodigue l'a vêtu d'or, de pourpre, d'émeraudes : ce sont des diamans aériens, des pierreries qui volent autour de vous. Cette pauvre petite fleur de l'air perd la voix au-delà des Açores... Ce divin oiseau vit en suçant des roses, et se nourrit de parfums. Il est amoureux et fidèle. Entre les roses, il en est une, au Bengale et à Java, dont il est si éperdument affolé qu'il ne peut exister que dans son calice. Aussitôt qu'il en voit une, il y vole, il s'y étend, s'y baigne, s'y roule. Il la baise, la suce, la piétine, lui chante ses plus douces roulades. Il semble qu'il y retrouve son autre vie, celle après laquelle nous aspirons tous. Petit-être n'y a-t-il point de passion humaine comparable à celle du bengali pour cette rose favorite.

Malheureusement je suis d'une ignorance perverse en fait d'histoire naturelle, de sorte que je suis réduit, sur toutes ces merveilles, à mes simples observations. Je ne puis donc vous dire combien ce poète a de rémiges, ni à quel endroit précis du bec ses narines sont percées, ni si les mandibules se rapportent bien, ni en quel état sont les tarses. D'ailleurs, ce bengali, c'est le mien !... Il est à moi. Moi seul l'ai compris, entendu. Oui, cet oiseau, sa musique du moins, est un secret entre mon âme et le ciel, comme le poème de mélancolie contenu dans certaines notes de Weber reste un mystère entre deux amans.

Sachez le bien, je fais partie des voyageurs égoïstes, espèce oubliée par Sterne dans sa grande classification des voyageurs. Aussi n'ai-je point eu la prétention de rechercher la nature des terrains, ni de rapporter une flora javanica. Je me suis laissé aller à mes fantaisies. J'ai vu tout en amateur et en poète. Il serait possible que j'eusse jugé les Java-naises comme cet Anglais jugea les femmes de Blois, d'après un seul échantillon. Mais si je mens, c'est de la meilleure foi du monde.

Cependant il y a des choses dont il est impossible de douter, même lorsque, de retour au coin du foyer patrial, les événernens de notre voyage prennent, à nos propres yeux, des teintes fabuleuses, et qu'embellis par les poésies du souvenir ou par l'emphase de la narration, qui contracte toujours une couleur lyrique, les incidens les plus vulgaires grandissent et s'imprégnent de tout le chimie attaché aux récits personnels de celui qui dit :

J'étais là, telle chose m'advint.

Ainsi, après vous avoir dit la Javanaise, dont l'amour assassine, et le délicieux gosier du bengali, dont le chant est un beau livre, je suis contraint par ma souvenance de vous parler du volcameria, bel arbre dont la fleur est à l'odorat ce que la Javanaise est à la passion, ce que le bengali est à l'oreille : mêmes développemens intellectuels dans l'âme d'un homme assez artiste pour savoir aspirer les renaissans parfums de ces divines corolles. Aussi les cou­ronnes que ces femmes de l'Inde mettent dans leur chevelure sont-elles tressées avec des touffes de vol­cameria. Certes elles en connaissent la prodigieuse puissance !...

La senteur des volcamerias entre doucement d'abord en vous, humblement même et avec la timi­dité de celle des violettes. Puis elle pénètre, devient un goût, est sapide pour le palais, et vous rappelle confusément les délices de la fraise, la piquante suavité de l'ananas, la joie vineuse d'un cantaloup, mais fondues gracieusement et dans tout le vague d'un souvenir pur. Enfin cette créature occulte per­siste, elle envahit l'entendement, le perce et agite comme le ferait un jasmin des Açores, ou quelque tubéreuse éloignée. Alors ce sont mille parfums en­semble, tous délicats, fins, élégans, frais surtout ; ils se jouent dans l'âme à l'instar des rêves, y chatouil­lent, y réveillent les idées les plus folles, les plus rieuses. Vous revenez à la fleur comme le bengali à sa rose ; vous la respirez par de longues aspirations sans vous en lasser... Elle est inépuisable de ses brises parfumées qu'elle varie sans jamais vous en fatiguer. Il y a de la femme dans les soupirs de sa touffe. Vous diriez une tendre maîtresse près de la­quelle vous causez, le soir, voluptueusement. Odeurs humides !... Créations désespérantes !... Et quelle jolie création !... Son tissu épais et velouté comme celui des camélias a les couleurs douces de l'abrico­tier. Sa fleur se compose de quinze ou vingt petites roses à pétales arrondis et disposés comme une des plus belles rosaces copiées dans les oeuvres de la nature par nos architectes pour l'ornement des temples. Ces petites roses, foncées sur les bords, presque blanches au centre, amoureusement pres­sées, forment une touffe bombée, comme celle de l'hortensia. Cette fleur et ses senteurs exquises appartiennent essentiellement aux âmes folles de musique, folles des joies du coeur, et qui aiment à prier.

Écouter les chants du bengali, respirer les volcamerias, en passant une main demi-morte dans quelque chevelure javanaise, au frais, sous un ciel de feu. dans l'atmosphère humide que les Chinois savent produire en étendant de longues nattes en paille de riz, mouillées, devant les fenêtres de votre palais tranquille, tout tapissé de soie, de cachemires éclatans... Ah ! cette vie est une débauche d'âme et de poésie, dont il n'existe d'image en aucune extase. Pour ceux qui l'ont goûtée, il n'y a plus ni arts, ni musique, ni chefs-d'oeuvre ! Oui, les madones de Raphaël, les accords de Rossini, l'orchestre des Bouffons, les efforts de notre parfumerie française, nos livres, nos poètes, nos femmes, tout devient là petit. L'Europe est impuissante : l'Asie et Dieu seuls ont pu créer ces jouissances, pour lesquelles le langage manque, aussi bien qu'à ces vives étreintes qui sont l'hymne mystérieuse de deux coeurs.

Enfin, dans cette île des miracles, tout est d'accord, tout embrase la vie, tout la dévore, et l'on en revient tué. En effet, là, le seul sens qui reste à charmer y est satisfait dans toute l'ambition des désirs les plus effrénés. Le goût y dédaigne les fruits d'Asie pour un aliment admirable. Il s'agit du thé pris à deux pas de la Chine, de ses qualités narcotiques, de ses pouvoirs qui, pour moi, en ont fait un agent de plaisir, immédiatement placé entre l'opium et le café.

Le vin, le café, le thé, l'opium, sont les quatre grands stimulants dont l'action réagit instantanément sur la puissance du cerveau par l'impulsion donnée à l'estomac, et qui compromettent singulièrement l'immatérialité de notre âme.

Laissons le vin aux indigens. Son ivresse grossière trouble l'organisme, sans payer par de grands plaisirs le dégât qu'il fait dans le logis. Cependant, prise modérément, cette imagination liquide a des effets qui ne manquent pas de charme ; car il ne faut pas plus calomnier le vin que médire de son prochain. Pour mon compte, je lui dois de la reconnaissance. Une fois dans ma vie, j'ai connu les joies de cette divinité vulgaire.

Permettez-moi cette digression ; elle vous rappellera peut-être une situation de votre vie analogue à celle dans laquelle je me trouvai.

