Jean Bertot
(1856-19..)

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Charles-Théophile FÉRET,Poète Normand
(1929)


Notre excellent confrère, M. Jean Bertot, a consacré à la mémoire de Charles-Théophile Féret, l'écrivain quillebois, la très intéressante chronique suivante qu'à publiée le journal Le Lexovien.

Les Lettres Normandes sont en deuil. Charles-Théophile Féret vient de mourir.

A notre époque où tout est grisaille, où « tout le monde a du talent », où il semble que le niveau égalitaire ait passé sur les âmes, sa personnalité se détache, puissamment originale, un peu inquiétante parfois, mais jamais quelconque. Il est de ceux qui ont su se faire de fidèles amitiés, et quelques solides inimitiés.

Il n'est que juste de consacrer à cet écrivain énergique et déconcertant une impartiale étude.

Normand, il l'était jusqu'aux moelles. Et pas Normand d'aujourd'hui, mais Normand d'autrefois, Normand du temps des « Danois des Iles Faroer », dont il se vantait d'avoir le parler rauque. Il se sentait « Skalde » ; il ne montait jamais en barque, mais en « Drakkar ». L'instinct des aïeux morts, dit-il :

L'instinct des aïeux morts tracasse encor mes veines,
Sous les pommiers en fleurs je regrette leurs frênes,
Le givre aux pins, les ours blessés de longues pennes,
Près des stupides bœufs le fin rameau des rennes,
Dans les prés verts je rêve aux caps bleus, aux fiords blancs.

Il était né à Quillebeuf, qu'il écrivait Kilboë, et qu'il assurait scandinave, en 1859. Il avait fait de solides études. Il était très instruit, presque trop. C'est une des raisons pour lesquelles, très goûté des lettrés, il n'atteignit pas le grand public, que déroutent les mots savants et les parlers abscons qu'il affectionnait.

Cet écrivain qui devait être si fécond vint tard aux lettres, et ce n'est que vers la quarantaine qu'il commença à écrire. Mais alors, quelle fécondité ! Quelle floraison produisit cet arbre aux racines profondément enfoncées dans le sol normand, aux branches rugueuses et contournées ! La liste complète de ses œuvres occuperait des pages entières. Citons les principales :

Les faunesses. - Louvain. - La Normandie exaltée. - La Normandie Fabuleuse. - Le Bourdeau des Neuf Pucelles. - L'Arc d'Ulysse. - Contes de Quillebeuf et du Roumois. - La Fille du Menuisier. - Hennachius. - Venus medicinatis. -L'Enfant de Mademoiselle Dousse. - Le sixième Précepte. - Sœur Barbue. - Frère de Norvège. - Les Chauffeurs. - La Réincarnation de Claude Le Petit. - Les Cendres d'Ernest Millet. - Léo Trézenik. - Du Mécanisme des Images chez les Poètes Normands contemporains. - Les Origines Normandes de François Villon. - Du Bidet au Pégase. - Anthologie des Poètes Normands. - Ronsard, époux des Nymphes. - Un Impromptu chez le Duc de Choiseul. - Les Palinods. - Le Verger des Muses. -Maître François Villon, cinq actes. - Et nous en passons.

En outre, il collabora à la Revue Normande, aux journaux de Rouen ; il sema sa prose et ses vers aux quatre vents du ciel. Il avait fondé une Revue aujourd'hui introuvable, La Vie Normande, extrêmement curieuse et où il donnait libre cours à sa verve exubérante.

De toutes ces œuvres, inégales certes, mais jamais banales, tout ne restera pas. Mais un livre survivra qui, à lui seul, suffirait à la réputation d'un poète : La Normandie exaltée.

C'est un monument élevé à notre province, un monument bâti à chaux et à sable, où les coups de truelle n'ont pas peur de se montrer, et qui la campe en une figure de fière allure et de haute prestance.

Ch.-Th. Féret s'y retrouve avec ses qualités et ses défauts.

Ses qualités : une langue savoureuse, ferme, gaillarde parfois, qui ne recule pas devant le mot cru, qui même le cherche et se moque du bon goût ; une imagination ardente qui l'emporte presque malgré lui et le rend semblable au P. Tournemine, de Voltaire, « qui croit tout ce qu'il imagine ».

Ses défauts, qui sont une recherche excessive du mot rare, de la rime inattendue, de l'originalité à tout prix, le désir évident d' « épater le bourgeois ». Un jour aux assises de la «Pomme », à Falaise, convié à parler en plein air, - c'était à la sortie de la messe, - il exalta les vieilles maisons en des vers si terribles, avec un verbe si exalté lui-même, avec une voix si sonorement scandinave, qu'un ami lui dit : « Féret, j'ai vu des vieilles dames qui sortaient de la messe se signer en vous entendant : elles vous ont pris pour l'Antéchrist ». Il était radieux. Et pourtant il était assez riche d'idées, de vraies idées poétiques, pour n'avoir pas besoin de recourir à ces procédés inutiles, à ce vocabulaire compliqué qui rendent sa lecture séduisante aux érudits, difficile aux profanes.

