Marquis de Boufflers
Stanislas
(1738-1815)

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La chanoinesse
conte

Une superbe chanoinesse
Portait dans ses sourcils altiers
L'orgueil de ses seize quartiers.
Un jour, au sortir de la messe,
En présence de l'Eternel,
En face de tout Israël,
Tandis qu'elle fendait la presse,
Et s'avançait le nez au vent,
Un faux pas fait choir la déesse,
Jambes en l'air, et front devant.
Cette chute fut si traîtresse,
Qu'en dépit de tous ses aïeux,
Qui voulut, vit de ses deux yeux
Le premier point de sa noblesse ;
Car on ne peut nier cela,
Toute noblesse vient de là :
Ce point en valait bien la peine ;
L'ivoire, le rubis, l'ébène,
N'ont rien de plus éblouissant.
Elle avait raison d'être vaine ;
Le beau chevalier qui la mène,
Noble et timide adolescent,
La relevait en rougissant,
Et recouvrait d'un air décent,
Mais plein de feu, mais plein de grâce,
La pudeur prise au dépourvu.
- Eh ! monsieur, dit-elle à voix basse,
Ces messieurs bourgeois l'ont-il vu ?
 
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La fille et le cheval
conte

Dans un sentier passe un cheval
Chargé d'un sac et d'une fille ;
J'observe, en passant, le cheval,
Je jette un coup-d'oeil sur la fille ;
Voilà, dis-je, un fort beau cheval ;
Qu'elle est bien faite cette fille !
Mon geste fait peur au cheval,
L'équilibre manque à la fille ;
Le sac glisse en bas du cheval,
Et sa chute entraîne la fille.
J'étais alors près du cheval ;
Le sac tombant avec la fille,
Me renverse auprès du cheval,
Et sur moi se trouve la fille,
Non assise comme à cheval
Se tient d'ordinaire une fille,
Mais comme un garçon à cheval.
En me trémoussant sous la fille,
Je la jette sous le cheval,
La tête en bas. La pauvre fille !
Craignant coup de pied de cheval
Bien moins pour moi que pour la fille,
Je saisis le mors du cheval,
Et soudain je tire la fille
D'entre les jambes du cheval ;
Ce qui fit plaisir à la fille.
Il faudrait être un grand cheval,
Un ours, pour laisser une fille
A la merci de son cheval.
Je voulais remonter la fille ;
Preste, voilà que le cheval
S'enfuit et laisse là la fille.
Elle court après le cheval,
Et moi je cours après la fille.
Il paraît que votre cheval
Est bien fringant pour une fille.
Mais, lui dis-je, au lieu d'un cheval,
Ayez un âne, belle fille ;
Il vous convient mieux qu'un cheval,
C'est la monture d'une fille.
Outre les dangers qu'à cheval
On court en qualité de fille,
On risque, en tombant de cheval,
De montrer par où l'on est fille.
 