Or donc, un jour, en dînant seul, sans autre séduc­tion que celle d'un vin dont le bouquet était incisif, plein de parfums volcaniques — je ne sais sur quelle côte pierreuse il avait mûri — j'oubliai les lois de la tempérance. Cependant je sortis me tenant encore raisonnablement droit ; mais j'étais grave, peu cau­seur, et trouvais un vague étonnant dans les choses humaines ou dans les circonstances terrestres qui m'environnaient.

Huit heures ayant sonné, j'allai prendre ma place au balcon des Italiens, doutant presque d'y être, et n'osant affirmer que je fusse à Paris, au milieu d'une éblouissante société, dont je ne distinguais encore ni les toilettes ni les figures. Délicieux souvenir !... Ni peines ni joies ! Le bonheur émoussait tous mes pores sans entrer en moi. Mon âme était grise. Ce que j'entendis de l'ouverture de la Gazza équivalait aux sons fantastiques qui, des cieux, tombent dans l'oreille d'une femme arrivée à l'état d'extase. Les phrases musicales me parvenaient à travers des nuages brillans, dépouillées de tout ce que les hommes mettent d'imparfait dans leurs oeuvres, pleines de ce que le sentiment de l'artiste y avait imprimé de divin. L'orchestre m'apparaissait comme un vaste instrument où il se faisait un travail quel­conque, dont je ne pouvais saisir ni le mouvement ni le mécanisme, n'y voyant que fort confusément les manches de basses, les archets remuans, les courbes d'or des trombones, les clarinettes, les lumières ; mais point d'hommes ; seulement une ou deux têtes pou­drées, immobiles, et deux figures enflées, toutes gri­maçantes. Je sommeillai à demi...

Ce monsieur sent le vin... dit à voix basse une dame dont le chapeau effleurait souvent ma joue, ou que, à mon insu, ma joue allait effleurer.

J'avoue que je fus piqué.

- Non, madame, répondis-je. Je sens la musique...

Puis je sortis, me tenant remarquablement droit ; mais calme et froid comme un homme qui, n'étant pas apprécié, se retire en donnant à ses critiques une crainte vague d'avoir chassé quelque génie supérieur.

Pour prouver à cette dame que j'étais incapable de boire outre mesure, et que ma senteur devait être un accident tout-à-fait étranger à mes moeurs, je pré­méditai de me rendre dans la loge de Mme la du­chesse de... (gardons-lui le secret), dont j'aperçus la belle tête si singulièrement encadrée de plumes et de dentelles que je fus irrésistiblement attiré vers elle par le désir de vérifier si cette inconcevable coiffure était vraie, ou due à quelque fantaisie de l'optique particulière dont j'avais été doué pour quelques heures.

- Quand je serai là, pensais-je, entre cette grande dame si élégante et son amie si minaudière, si bégueule, personne ne me soupçonnera d'être entre deux vins, et l'on se dira que je dois être quelque homme considérable...

Mais j'étais encore errant dans les interminables corridors du Théâtre-Italien, sans avoir pu trouver la porte damnée de cette loge, lorsque la foule, sortant après le spectacle, me colla contre un mur...

Cette soirée est certes une des plus poétiques de ma vie. A aucune époque je n'ai vu autant de plumes, autant de dentelles, autant de jolies femmes, autant de petits carreaux ovales par lesquels les curieux et les amans examinent le contenu d'une loge. Jamais je n'ai déployé autant d'énergie, ni montré autant de caractère, je pourrais même dire d'entêtement, n'était le respect que l'on se doit à soi-même. La ténacité du roi Guillaume de Hollande n'est rien dans la question belge, en comparaison de la persévérance que j'ai eue à me hausser sur la pointe des pieds, et à conserver un agréable sourire.

Cependant j'eus des accès de colère, je pleurai parfois, et cette faiblesse me place au-dessous du roi de Hollande. Puis j'étais tourmenté par des idées affreuses en songeant à tout ce que cette dame avait le droit de penser de moi, si je ne reparaissais entre la duchesse et son amie ; mais je me consolais en méprisant le genre humain tout entier. J'avais tort néanmoins. Il y avait ce soir-là bien bonne compagnie aux Bouffons. Chacun y fut plein d'attention pour moi, et se dérangea pour me laisser passer.

Enfin une fort jolie dame me donna le bras pour sortir. Je dus cette politesse à la haute considération que me témoigna Rossini, qui me dit quelques mots flatteurs dont je ne me souviens plus, mais qui durent être éminemment fins et spirituels : sa conversation vaut sa musique.

Cette femme était, je crois, une duchesse, ou peut-être une ouvreuse. Ma mémoire est si confuse que je crois plus à l'ouvreuse qu'à la duchesse. Cependant elle avait des plumes et des dentelles !... Toujours des plumes ! et toujours des dentelles !

Bref, je me trouvai dans ma voiture. Il pleuvait à torrens, et je ne me souviens pas d'avoir reçu une goutte de pluie. Pour la première fois de ma vie, je goûtai l'un des plaisirs les plus vifs, les plus fan­tasques du monde, extase indescriptible, les délices qu'on éprouve à traverser Paris à onze heures et demie du soir, emporté rapidement au milieu des réverbères, en voyant passer des myriades de maga­sins, de lumières, d'enseignes, de figures, de groupes, de femmes sous des parapluies, d'angles de rues fantastiquement illuminés, de places noires ; en ob­servant à travers les rayures de l'averse mille choses que l'on a une fausse idée d'avoir aperçues quelque part, en plein jour. Et toujours des plumes, et tou­jours des dentelles ! même dans les boutiques de pâtissier...

Certes le vin est une puissance !

Quant au café, il procure une fièvre admirable ! Il entre dans le cerveau comme une ménade. A son attaque, l'imagination court échevelée, elle se met à nu, elle se tord, elle est comme une pythonisse ; et, dans ce paroxysme inspirateur, un poète jouit de ses facultés centuplées ; mais c'est l'ivresse de la pensée comme le vin amène l'ivresse du corps.

L'opium absorbe toutes les forces humaines, il les rassemble sur un point, il les prend, les carre ou les cube, les porte à je ne sais quelle puissance, et donne à l'être tout entier toute une création dans le vide. ll fait rendre à chaque sens sa plus grande somme de volupté, l'irrite, le fatigue, l'use ; aussi l'opium est-il une mort calculée.

Mais entre l'opium si cher aux orientaux, surtout aux Javanais, qui l'achètent en le payant dix fois son poids d'or; entre le vin et le café, dont l'abus est reçu même à Paris, la nature a placé le thé.

Le thé, pris à grandes doses et bu dans les con­trées, où, comme à Java, la feuille, fraîche encore, n'a rien perdu de ses précieux parfums, le thé vous verse tous les trésors de la mélancolie, les rêves, les projets du soir, même les conceptions inspirées par le café, même les jouissances de l'opium. Mais ces caprices arrachés au cerveau se jouent dans une atmosphère grise et vaporeuse. Les idées sont douces. Vous n'êtes privé d'aucun des bénéfices de la viva­cité corporelle : votre état n'est pas le sommeil, mais une somnolence indécise semblable à la rêvasserie du matin.

