Théodore de Banville
(1823-1891)

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Une amie
(1885)


Vêtue ou dévêtue dans le plus simple désordre, ses cheveux d'un blond solide et fauve à moitié détachés et épars, à peu près couchée sur un meuble de soie blanche rayée de couleurs claires, dans son boudoir dont la fenêtre était ouverte toute grande sur les jardins, Mme Ève de Nicoli était en proie à un de ces désœuvrements qui suspendent la vie, car lorsqu'ils s'emparent de vous, on trouve alors que la paresse est un travail fatigant et le farniente une occupation trop lourde.

Si cette aimable femme se sentait fort dépaysée, ce n'était pas du tout parce que son mari, déjà un peu vieux, était en voyage ; mais c'est que, libre comme un oiseau, elle ne savait que faire de sa liberté. Elle n'avait pour le moment aucun poignant désir, nulle passion dans le cœur, nul but à poursuivre, et cependant, les parfums capiteux des lilas montaient jusqu'à elle, et doucement l'enivraient ; une tiède brise voltigeait dans ses cheveux follets, et elle était troublée, mais vaguement.

Elle aurait voulu entendre des choses étonnantes ou spirituelles, mais sans avoir la peine d'y répondre, ou être sur un grand chemin à titre de brigande, et arrêter des diligences au profit de quelque impossible restauration monarchique ; ou, comme Phèdre, être assise à l'ombre des forêts, mais dans une bonne voiture ; seulement elle n'avait pas le courage de se faire habiller et de quitter ses pantoufles. A ce moment-là sa petite Arsène, cette soubrette de génie, qui n'était pas étonnée parce qu'elle ne l'est jamais en aucun cas, mais qui avait failli l'être, vint annoncer que M. Georges de Malide insistait pour être introduit, malgré l'heure matinale.

Mme de Nicoli, qui aime Mme Rose de Malide avec une tendresse infinie, devina tout de suite quelque mauvaise affaire, et ne douta plus qu'il y eût quelque anguille sous roche, lorsqu'elle vit entrer le mari de son amie évidemment inquiet, agacé, nerveux, bien qu'il s'efforçât d'ètre charmant, et même naturel.

— Excusez-moi, dit-il, je n'ignore pas que ce n'est pas aujourd'hui votre jour...

— Et, dit Mme Ève avec un bon sourire qu'il est à peine une heure après midi. Qu'arriverait-il pourtant si j'avais besoin d'être belle par artifice, et si je portais de faux cheveux ?

— Madame, fit Georges de Malide, vous ne seriez pas vous-même si vous ne compreniez pas les plus intimes et subtiles pensées. Je me promenais à cheval dans les allées du Bois encore désertes; tout à coup la tendresse des premières feuilles, les arbustes fleuris, le ciel fouetté de blancs nuages, toute cette ivresse du premier printemps qui nous enveloppe, me fit songer à vous, évoqua nettement votre image, et me fit souhaiter de vous voir, car la nature ce matin vous ressemblait !

Quoique je veuille ne m'en souvenir jamais, je me suis rappelé avec une intensité muette et douloureuse qu'au temps où je vous voyais toutes les deux jeunes filles encore, vous et Rose de Salviac, enlacées et embrassées comme des soeurs, je ne savais pas bien laquelle des deux j'aimais, et l'aile hésitante de mon désir palpitait follement entre vos deux chevelures.

— Lors même qu'un tel mensonge serait vrai, dit Mme Ève, ce n'eût pas été une raison pour détruire ce couteau de nacre que vos doigts irrités viennent de briser en mille miettes.

— Eh bien ! dit Malide, vous avez raison ; je ne vous mentais pas, madame, car je ne me suis jamais bien résigné ne à ne voir en vous qu'une amie, mais il est très vrai aussi que je suis un niais, un imbécile, un mari jaloux. Rose m'a quitté pour venir vous voir, et tout de suite j'ai eu la vision d'un malheur; j'ai soupçonné qu'elle n'allait pas chez vous et je suis venu pour m'assurer qu'elle n'y était pas. Que vous dirai-je enfin ? La haine toujours clairvoyante ne saurait se tromper, non plus que l'amour, et à la haine obsédante et farouche que m'inspire le marquis d'Yvers, je sens qu'il est l'ennemi, et ce ne peut pas être pour rien que j'éprouve une si violente envie de le tuer.