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L'oculiste
conte

Je suis un oculiste habile ;
Mais je dois mon malheur à l'étude des yeux ;
L'espérance d'en sauver deux
M'en a fait crever plus de mille.
Je pleure ceux que j'ai sauvés,
Et non pas ceux que j'ai crevés.
J'aimais, j'étais aimé : c'en est assez sans doute ;
Mais l'objet que j'aimais, que je hais aujourd'hui,
Ressemblait à l'amour, était fait comme lui,
Et comme lui n'y voyait goutte.
Ses beaux yeux confondaient le jour avec la nuit ;
Un voile intérieur baissé sur sa prunelle
Ne rendait pas ma belle à tous les yeux moins belle ;
On l'aimait sans qu'elle le vît ;
Elle ne le savait que quand on l'avait dit :
Le langage des yeux était muet pour elle.
Le ciel, de tout nos biens dispensateur exact,
Au lieu de deux bons yeux avait daigné lui faire
Le don d'un esprit net, d'une mémoire claire,
D'une oreille très-fine, et surtout d'un bon tact.
Ce fut là ma ressource auprès de ma maîtresse :
Quand on sait plaire au tact, le reste suit de près ;
Bientôt, soit force, soit adresse,
Elle comprit que je l'aimais.
Une aveugle qu'on aime aurait tort d'être fière ;
Sur la mienne j'obtins une victoire entière ;
L'amour sur tous ses sens étendit son pouvoir :
Tout m'adorait en elle, et tout disait j'adore :
Ses yeux seuls ignoraient encore
L'art d'aimer comme l'art de voir.
Des yeux l'amour fait grand usage ;
On sait, lorsque l'on est ou que l'on fut amant,
Qu'ils font la moitié de l'ouvrage ;
Mais, belles, convenez que l'on s'en dédommage
Par mille petits riens qui parlent clairement :
Des mots qu'on entrecoupe, un son de voix qu'on baisse,
Un soupir qu'à propos on pousse en vous parlant,
Une main qu'on vous serre, un genou qu'on vous presse,
Un timide baiser qu'on donne et qui se rend,
Valent bien ces regards que l'on nous vantent tant ;
L'amour aux yeux bandés vaut l'amour clairvoyant.
L'amour est un trésor, mais, dans sa douce ivresse,
Le coeur n'est content qu'à demi ;
C'est beaucoup d'avoir sa maîtresse,
Mais il faut encore un ami.
J'en avais un beau, jeune et sage ;
Nous avions même état, même âge,
Son coeur et le mien n'étaient qu'un :
Nous recevions du sort volage
Nos biens et nos maux en commun.
Ses goûts étaient les miens ; ma gloire était la sienne ;
Il était mon conseil, et je me trouvais mieux
De sa raison que de la mienne.
En amitié quoi qu'il survienne,
S'il faut délibérer, au lieu d'un l'on est deux ;
Fort souvent, pour bien voir, il faut plus de deux yeux.
- Ami, lui dis-je un jour, je voudrais pour ma femme
Prendre l'aveugle objet de mon aveugle flamme ;
Mais je suis combattu : dis-moi, ferai-je bien ?
- Pourquoi non ? puisqu'elle t'adore.
Ami, le coeur est tout, et les yeux ne sont rien ;
S'ils servent quelquefois, ils nuisent plus encore.
- Moi j'ignore si c'est par raison ou par air,
Mais je désirerais que ma femme vît clair.
- Pour moi, ce n'est pas mon système ;
Pourvu qu'on soit aimé, qu'importe qu'on soit vu ?
Et dans un bon auteur j'ai lu
Qu'en mariage il est d'une prudence extrême
D'épouser une aveugle ou de l'être soi-même.
Il me donnait un bon avis ;
Mais souvent d'un mauvais on ne peut se défendre.
Au bout de quelque temps je dis :
Si quelqu'un à ma place allait un jour se rendre,
Ma femme pourrait s'y méprendre
Faute de cet utile sens
Qui sert à distinguer les époux des amans.
Je connais ma femme, elle est tendre ;
Et tant que son époux lui serait inconnu,
Elle pourrait l'aimer dans le premier venu.
Pour éviter le cocuage
Je prétends donc que ma moitié
M'apporte avec son amitié
Un oeil ou deux en mariage.
Il faut des yeux dans un ménage ;
Il faut des yeux, sans doute, et ma femme en aura.
Dites-en, mon ami, tout ce qu'il vous plaira.
Oui, trop aimable enfant, le ciel m'était propice,
Même en te refusant le jour ;
Il fermait tes beaux yeux pour que je les ouvrisse ;
Tes yeux ne devaient être ouverts que par l'amour :
Après vingt ans de nuit ils verront la lumière ;
Demain tu jouiras d'un nouveau sentiment ;
Les rayons du matin frapperont ta paupière
Le jour naîtra pour toi des mains de ton amant.
Le coeur plein d'espérance, et de crainte, et de zèle,
J'essayai dès le lendemain.
On eût dit que l'Amour sur les yeux de la belle
De sa main conduisait ma main.
Le tissu délicat de sa faible prunelle
Se sentit agité soudain
D'une vibration nouvelle :
Pour la première fois de la voûte éternelle
La lumière descend dans ses yeux éperdus.
Il s'ouvre dans son âme une porte de plus ;
Un nouveau monde naît pour elle.
Elle me voit, me fixe, et jette un cri d'horreur,
Puis lorgne mon ami : «Qu'est donc ceci ? lui dis-je.
Me fuirais-tu ? Par quel prodige,
En te donnant des yeux, ai-je perdu ton coeur ?
Quand tu reçois un nouvel être,
Devais-je en attendre ce prix ?
Ah ! si je ne puis plaire à des yeux que j'ouvris,
Ton oreille du moins devrait me reconnaître.»
Elle ne répond qu'à demi,
Et lorgne toujours mon ami.
«Non, non, je vois bien ta méprise ;
C'est moi que ton oeil cherche en lui.
Je suis, répondit-elle, également surprise
D'entendre et de voir aujourd'hui.
Il est des traits que dans mon âme,
Avant d'ouvrir mes yeux, l'amour avait gravés :
Ils faisaient mon bonheur, ils nourrissaient ma flamme ;
Mon coeur les a bien conservés.
Cette image si chère à mon âme charmée,
C'est en lui seul que je la vois ;
Et c'est de vous que vient la voix
Qui m'apprit que j'étais aimée.
- Mais tu me répondais.. mais tu m'embrassais.. Mais..
- Pardonnez, une aveugle a bien droit de confondre ;
Quand je vous répondais je croyais lui répondre.
Ah ! vous pouvez lui dire à quel point je l'aimais.
- Mais ne m'es-tu pas fiancée ?
- Je le suis à quelqu'un. C'est un fait bien certain.
Mais, quand je vous donnais la main,
A lui je me donnais au fond de ma pensée.»
L'infidèle soutient son dire mordicus,
Ainsi qu'on le soutient d'ordinaire aux cocus.
Puis après elle ajoute, avec un air honnête :
«Entre vous deux, messieurs, je dois prendre un parti,
Et ne puis prendre qu'un mari ;
Ainsi pour lui ma main avec mon coeur est prête,
Je la dois à lui seul, s'il la veut recevoir ;
Quant à vous, je vous dois le bonheur de le voir ;
Comme un ami commun vous serez de la fête.
Je l'aimais en vous ; aujourd'hui
Je vais vous épouser en lui.»
Les cornes à ces mots me viennent à la tête.
Je sors de la maison, et je cours en tous lieux
Pour fuir, ou pour crever, si je puis, tous les yeux.
Les malheurs du bon oculiste,
Ami lecteur, vous apprendront,
Si vous êtes bon moraliste,
A laisser les gens tels qu'ils sont.

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