Or, à Java, vous trouvez du thé tout fait, tout prêt, dans chaque boutique. Vous y entrez, vous buvez une, deux, trois tasses, en vous servant des bols en porcelaine préparés, et vous n'êtes obligé à aucun signe de politesse. Vous agissez comme en France lorsque vous allumez votre pipe aux lampes instituées à la porte des débitans de tabac.

Toutes ces jouissances réunies, la Javanaise, les fleurs, les oiseaux, les parfums, le jour, l'air, cette poésie qui met une âme entière dans chaque sens, m'ont fait dire depuis mon retour des Indes :

Heureux ceux qui vont mourir à Java !...

En effet le problème de la vie n'est pas sa durée, mais la qualité, le nombre de ses sensations. Or, dans cet admirable pays, toujours vert, toujours varié, rendez-vous de toutes les nations, bazar éternel, où le plaisir se multiplie par lui-même, où la plus grande liberté règne, où il y a place pour toutes les superstitions ; alors les émotions, les voluptés, les dangers, abondent de manière à toujours faire vibrer les fibres. Voilà pourquoi l'Orient a si peu d'écrivains. On y vit trop en soi pour se répandre sur les autres. A quoi bon la réflexion là où tout est sentiment !

Je ne fus pas longtemps à Java sans entendre parler de la merveille du pays, de l'upas, le seul arbre de cette espèce qui existe sur le globe, et dont les terribles produits jouent un si grand rôle dans les moeurs javanaises. L'upas est, selon les traditions de l'île, un arbre planté au coeur d'un volcan éteint, où, par un caprice de la nature, il pompe les substances épouvantablement délétères dont il exhale les miasmes, et qu'il distille incessamment. La Tofana, la Brinvilliers, la chimie, enfin le génie humain dans toutes les pompes de sa malfaisance, est surpassé, là, par le hasard, par un arbre, par une seule de ses feuilles. En effet, il suffit de tremper la pointe d'un poignard dans l'écorce de l'upas, au moyen d'une incision vive et prompte, pour prêter à sa lame les propriétés que possède l'acide hydrocyanique. Aus­sitôt que cet acier venimeux passe l'épiderme d'un homme, cet homme tombe instantanément, sans con­vulsion, sans donner aucun signe de douleur. Non seulement la sève communique au fer cette puis­sance de mort, mais l'arbre exhale si vivement ses miasmes meurtriers, au même degré d'intensité, que son ombrage tue subitement un homme, s'il y reste plus du temps nécessaire pour piquer le poignard dans la tige. Du reste, cette opération ne peut avoir lieu qu'en se mettant au-dessus du vent. L'air, en passant sur l'arbre devient mortel jusqu'à une certaine distance. Si le vent vient à changer pendant le court laps de temps qu'un Javanais emploie à teindre la pointe d'un poignard, il expire aussitôt.

Les animaux, les oiseaux, tout ce qui a vie recon­naît cette redoutable influence, et respecte ce trône de la mort. Quelques rejetons, nés de l'arbre prin­cipal, poussent à l'entour, et lui forment une redou­table enceinte, où les passages deviennent rares de jour en jour. Ce sinistre végétal s'élève solitaire. Il règne là comme pour offrir une image de ces anciens rois de l'Asie, dont le regard tuait.

Vous comprenez que les naturalistes s'en tiennent à des conjectures sur cet arbre unique, inobservé, et qui, ne souffrant près de lui ni flaneurs ni artistes, a échappé à notre toute-puissante lithographie. Cepen­dant, comme il n'est pas de coutume que la science ait tort, les savans l'ont bravement rangé dans la classe des strychnos, en se fiant aux ouï-dire des Javanais.

Maintenant voici le moyen philanthropique dont les naturels du pays se servent pour se procurer ce poison subtil. Lorsqu'un Javanais est condamné à mort par le chef de sa tribu, sa grâce lui est accordée s'il réussit à apporter un poignard empoisonné. Sur dix criminels, trois ou quatre au plus échappent aux caprices de l'upas.

J'ai eu naturellement la curiosité de voir cet arbre original. Je me suis avancé au-dessus du vent, aussi loin que le permettait la prudence. Muni d'une lon­gue vue, j'ai pu trembler tout à mon aise sur les fron­tières de ce royaume de la terreur, où Danton, où Robespierre auraient dû être déportés. Je ne me sou­viens pas d'avoir aperçu par la pensée, soit dans les charniers de la Bible, soit dans les scènes les plus fantastiques de notre littérature cadavéreuse, un spectacle aussi épouvantablement majestueux.

Figurez-vous une plaine d'ossemens blanchis, ceinture digne de l'upas, témoignage de son pouvoir, malheureux atteints çà et là, quand ils se croyaient sauvés, la plupart amoncelés autour de l'arbre. Ces squelettes, frappés par le soleil des Indes, s'en ren­voyaient capricieusement les rayons. Les jeux de lumière, à travers ces dépouilles, produisaient des effets atroces. Il y avait des têtes dont les yeux flam­boyaient, des crânes qui semblaient maudire le ciel, et des dents qui mordaient encore !... Ce sont les seuls cadavres humains qui ne soient pas la pâture des vers... Jetez dans ce cirque sans spectateurs, mais non sans athlètes, le plus horrible des silences, in­terrompu seulement par le craquement des os, et cherchez une scène semblable dans le monde...

Les Javanais sont aussi fiers de leur upas que les gens de Bourges le sont de leur cathédrale. Aussi m'empresserai-je, pour l'honneur des naturels du pays qui m'ont conduit vers cet arbre monumental, de réfuter les renseignemens incomplets donnés jusqu'à ce jour sur l'upas.

Malgré les assertions de plusieurs voyageurs, il est constant que le grand upas de Java n'a point de rival. C'est un souverain jaloux qui sera difficile à détrôner. Il est le seul individu de son espèce qui soit arrivé à sa hauteur. Il m'a paru avoir de quatre-vingt-dix à cent pieds d'élévation. Ses rejetons ressemblent à nos taillis de cinq ans.

Certes les Javanais ou les Européens qui veulent défricher une partie de forêt redoutent de rencon­trer un upas ; mais jusqu'à présent, si quelques vé­gétaux de cette famille, en admettant que ce soit un strychnos, ont été découverts, ils étaient inoffensifs, et le poison, pour en être extrait, a eu besoin d'être soumis à de véritables préparations chimiques. Un cris, ou poignard malais, trempé dans un poison autre que celui du grand upas, donne une mort plus lente et précédée de convulsions. Puis, lorsque ce cris a servi, si le possesseur veut lui rendre toute sa vertu vénéneuse, il faut le raviver par du jus de citron. Maintenant je désire que d'autres voyageurs, dont l'imagination sera moins paresseuse que la mienne, vérifient ces faits d'une haute importance historique pour la science, et auxquels je ne puis qu'imprimer l'authenticité oculaire d'un homme que la renommée scientifique ne tente guère, et qui ne tient pas plus à ses chimériques souvenirs qu'à une consciencieuse dissertation.

Au surplus, la difficulté de se procurer ce terrible poison est constatée par un fait. Les Malais donnent des prix énormes de leurs cris, et refusent de les vendre. Dans cette île, le cris d'un Malais est aussi précieux qu'une bonne jument peut l'être en Arabie. Ce poignard empoisonné est toute la fortune d'un Javanais. Armés ainsi, les hommes ne font pas plus attention à un tigre que nous à un chat.