— Bien qu'il n'y ait pour cela aucune raison, dit Mme de Nicoli, M. d'Yvers étant un bellâtre et un flâneur inutile, peut-être pourriez-vous le tuer sans grand inconvénient; mais ce qui serait inexcusable, ce serait de soupçonner Rose, si aimante et fidèle.

— Mais enfin, dit Malide, où peut-elle être ?

A cette question cruellement nette, Mme Ève fut embarrassée ; mais par bonheur elle est presbyte, et sans que Malide le remarquât elle put lire de très loin, en parcourant du regard un almanach jeté sur une table, une date providentielle qui fut pour elle le salut et le vivant trait de lumière.

— Il ne faut jamais, dit-elle, savoir où va une femme, qui a raison d'avoir ses mille secrets légitimes, mais croyez surtout qu'une Rose de Malide ne va pas où elle ne doit pas être ! Ingrat que vous êtes, non-seulement votre chère compagne, mais moi aussi, nous avons, en ce qui vous concerne, meilleure mémoire que vous-même, et dites-moi s'il vous plait quelle fête c'est après-demain ?

— Mais, dit Malide, se ressouvenant tout à coup après avoir cherché un instant, n'est-ce pas... la saint Georges ?

— Parfaitement, dit Mme de Nicoli. Vous demandez où est votre femme ; eh bien ! toute baronne que vous l'avez faite, je pense qu'elle est tout bêtement occupée, comme une bonne épicière, à vous préparer pour ce jour-là une surprise, et je vous engage à ne pas vous en plaindre ; l'amour vrai a le droit et le devoir d'être bête, et, tout en vous préparant un cadeau sérieux, Rose a très bien fait, selon moi, si elle a commandé pour le dîner de fête un gâteau de Savoie, surmonté d'une rose artificielle de dix sous, rose comme une pivoine !

L'instant était décisif. Pour employer le mot du conscrit Dumanet, Georges de Malide était convaincu et ne l'était pas, et Mme de Nicoli devinait très bien que, sous peine de tout compromettre, elle devait maintenant lui faire voir des chandelles en plein midi. D'un geste, elle le fit asseoir sur une chaise basse placée très près d'elle, puis abandonnée dans une pose comme non voulue, et enveloppant Georges de son clair sourire, du regard de ses prunelles vertes, de toute la séduction qui émanait d'elle, elle pencha vers lui une main dont les ongles roses et polis sont faits pour troubler une âme.

— Ah ! dit-elle mélancoliquement, les femmes vous sont bien mal connues, et vous les voyez toujours à travers les contes abolis des folles époques de joies ; ah ! je puis vous le dire, moi qui les étudie en moi-même et qui sais le secret de leur résignation désolée, presque toutes sont sages et honnêtes, parce qu'il n'y plus d'amants ailleurs que dans les histoire, et quelle sotte voudrait se damner ici-bas et ailleurs, pour des joueurs égoïstes et niais, qui n'ont ni jeunesse, ni bravoure ? Je n'ai pas épousé, moi, un Georges de Malide ; si M. de Nicoli est sous sous cheveux déjà blancs un ami plein de délicatesse et un vrai galant homme, vous admettrez bien que je n'aie pas pu avoir d'amour pour lui. Cependant je ne l'ai jamais...

— Se peut-il ! dit Georges.

— Nul ne peut se vanter d'avoir même effleuré ceci, dit la blonde Ève en étendant sa main blanche et parfumée, que traîtreusement elle approcha très près des lèvres et des narines de son interlocuteur. Ah ! mon ami, continua-t-elle comme entraînée, je ne vous dirai pas que mes premières années de mariage aient été exemptes de souffrances, de luttes, d'aspirations durement étouffées ; mais si j'ai résisté au trouble qui souvent me déchirait, c'est sans doute par le sentiment sérieux du devoir, mais plus encore parce que je n'ai pas trouvé ou parce que j'ai volontairement fui celui qui eût été la figure vivante de mes rêves. Oui, je le comprends bien, à présent que, revenue de tout, je suis forte et assurée de rester une honnête femme, pour m'entraîner vaincue dans l'orage de la passion...

— Eh bien !

— Il aurait fallu un Georges ! dit d'une voix étouffée et rauque Mme de Nicoli, qui alors planta ses terribles yeux humides dans les yeux du jeune homme. Mais comme il s'élançait vers elle, prise soudain d'un repentir amer, elle s'enfuit vers la porte du boudoir.