Quand on écrit ce vers superbe :

Le beaupré du vaisseau normand est à Jobourg.

et les jolies strophes des Vieilles Maisons :

Ainsi qu'entre vieilles cousines,
Dans le somme familier,
Se heurtent les coiffes voisines,
Les vieux toits semblent sommeiller,
Les chambres si basses, pareilles
Aux cabines des matelots,
Dans leur vitre en culs de bouteilles
Ont les yeux glauques de hublots

on n'a pas besoin d'écrire :

Mais le fils que le Celte a conçu du Varangue
Suit le ventre, o mon Père, immémor de ta langue
Rauque comme les flots sous ton Drakkar qui tangue

ou encore (à Flaubert) :

L'exotisme du type exalte le Pirate
Toi, le mot fauve sous l'oripeau disparate,
Ton verbe truculent tumesce comme un Iarl

C'est que toujours il fut hanté par la phobie du Banal. Il l'a écrit un jour :

« Très jeunes écrivains, sachez qu'il ne faut jamais élire la rime trop facile, en savates éculées, cette fille qu'on a vue rôder à tous les coins des vers. »

Cela l'a entraîné loin, trop loin.

Il faut dire que, dur pour les autres, il était dur pour lui-même.

Dur, il l'était, certes. Car il n'y a pas qu'un Ch.-Th. Féret poète, il y a un Ch.-Th. Féret critique et celui-là est redoutable. Il s'était donné la tâche de courir sus aux mauvais poètes, aux médiocres surtout, et cette mission il l'accomplissait avec une conscience féroce. Dans une étude que nous lui consacrions il y a quelques années, nous l'avions appelé : « Le garde champêtre du Parnasse. »

Le mot fit fortune, parce qu'il était vrai.

Il avait la rancune tenace. Comme échantillon de sa critique, il faut lire l'éreintement auquel il se livra, en six colonnes de la Vie Normande, sur notre presque homonyme, Léon Berthaut. C'est effroyable, et sous l'homme de lettres on sent le tortionnaire. Il est vrai que Berthaut, l'imprudent, l'avait traité de « drôle », de « bête et rageur », et, nous semble-t-il aussi, de « cuistre ». La réponse est intitulée : Deux leçons, dont une de style, à M. Berthaut, de Rennes.

On raconte que lorsqu'on montra à Lamartine le livre des Châtiments, de Victor Hugo, il se borna à dire « Trois cents pages de haine, c'est beaucoup ! »

Six colonnes d'éreintement, c'est beaucoup. Le Christ, pour la Flagellation, n'en avait qu'une.

Nous étions l'ami de Féret. Il ne faisait pas bon être de ses ennemis. Notre obscurité nous sauva de son ire, De minimis non curat praetor. Et pour quelques coups de pattes, qu'il appelle coups de griffes, il nous ignora dans son Anthologie des Poètes Normands, nous trouvant sans doute ou insuffisamment poète, ou insuffisamment Normand. Et nous lui en sûmes gré.

Mais lorsqu'il s'agissait de littérature pure, il était péremptoire. Il reprochait au « Père Hugo » d'avoir construit ses navires de haut bord à coups de chevilles, et ne put jamais accepter cet « hélas ! » auquel le Maître avait recours chaque fois qu'il avait besoin de deux syllabes.

La pauvre Rose Harel, dont Lisieux s'enorgueillit sans la lire jamais, ne trouva pas grâce devant lui.

Un des principaux ouvrages de critique littéraire de Ch.-Th. Féret est un livre fort important, consacré aux Poétesses Normandes, depuis la Jongleresse Adeline (1066) jusqu'à Madame Delarue-Mardrus. A ce livre, d'une érudition remarquable, il a donné ce titre, que nous nous permettrons de trouver plus grossier que spirituel : Du Bidet au Pégase, dont le déplorable mauvais goût est encore aggravé par des dessins explicatifs. Mais, titre à part, on y trouve des études en vers et en prose, on ne peut plus savoureuses et dépassant souvent les bornes de la grivoiserie, sur une quantité de femmes poètes.

Ch.-Th. Féret ne paraît pas avoir pour les bas bleus une particulière tendresse : « Le génie des femmes, dit-il, est une plante rare, qui ne pousse pas dans le potager de Mme de Noailles. »

Infortunée Rose Harel ! Il l'accommode bien ! « Ce fut une pauvre servante qui se crut poète et le fut, si c'est être poète que de souffrir, et de plaindre sa destinée, et d'étirer la pâte des syllabes en vers coupés à la mécanique. »

Pourtant il fait grâce à Charlotte Corday, qui d'ailleurs n'écrivit jamais un vers. Voici l'anathème qu'il lui jette à la face de ses juges :

« A leurs lippes le pus. Au ventre le flux. Et dans l'enfer boullus. »

Quant à Madame Delarue-Mardrus, dont les vers ne sont pas sans avoir quelque parenté avec les siens, il lui consacre des pages toutes vibrantes d'une admiration émue.

Car ce difficile savait admirer. Ce hérissé était le meilleur des amis, n'est-il pas vrai, Robert Campion ?

La Normandie doit à Ch.-Th. Féret une réelle reconnaissance.

Il l'a aimée de tout son cœur ; il l'a chantée de tout son talent ; il l'a peinte comme il la voyait, avec les yeux de l'âme peut-être plus héroïque et plus grandiose, plus scandinave et plus littéraire qu'elle n'est en réalité, mais belle de la beauté que donne la poésie à tout ce qu'elle touche.

Ce fut un curieux poète, auquel il n'aura manqué qu'un peu de simplicité pour être un grand poète.

(texte non relu après saisie, 11.VII.12)

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