A mon retour du canton où croît l'upas, je perdis beaucoup de mes préjugés à l'égard des tigres, en voyant la facilité avec laquelle les Javanais s'en dé­barrassent. Le tigre est le plus lâche des animaux. Même pressé par la faim, il attaque difficilement l'homme ; mais s'il manque son coup en bondissant sur lui, jamais il ne recommence, et s'enfuit comme un filou maladroit. Lorsque les condamnés à mort refusent les chances favorables de 1'upas, ordinaire­ment on les fait combattre avec un tigre affamé, tenu depuis longtemps en cage. Si le criminel triomphe, il est gracié ; mais il n'a pour toute arme qu'un poi­gnard à lame de plomb.

Quand le criminel appartient à une famille puis­sante ou riche, le ministre de la justice substitue une lame d'acier à celle de plomb, ce qui est fort incons­titutionnel ; mais il y a de l'aristocratie partout, même chez les sauvages.

Ce combat, d'une immémoriale antiquité, acte de justice cruelle et bouffonne, offre un spectacle dont les naturels du pays sont très-friands. Il faut avouer que cette exécution est infiniment plus amusante que ne l'est le drame extrêmement monotone accompli chez nous en place de Grève. Au moins le patient a des chances, et, s'il triomphe, la société ne perd pas un homme de coeur.

Les spectateurs décrivent un cercle, en présentant une ceinture de piques à l'animal. Presque toujours le condamné, soit qu'il ait le bon ou le mauvais poi­gnard, est obligé d'aller faire des agaceries au tigre, pour le contraindre à sortir de sa cage, et l'exciter au combat. Avec le poignard de fer, le Javanais est tou­jours vainqueur, et souvent avec celui de plomb la lutte reste longtemps indécise.

Le Javanais est brave, hospitalier, généreux et bon. Cependant l'opium le rend parfois furieux, et souvent, dans son ivresse, il fait le voeu singulier de mettre à mort tous ceux qu'il rencontrera. Ce vœu se nomme amoc. Cette disposition à la frénésie et son état normal sont si bien connus que lorsqu'un Javanais court par les rues avec un amoc en tête, les habitans sortent aussitôt sans trop d'épouvante de leurs logis, et vont à l'encontre du fou, en tenant devant eux une grande fourche avec laquelle ils le saisissent par le cou; d'autres lui jettent un noeud coulan, et on l'étrangle parfaitement sans autre céré­monie. Certes, en Europe, cette coutume aurait des dangers. Bien des gens y feraient des amoc sans s'en douter. Mais notre civilisation n'ayant pas passé par là, les fourches et les noeuds coulans sont incapables de se prêter à tuer même un vieil oncle riche. Ce fait irrécusable conclut, j'en suis bien fâché, contre l'élé­gance de nos moeurs et l'esprit de notre société, qui est devenue l'entrepôt du bien et du mal.

Lorsque je revins de l'excursion que j'avais faite dans l'intérieur de l'île pour aller voir l'upas, je re­marquai des fleurs admirables, et qui ne ressem­blaient à aucunes de celles que je connais. Mais je les mis dans la poche de mon gilet, faute de savoir comment s'organisent les herbiers. Il en est donc résulté de grandes pertes pour les amateurs, et de plus fortes encore pour moi, qui avais la chance de voir mon nom allongé d'un ia, dans tous les diction­naires savans ou parmi les classifications florales. Cependant une production végétale m'apparut au milieu de tous les arbres, en tranchant sur leurs masses par tant de magnificence qu'elle s'est par­ticulièrement incrustée dans mes souvenirs, comme une feuille antédiluvienne au cœur d'un gypse. Mais un voyageur peut-il jamais transmettre à son audi­toire les impressions qu'il a reçues dans toutes les conditions de beauté dont la nature les a fugitive­ment investies. Nous avons, et ce sont nos plus précieux trésors, plus ou moins de souvenirs épars, çà et là, dans la vie, à l'intime éloquence desquels nulle éloquence humaine ne répond, et pour lesquels il n'y a ni verbe ni poésie : le verbe et la poésie de ces choses s'est retiré en nous.

Au moment où deux êtres heureux se disent une douce parole, il y a tel effet de soleil, subitement tombé du ciel dans un massif de verdure, qui semble verser sur le paysage toutes les magies d'un senti­ment trop vaste en apparence pour de faibles coeurs. Alors la nature brille également de ses charmes réels et des illusions humaines. Pour ces yeux ravis, à qui tout est bonheur, la configuration fantastique d'un vieux saule et ses délicieuses feuilles deviennent une image ineffaçable, parce que l'âme y a confié ses exubérans pouvoirs, et l'a embrassée avec l'inexpli­cable passion qui nous pousse à saisir, à briser un objet extérieur, dans les instans où la joie a multi­plié nos forces.

Pendant une de ces heures suprêmes, sous un ciel sans nuages et sur le sommet d'un rocher qui s'avan­çait en promontoire au milieu d'une large étendue d'eau bleue comme un saphir, j'aperçus, semblable aux palmes de l'espérance, cette plante sublime, que je suis forcé de nommer l'arbre-fougère.

Figurez-vous une de nos fougères d'Europe, dont la tige, fine et souple comme celle d'un jeune peu­plier, serait parvenue à cent pieds de hauteur ! Atta­chez-y, deux par deux et d'étage en étage, ces feuilles si mobiles, si gracieuses, si délicatement travaillées, mais vastes, espèce de filigrane colorée, incompa­rable en ses modes ; faites profusément passer les ondées de lumière à travers la multitude de ses lo­sanges découpées. Tâchez d'apercevoir, sous cette dentelle de verdure, les eaux brillantes du lac. Puis, opposez à la merveille aérienne de ce fantastique végétal, qui alors ressemblait au bouquet d'un feu d'artifice, les masses imposantes, compactes, d'une indienne, avec ses larges feuilles et ses végétations vigoureuses ?... Enfin voyez-vous en litière, porté par des esclaves silencieux, et tâchez d'imaginer un de ces doux tressaillemens par lesquels une main a dit à la vôtre :  – Je vous aime !...

Alors, tout à coup, l'arbre-fougère se présente à un brusque détour du sentier, comme le poème vivant d'un immortel amour. Ah ! c'est le Cantique des Cantiques chanté sans voix ; l'immense image d'un immense bonheur, un monument tout construit pour cette fête du coeur, comme les peuples s'en construisent pour les fêtes de leurs religions. Une religion n'est-elle pas le coeur d'un peuple ?...

L'arbre-fougère ne se serait pas offert à mon re­gard, dans une circonstance qui, pour moi, en a fait une création exceptionnelle, les singularités de sa végétation ne m'eussent pas permis de l'oublier. C'est, m'a-t-on dit, une plante annuelle, une de ces fusées végétales qui s'élancent et meurent dans les Indes avec une grâce, un éclat incomparables.

Les singes m'occupèrent, à ma honte, plus vive­ment que la Flore javanica ou javanensis. J'eus le désir d'étudier les moeurs de ces animaux, qui nous serrent de si près dans la grande chaîne des êtres organisés dont nous ne connaissons ni le commencement ni la fin. Alors je fus initié à quelques-unes des superstitions javanaises.