— Ah ! s'écria-t-elle, je suis insensée. Adieu, partez, oubliez cette minute de folie ; j'ai dit ce que je ne voulais pas dire, mais ne nous en souvenons jamais !

Là-dessus, avec une allure humiliée et désespérée, Mme Ève sortit. Naturellement, elle trouva derrière la porte sa soubrette, la géniale Arsène, qui avait écouté tout par le trou de la serrure, et qui chaussée, gantée, une ombrelle à la main et son chapeau sur la tête, était prête à sortir. En deux minutes à peine, Mme de Nicoli lui indiqua l'adresse du marquis d'Yvers, lui donna ses instructions, et pour parer à tout événement, lui mit deux billets de mille francs dans sa poche. Par une pantomime étudiée et savante, la belle Ève, en rentrant dans le boudoir, exprima qu'elle croyait Georges parti, quoiqu'elle le vit très bien, penché vers la fenêtre et à moitié caché par le rideau de soie blanche. Puis, à un de ces mouvements irrésistibles que les femmes inventent à merveille, elle envoya vers la porte par où il aurait dû être sorti, deux ardents et rapides baisers.

— Ah ! chère, chère Ève bien-aimée ! dit Georges de Malide en tombant à ses pieds. Elle voulut se reculer, se défendre, mais au contraire, vaincue et lasse, elle laissa Georges attirer vers lui sa tête, et ses cheveux blonds couvrirent et caressèrent le visage du jaloux, qui ne songeait plus guère à sa jalousie. Offensant de mille baisers ses lèvres rougissantes, l'heureux Malide, à qui ces insolents baisers furent rendus, comprit facilement qui si cette lave était, comme elle le disait, revenue de tout, elle ne demandait pas mieux que d'y retourner. Les oiseaux chantaient dans le parc, d'où montaient de chauds effluves, les parfums des lilas se mêlaient à ceux d'une chair adorable, et Georges oubliait aussi parfaitement sa femme que s'il n'en avait jamais eu. Cependant, au bout d'une heure, car tout finit, il retournait à son hôtel, le coeur plein de remords, mais si agréables qu'il se laissait doucement ronger par eux. Enfin, il emportait un regret, car ayant demandé à Mme de Nicoli quand il pourrait de nouveau se rendre criminel, elle lui avait répondu avec toute l'indignation d'une pudeur outragée et sévère :

— Jamais ! avait-elle dit en essuyant une larme, que d'ailleurs Georges ne vit pas ; j'ai été victime d'une minute d'égarement que je déplore ; mais je ne consentirai jamais à trahir volontairement ma meilleure amie !

Toutefois comme la jalousie, ainsi qu'une mauvaise herbe, repousse toujours, en rentrant chez lui, Georges sans se faire annoncer, alla tout droit chez Mme de Malide. Rose, calme, apaisée, souriante, avait bien l'air d'une femme qui n'est jamais sortie que pour le bon motif ; cependant, en voyant son mari, elle se hâta de repousser vivement le tiroir ouvert d'une commode aux bronzes magnifiques. Georges lui ayant galamment annoncé qu'il dînerait avec elle au lieu de dîner au Cercle, elle sortit pour donner ses ordres ; et que vit l'heureux mari en rouvrant le tiroir ?

Une cravache, dont la poignée d'or enrichie de saphirs était un chef-d'œuvre de ciselure et portait admirablement gravées ses initiales G. M. Mme de Nicoli ne s'était pas trompée ; Rose ne songeait à rien qu'à lui souhaiter sa fête, et Georges, non assurément sans raison, se traita lui-même d'imbécile.

Deux jours plus tard, les deux dames s'étant rencontrées au bal donné par la duchesse de Sandt, Rose, que son amie emmena dans un petit boudoir où elles purent être seules, sut alors par le menu comment Ève l'avait tirée d'embarras, et à quel prix.

— Ah ! chère ! dit-elle en baisant avec joie les joues que son mari avait si bien baisées la surveille, à charge de revanche !

— Non, dit Ève, parce que j'ai un trop vieux mari, tandis que pour moi la pénitence a été douce ; mais nous ne sommes pas à cela près, et nous trouverons toujours bien le moyen de régler nos comptes !


(texte non relu après saisie, 02.III.09)

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