Dans cette île, chaque espèce d'animal a son grand-prêtre, qui montre ses ouailles en détail. Ce pape est toujours quelque vieux Malais dont la fa­mille a pour tout héritage les connaissances ou les traditions qui, de temps immémorial, ont été recueil­lies sur les mœurs et les habitudes des animaux aux­quels il donne ses soins apostoliques.

Quand j'eus manifesté le désir de visiter les singes, ma chère Javanaise me mena chez leur pontife, en me disant qu'il m'apprendrait des particularités cu­rieuses sur la grande famille dont il était le gardien. Nous nous rendîmes dans un village javanais, ap­partenant à je ne sais quelle tribu, dont mon interlo­cutrice connaissait le tomogon, titre donné, dans le pays, au chef d'une peuplade. Nous trouvâmes le père des singes assis, à la porte de sa case, sur une espèce de canapé fait en bambou. Par une singulière bizarrerie ou en vertu de ce penchant assez naturel aux hommes, et qui les porte à imiter les gestes, les manières, l'accent, l'attitude, les paroles de leurs amis, ce vieux Javanais me parut avoir beaucoup de ressemblance avec un singe. Sa figure était triangu­laire et creuse ; ses yeux, dénués de cils et enfoncés, avaient une certaine vivacité brusque, et ses mouve­mens, l'adroite promptitude qui distingue la noble dynastie des singes.

Lorsque ma belle compagne, sans descendre de notre litière, portée par ses esclaves qui avaient mar­ché pieds nus avec une admirable prestesse, et pré­cédés par l'un d'eux pour écarter les serpens, eut expliqué mon désir à Toango, tel était le nom de ce vénérable ecclésiastique, il vint près de nous, au signe que lui fit son tomogon. Alors il y eut entre les deux Indiens et ma femme un échange de de­mandes et de réponses.

Mon étonnement ne fut pas médiocre quand lady Wallis (ma Javanaise était veuve d'un capitaine an­glais) me traduisit la réponse du cardinal des singes.

- Il lui était, me dit-elle, impossible de me satis­faire aujourd'hui, parce que les singes de je ne sais quelle tribu livraient bataille à d'autres singes qui, depuis des mois, voulaient s'emparer d'une partie de forêt dont la chasse et les produits appartenaient aux premiers, et qu'il serait dangereux à un Européen d'aller s'interposer au milieu de cette expédition.

Curieux d'interroger le vieux Malais, elle me ser­vit de truchement, et j'appris alors que les singes qui vivaient sous la protection immédiate de Toango étaient divisés en tribus. Chaque tribu, composée d'un certain nombre de singes de la même espèce, obéissait à un chef élu constitutionnellement. Ils choisissaient instinctivement pour tomogon le plus adroit d'entre eux, comme les chevaux tartares éli­sent pour guide le plus beau cheval, le plus fort, le plus rapide. Chaque tribu possédait une quantité de bois limitée. Souvent, comme chez les hommes, une tribu envahissait l'autre ; alors la querelle se vidait par un combat auquel participaient tous les singes de chaque tribu, sans qu'il fût besoin de loi sur la garde nationale et autres inventions réservées aux singes de plus haute intelligence.

Toango ne sut pas me dire quels étaient les moyens dont ces animaux se servaient pour se désigner à l'avance le lieu, le jour et l'heure du combat ; mais cette cérémonie guerrière avait toujours des assigna­tions fixes et observées avec bonne foi. Les femelles se plaçaient sur les derrières, et trottaient vivement, occupées à transporter au loin les blessés ou les morts. Si les assaillans étaient vainqueurs, il y avait fusion entre les deux tribus ; sinon, les agresseurs vaincus rentraient dans leurs limites.

Toango me donna des détails curieux sur la dépra­vation de leurs moeurs. Lady Wallis l'écouta de l'air le plus sérieux et sans rougir, quand il me prouva, par des exemples, que nous n'avions pas le triste privilège de nos débauches. Il me confirma le fait curieux de l'enlèvement d'une jeune Malaise par un orang-ou­tan de Java, qui l'avait détenue fort longtemps, et nourrie avec les soins que peut avoir un amant pour sa maîtresse. Les journaux anglais ont donné la relation curieuse d'un fait semblable arrivé au cap de Bonne-Espérance. Après avoir pris jour avec Toango pour voir son peuple, nous revînmes au logis.

En venant chez le vieux Malais, j'avais remarqué un grand troupeau de bizons gardé par un enfant, dans une espèce de prairie située au fond d'une vallée que couronnaient des bois étagés en amphi­théâtre...

Quand nous passâmes là pour la première fois, cet enfant était occupé à gâcher un enduit de terre et de bouse avec lequel il revêtait les bizons qui se lais­saient complaisamment badigeonner par lui. J'expri­mai mon étonnement en voyant faire une toilette aussi nuisible à la santé de ces animaux; mais lady Wallis m'apprit que cette chemise leur était néces­saire pour les garantir d'un taon dont les piqûres étaient si violentes et si venimeuses qu'il n'était pas rare de voir les bizons mourir à la suite des fureurs qui les saisissaient lorsque ces insectes s'attachaient à eux. La couche épaisse dont leur petit gardien les habillait les préservait entièrement des atteintes de leurs ennemis...

Aussi rien ne saurait rendre, me dit-elle, l'ami­tié que ces animaux si sauvages portent à ce marmot... Il peut se coucher et dormir tranquillement parmi ces bêtes, sans en avoir rien à craindre. Si elles se battent ou si elles deviennent furieuses, aucune d'elles ne fera de mal à l'enfant. Mâles, femelles, petits, sauteront par-dessus lui sans le toucher ; et si l'un d'eux le blessait, même par inadvertance, les autres tueraient à coups de cornes le délinquant.

Au moment où nous repassâmes en cet endroit, j'eus le plaisir de voir une scène curieuse qui me prouva la force et la réalité de cette singulière affec­tion. Alors les bizons étaient rangés en cercle et for­maient une ceinture de cornes, où leurs yeux d'es­carboucle brillaient comme autant de torches. Tous, poussés par une même pensée, étaient accourus au­tour de l'enfant... Un tigre avait sauté hors du bois pour venir dévorer le pâtre ; mais, quoique l'animal affamé eût bondi comme un obus, avant qu'il arri­vât à la place où dormait l'enfant, les bizons avaient déjà formé le cercle ; et l'un d'eux, saisissant le tigre, l'avait fait sauter à dix pieds en l'air d'un coup de corne ; puis, aussitôt, tous le foulèrent aux pieds... Ce spectacle est un des plus beaux que j'aie vus... Les bizons se remirent à paître tranquillement, après avoir fait leur exécution avec ce sang-froid judiciaire qui leur est particulier. Sûr d'eux, leur innocent gar­dien n'avait, à son réveil, ni marqué la plus légère frayeur, ni jeté le plus petit cri.

Au jour indiqué par Toango, je revins chez lui, muni d'une bonne provision de riz, d'un repas et de tous ses accessoires. Puis, nous nous acheminâmes vers la forêt habitée par les singes. Lorsque nous fûmes parvenus à une clairière sans doute bien con­nue du vieux Malais, il dit un mot à mes esclaves, qui mirent la table et nous servirent à dîner.

Toango avait apporté une espèce de petit tam-tam pour convoquer ses administrés, et il en usa de manière à nous assourdir autant par sa discordante musique que par les cris étranges qu'il poussa.

A sa voix et au son du tambour, les singes accou­rurent de toutes parts. Ce fut une affluence sem­blable à celle des Parisiens sur la route de Saint-Cloud, par un jour de fête..Ils se tinrent à une dis­tance respectueuse ; mais quand Toango leur eut dit quelques mots de douceur et les eut invités, je crois, à dîner, ils vinrent viritim, un à un autour de nous.

Sur l'avis du pontife, nous feignîmes de ne pas les regarder, et ils firent des tours à égayer un roi constitutionnel. Les uns emportaient du riz sous leurs aisselles et dans leur bouche, d'autres venaient déro­ber les grossiers ustensiles que nous avions emportés pour eux. Il n'y a ni paroles, ni pinceaux pour dire ou pour peindre les mouvemens, les physionomies, l'air fin ou spirituel, les lazzis de ces bonnes gens-là. Mais ce qui me fit tout à la fois rire et penser, ce fut l'aspect des vieux singes blessés qui venaient en s'ap­puyant sur des cannes, et se traînaient comme nos invalides errans sur le quai Bourbon. Il ne leur manquait que des jambes de bois ou des bras en écharpe pour me donner une vue en raccourci de la nature humaine. Deux pauvres éclopés arrivèrent jusqu'à la jatte de riz en se donnant le bras. Ce spectacle était vraiment humiliant pour l'homme : la contre­façon vous eût comme à moi semblé trop visiblement parfaite.

Quand les singes eurent tout volé, ils nous don­nèrent des grimaces pour notre argent, en histrions consciencieux. Les uns firent des cabrioles ainsi que des gamins qui demandent l'aumône sur les routes. D'autres nous imitaient gravement et riaient comme nous. Tous ces personnages avaient deux pieds et demi environ. Jaloux de nos regards autant que peu­vent l'être des enfans qui veulent que l'on s'occupe d'eux, pour nous intéresser, ils se surprenaient les uns les autres par des malices semblables à celles des écoliers. C'était tantôt un croc-en-jambes, ou un coup de tête donné par un vieux singe dans la jambe ou le dos d'un jeune qui restait debout à nous voir. En­fin je ne finirais pas s'il fallait tout dire.

Dans le cours de mes voyages j'ai sans doute vu des choses plus intéressantes ; mais rien ne m'a plus amusé que les singes en liberté. Ils connaissent leur patron, car, lorsqu'il alla au milieu d'eux, ce fut à qui le caresserait. Il parlait amicalement aux vieux singes, qui, d'honneur, me parurent l'écouter avec une certaine attention.

Lorsque nous nous en allâmes, ces jolis animaux nous reconduisirent poliment; et, sur la frontière, à leur Pantin ou à leur Montrouge, Toango leur donna quelques petits verres de liqueur qu'ils burent avec des démonstrations incroyables de plaisir. Ils jetèrent des cris de volupté, sautillèrent en cabriolant, volè­rent sur les arbres, et disparurent à moitié ivres.

Plus tard, je fis connaissance avec le prêtre des crocodiles, et j'eus le périlleux honneur de voir ces horribles animaux. Je ne sais rien de plus odieux que leurs yeux ensanglantés, de plus effrayant que leurs gueules béantes. Il y a de vagues ressemblances entre la bêtise cruelle de leurs faces et celles des populaces soulevées ; leurs caparaçons imbriqués, leurs ventres jaunes et sales, sont une image des costumes insur­rectionnels... il ne leur manque qu'un bonnet rouge pour être un symbole de l'an 1793.

Nous restâmes au bord d'un lac où vivaient pai­siblement ces redoutables tyrans. Le pontife des cro­codiles les appela par leurs noms en y joignant quel­ques flatteuses épithètes. Nous avions apporté des dindons, des poules et deux quartiers de bizon pour régaler les habitans marécageux du lac.
Le premier qui vint avait un nom qui répond à notre mot de gentilhomme.

- Viens, mon prince, viens, mon beau gentil­homme ; allons, mon mignon !... montre ton museau...

A cette allocution du Malais, le gentilhomme leva la tête hors de l'eau, et se présenta sur le bord, après avoir fait bouillonner le lac dans toute la direction qu'il suivit pour venir à nous. Il prit un quartier de bizon et se replongea dans l'eau. J'en vis successi­vement quatre. Il y en avait eu cinq dans cet étang. Mais un mois avant mon arrivée, l'un des favoris du curé des crocodiles, ayant dévoré un enfant, avait été condamné à mort par trois prêtres, qui, après ample instruction du procès, le tuèrent et firent une touchante allocution aux quatre autres sur les devoirs des crocodiles envers les enfans.

Lady Wallis me proposa d'aller rendre visite aux serpens, sous les auspices de leur grand-prêtre ; mais la vue des crocodiles m'avait dégoûté de ces excursions.

Il me serait facile de vous décrire Batavia, Bantan, Sourabaya ; mais nous avons tant d'estampes, de pa­ravens, de lithographies, de laques où se trouvent des maisons chinoises, sans compter les décorations trompeuses de nos théâtres, que ce serait une sorte de redite. Puis, j'ai toujours anathématisé les voya­geurs qui m'ont scrupuleusement mesuré les monu­mens ou les sites dont ils ont été voir l'effet ; et comme nous prêtons assez facilement nos goûts à autrui, je suppose que vous épousez mes haines et mes passions. Un livre de voyage est une chimère dont l'imagination doit savoir enfourcher la croupe aérienne, et si l'esprit du lecteur n'est pas assez clair­voyant pour deviner les pays sur échantillon, les sauts et les bonds de cette narration particulière ne lui conviennent pas plus que les bottes ne vont aux puces.

D'ailleurs il n'y a pas de ville européenne qui puisse donner une idée exacte de Batavia. Les Pari­siens, habitués à leurs rues puantes et si mal net­toyées, à leurs laides murailles de plâtre, ne conce­vraient jamais le luxe et l'élégance des maisons de Java, de Calcutta, qui tous les ans reçoivent une couche nouvelle d'une espèce de stuc blanc. Cet en­duit leur donne l'apparence de l'argent, et dessine très-nettement les lignes architecturales. il y a, dans ces villes, bon nombre d'habitations qui, en Europe, passeraient aisément pour des palais. Les Chinois impriment une singulière activité à la population des rues ; mais tous les honneurs du pays appartiennent aux Européens. Là, leur puissance morale est énorme. Aussi, pour faire fortune, il leur suffit d'être sur leurs pieds, bien portans, d'ouvrir les yeux et de savoir compter. Mais ils ont contre eux le climat, l'amour, la Javanaise, le plaisir, la paresse et les Chinois. Ceux-ci, tous habitués à cette dévorante atmosphère et bannis pour toujours de leur pays, s'emparent du commerce, et pratiquent le vol avec une audacieuse impunité. L'habileté trouve des ap­probateurs, même parmi les juges.

Un exemple pris entre mille, parmi les ruses des Chinois, en démontrera la science en fait de vol. Il est chez eux constamment organisé, tout prêt, à moi­tié accompli.

Entrez-vous dans un magasin d'étoffes précieuses, marchandez-vous, achetez-vous un cachemire, un coupon de tamavas... Si, pendant que sur le comp­toir le négociant roule votre emplette, l'enveloppe et la ficelle, il vous arrive de tourner la tête, aussitôt le paquet vole du magasin dans l'arrière-boutique, y disparaît et s'échange pour un autre, contenant des étoffes d'un prix et d'une qualité bien inférieure que jette un apprenti, toujours occupé dans un coin à les envelopper dans un paquet exactement sembla­ble à celui du vendeur. Sans pouvoir vous expliquer cette merveilleuse métamorphose, vous revenez fu­rieux d'être la dupe du Chinois contre lequel tout le monde vous a prévenu ; mais pour toute réponse, le marchand se met à rire...

Le luxe est si grand à Java que les riches sont obligés, comme partout, du reste, de donner une valeur conventionnelle à des riens. En nous embar­quant en France, nous avions été assaillis, le jour même de notre départ, d'une foule de marchands qui nous offraient mille colifichets. Pour me défaire d'un horloger qui s'était attaché à moi, comme un typhus se jette sur un pays, je lui offris 300 francs pièce de plusieurs montres en or extrêmement plates et petites ; il me les laissa, et j'en pris pour mille écus. Ces mon­tres firent fureur à Java, et je vendis les dernières 6,000 francs. Puis, quand je n'en eus plus qu'une, j'ai honte de dire ce que la plus belle et la plus riche des femmes de l'île m'en offrit. Le souvenir de ses propositions me ramène à cette belle vie asiatique, à mes joies, à mes parfums... Éternel désespoir !... Cependant la mémoire humaine, en nous rendant parfois les images d'un bonheur évanoui, fait l'office d'un ami fidèle, elle nous console. Puis elle nous encourage aux espérances de l'avenir par le spec­tacle de nos espérances accomplies
.
Aux heures difficiles de ma vie actuelle, lorsque je veux me faire une grande et splendide fête, je me reporte par le souvenir aux dix mois que j'ai passés à Java. Je me couche sur mes divans de satin chinois, et respire l'air parfumé de mon palais perdu sans retour. Alors, je cherche à me persuader que j'en­tends encore le pas velouté de mes esclaves étince­lantes de pierreries ; le soleil des Indes illumine encore les dessins de mes cachemires, même à travers les nattes de riz ; mes bengalis volent et chantent au­tour de moi ; mes vases à long col, tous pleins d'ar­bustes, m'entourent de leurs suaves senteurs ; je suis vivant au milieu de ce conte arabe, jadis une réalité pour moi ; enfin ma blanche Javanaise est là, éten­due, au milieu de sa chevelure noire, comme une biche sur un lit de feuilles...

Ah ! monsieur, être ainsi dans les langueurs de la volupté satisfaite, fumer des parfums qui arrivent frais et vaporisés aux papilles nerveuses de l'âme... ne rien faire, penser ; être son propre poète ; enter­rer ses rêveries toutes vierges au plus profond du cœur, croyez-moi, cette vie est dans notre monde in­complet ce qui ressemble le plus à ce monde d'adorables perfections nommé, en tous pays, le ciel, et le paradis dans la religion catholique, apostolique et romaine.

Mais, hélas ! rêver ainsi le passé, puis se réveiller en voyant un billet de garde envoyé par la grande prostituée que nous appelons la Liberté nationale, est une horrible souffrance qui ramène dans l'enfer de notre civilisation parisienne, où l'on a honte d'un plaisir, d'une passion ; où le fisc met sa griffe sur une voiture et même sur le sein d'une femme !... Ah ! les Indes sont la patrie des voluptés !... Paris est, dit-on, la patrie de la pensée ! Cette idée console. Cependant la consolation serait plus complète si l'on pouvait rencontrer des Javanaises à Paris ? Hélas 1 il n'y a que des demi-Javanaises, sans che­velures ; puis, les Parisiennes pensent, elles font de l'esprit, et la femme de l'Orient est une bête sublime.

Mais si je voulais vous raconter toutes les singula­rités de ce pays, il me faudrait plus de dix soirées..

*
* *

Merci, dis-je à ce voyageur ; vous m'avez fait voir Java en m'épargnant le fret, les avaries, les tempêtes et la Javanaise.

Alors pendant les sept autres jours que je devais passer à Angoulême, M. Grand-B.......n, en qui j'avais rencontré un second tome tout vivant de Sindbad-le-Marin, me raconta mille aventures plei­nes de terreur, d'amour, de dangers, qui toutes donnaient soif du Gange. Puis il m'abandonna géné­reusement des documents curieux relatifs aux Indes, et dont je tâcherai de bien employer les drames, la poésie, les images, afin de faire dire à ceux qui ne connaissent pas le pouvoir de l'étude :

— Où trouve-t-il donc le temps de voyager ?...

Ou bien :

— Il est fou !... ne le croyez pas, il ne vit que d'illusions !... Il n'a pas plus été à Java que vous et moi.

En effet, bientôt je ne tarderai pas à me retrouver dans la diligence, revenant à Paris à travers les champs de la Touraine et du Poitou, que je pensais ne plus revoir.

Pendant les premiers jours de mon arrivée à Paris, j'eus bien de la peine à me persuader que je n'avais point été à Java, tant ce voyageur avait vivement frappé mon imagination par ses récits. A peine osé-je dire que je rêve des Javanaises, et que je fais at­tention aux chevelures parisiennes pour vérifier si toutes les femmes chevelues sont pâles.

Enfin, s'il est possible d'avoir été plus réellement a Java que je n'y suis allé, je défie tous les voyageurs, anciens et modernes, de s'y être amusé plus que moi et de le connaître aussi bien, aussi mal que je le connais. Vrais ou faux, ces discours fantastiques m'ont inoculé toute la poésie indienne. Il y a des jours, il y a des nuits où l'esprit de l'Asie se dresse, se réveille, passe en moi... Puis, il joue sur une toile imaginaire, tendue je ne sais où, les scènes des fantoccini les plus capricieux... que j'ai l'honneur de vous souhaiter à tous.


NOTES :

NOTE 1.

Amédée Pichot, l'administrateur de la Revue de Paris retrancha du Voyage de Paris à Java ces quelques lignes qui avaient effarouché les typographes et qui lui avaient paru propres à faire rougir les lectrices du recueil :

Là, le génie de la femelle s'est développé plus largement qu'en aucun lieu du globe. La femme y est d'une souplesse innée. Elle possède les mouvements annulaires des plus gracieux reptiles ; elle se plie, se replie, se tapit, se roule, se déroule et se dresse avec la merveilleuse aptitude des lianes ou des convulvulus. Elle saisit l'amour avec toute l'ardeur chimique qui précipite deux substances dont l'une doit dépouiller l'autre de sa couleur et de sa force. Le corps d'une Javanaise semble doué de fluidité ; puis, il y a les torsions rapides que nous admirons chez les bêtes fauves, quand elles se lèvent et partent surprises au milieu de la feuillée où elles étaient couchées. Ces femmes jaillissent, elles pétil­lent, elles éclatent, elles bondissent ; puis elles se calment, elles s'étalent, et, comme la mer apaisée réfléchit le ciel, elles reflètent leur bonheur sur leurs figures rosées par la fatigue passagère de leurs yeux passionnés.

Pichot en informa M. de Balzac le 23 novembre, soit deux jours avant que son récit parût.

« Votre absence me força à un coup d autorité que je n'eusse pas fait sans votre consentement », lui écrivit-il. « J'ai abdiqué toute autorité littéraire, vous le savez, mais ma conscience, sotte peut-être par pruderie, m'a forcé de supprimer de votre Voyage à Java deux phrases de votre description des trémoussements de la femme javanaise. L'imprimerie a été tout aussi scandalisée que moi de cette peinture, si gracieuse d'ailleurs, de l'amour physique. Le double sens, l'équivoque etc., sont des choses terribles dans notre public d'abonnés. Ce qui peut passer dans un volume saute aux yeux dans un article de revue.

» Je ne saurais admettre dans la nôtre ce que je ne puis lire tout haut devant une femme. Ceci est un scrupule tout moral, qui ne choquera en rien votre supériorité littéraire. Mais je vous conjure de ne pas m'en vouloir, car je vous eusse fait l'observation s'il en était temps. Remarquez qu'avec votre écriture difficile, le temps matériel me manque pour lire vos articles avant l'impression ».

M. de Balzac répondit à Pichot, le 3 décembre  1832  :

« Je vous remercie d'avoir retranché les deux phrases qui pouvaient nuire à moi et au journal. C'est un véritable ser­vice. Le drolatique ne doit être que dans le drolatique, et c'est parce que je suis, de mon naturel, chaste, que je puis en faire. Comme j'étais à terminer mon second dixain [des Contes drolatiques], j'ai pu ne pas trop faire attention à des phrases qui rentraient dans le genre dont je m'occupais ».

Le  vicomte   Spoelberg   de  Lovenjoul  qui  retrouva  heu­reusement  ces  phrases  et  qui les  publia  dans  le  Figaro (feuilleton du 16 mai 1899 : Une page perdue de Honoré de Balzac, Notes et documents), écrivait :

« Y avait-il là de quoi faire rougir, à cette époque, tous les lecteurs de la Revue et son imprimerie tout entière ? Nous en doutons un peu ».

Le vicomte, que les « excès » de Zola et de ses disciples scandalisaient lui-même, ajoutait :

« Mais, en tout cas, les temps sont bien changés, car cette page semble aujourd'hui presque anodine, après la boue naturaliste, si longtemps montante, sous laquelle la littérature française a failli plus d'une fois être momenta­nément submergée ! »
 
NOTE 2.

M. Jules Lefranc m'a communiqué une gravure extraite de la France littéraire et reproduisant le tableau qu'un peintre du nom de Jeanron, fort connu de son vivant et estimé à la fois comme artiste, écrivain et administrateur, exposa au Salon de 1840, sous ce titre : Criminels condamnés à cueillir le poison de l'Upas.

Né à Boulogne-sur-Mer en 1807, mort, soixante-dix ans plus tard, à Comborn, dans la Corrèze, Philippe-Auguste Jeanron exposait régulièrement, depuis 1831, au Salon, des toiles remarquées. Il commenta, en collaboration avec Léopold Leclanché, les Vies des peintres illustres, de Vasari. L'un des fondateurs, avec Daumier, de la Société libre de peinture et de sculpture, ami de Louis Blanc, dont il devait orner l'Histoire de dix ans d' « admi­rables vignettes », Jeanron, le citoyen Jeanron fut « requis » au lendemain de la Révolution de 48, « de veiller aux richesses du Louvre et des musées nationaux ». Il s'y employa avec autant de zèle que de goût et d'intelli­gence, débarrassant le Louvre de la galerie de bois qui le déshonorait, réorganisant le salon carré, remaniant les salles au bord de l'eau et procédant à un classement chronolo­gique des écoles. Avec les deux millions que lui vota, sur sa demande, l'Assemblée nationale, il entreprit l'achève­ment et l'embellissement du palais. Par décret du Président de la République, portant la date du 25 décembre 1849, cet homme précieux fut relevé de ses fonctions, où en si peu de temps il s'était distingué, et remplacé par M. de Nieuwerkerke. Aussi dévoué à la cause de ses amis qu'à celle de l'art, Jeanron avait caché dans une cave du Louvre Ledru-Rollin qui, aussitôt évadé du Conservatoire des Arts et Métiers, était allé lui demander asile. Nommé, en 1853, directeur de l'Ecole des Beaux-Arts de Marseille, on lui confia par la suite l'administration du musée de cette ville. Presque tous les musées de province possèdent de ses toiles. Celui du Louvre, qui doit tant à ses efforts, n'en conserve aucune. Jeanron est totalement et, semble-t-il, injustement oublié aujourd'hui. M. Ad. Tabarant qui, avec sa verve si réjouissante, évoqua sa figure sympathique dans sa classique Vie artistique au temps de Baudelaire, m'écrit à son sujet :

Pauvre Jeanron ! Seuls quelques historiens d'art le con­naissent encore. Mais combien sont-ils ? De la réputation qu'il s'était justement acquise avant et après 48, que reste-t-il aujourd hui ? Pas grand'chose. Imaginez que l'une de ses œuvres vienne à passer en vente publique. Elle y sera présentée par quelque ignorant expert, furtivement. Celui qui se l adjugera ne la paiera pas cher, car on ne la lui disputera guère, et lui-même ne l'aura honoré que d'une enchère indifférente, le nom de Jeanron lui étant probable­ment inconnu.

Dans la toile, gravée par A. Wacquez, où Jeanron a dépeint ce prétendu supplice, il a représenté, dans un paysage aride et tourmenté, l'un de ces criminels portant, contraint et forcé, la main sur cet arbre qui fait office de bourreau : le mê­me sort attend sans doute ce misérable que les deux autres Javanais dont les cadavres inertes et révulsés gisent à l'ombre de roches sinistres qu'affleure une rivière limpide et im­passible. Cette scène qui semble peinte d'après nature, est, bien entendu, absolument imaginaire. L'artiste puisa son inspiration à la même source que l'informateur de M. de Balzac, dans les Mélanges de littérature étrangère qui vul­garisèrent le récit mensonger du sieur Foersch, mais à l'en­contre de M. Grand-Besançon, l'honnête Jeanron ne se vanta point d'avoir été, lui aussi, là-bas, dans cette île for­tunée, et d'y avoir croqué, au péril de sa vie, ce terrifiant spectacle qui dut faire frissonner d'horreur les bons et sen­sibles contemporains du Roi-Citoyen. M. de Balzac, s'il se dérangea pour aller voir cette composition romantique, sou­rit mystérieusement, et peut-être engagea-t-il M. Grand-Be­sançon à venir contempler la toile de M. Jeanron qui con­firmait en la matérialisant si exactement son horrifique vision.


(texte non relu après saisie, 26.VIII.07)


Voyage de Paris à Java (couv.)

ACCUEIL   -   SOMMAIRE   -   JOURNAL DES NOUVEAUTÉS   -   BIBLIOGRAPHIE