Jospeh Boulmier
(1821-18..)

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Notice historique et critique sur la villanelle
(1878)


LA VILLANELLE DE PASSERAT

Le mot « villanelle » se rattache à l’espagnol et à l’italien villano, vilageois, paysan, en vieux français « vilain » ; le tout remontant au latin villa, métairie, maison des champs.

Villancejo, villancete, villancico », tels étaient les noms castillans de cette sorte de petit poème ; villanciquero, « villanellier », désignait un faiseur de villanelles. C’est ainsi que Mme de la Sablière appelait son la Fontaine un « fablier ».

La villanelle était, à l’origine, tantôt une pieuse et naïve cantilène que les pauvres serfs attachés à la glèbe entonnaient en chœur sous leur agreste chaume, aux longues veillées des environs de la Noël, tantôt une chanson pastorale faite pour accompagner leurs danses rustiques sous la naissante feuillée d'avril.

Plus tard, — je veux dire vers la fin du seizième siècle, — ce fut tout simplement une espèce de romance tendre et galante, ou même, parfois, une chansonnette passablement leste et grivoise. Nos bons aïeux étaient coutumiers du fait.

Avant d'aller plus loin, je dois faire observer que la villanelle n'a jamais été, — comme par exemple le triolet, le rondeau, le sonnet, la ballade, le chant royal, — une forme poétique d'un rhythme spécial et rigoureusement défini. Elle appartient à la famille plus indépendante de l'ode, du madrigal, de l'épigramme ; et, sauf un refrain quelconque, toujours obligatoire, — puisque sa nature est de pouvoir être chantée et même « dansée » — chacun, sans hérésie aucune, peut la revêtir du costume qu'il préfère. Affaire de goût.

Témoin la jolie villanelle de Philippe Desportes, — il n'a fait que celle-là, malheureusement, — que tout le monde, le monde lettré bien entendu, sait ou doit savoir par cœur :

VILLANELLE

Rozette, pour vn peu d'absence
Vostre cœur vous auez changé,
Et moy, sçachant cette inconstance,
Le mien autre part i'ay rangé ;
Iamais plus beauté si legere
Sur moy tant de pouvoir n'aura :
Nous verrons, volage bergere,
Qui premier s'en repentira.

Tandis qu'en pleurs ie me consume,
Maudissant cet esloignement,
Vous qui n'aimez que par coustume,
Caressiez vn nouuel amant

Iamais legere girouëtte
Au vent si tost ne se vira ;
Nous verrons, bergère Rozette,
Qui premier s'en repentira.

Où sont tant de promesses saintes,
Tant de pleurs versez en partant ?
Est-il vray que ces tristes plaintes
Sortissent d’vn cœur inconstant?
Dieux, que vous estes mensongere !
Maudit soit qui plus vous croira !
Nous verrons, volage bergere.
Qui premier s'en repentira.

Celuy qui a gaigné ma place
Ne vous peut tant aimer que moy,
Et celle que i'aime vous passe
De beauté, d'amour et de foy.
Gardez bien vostre amitié neuue,
La mienne plus ne varîra,
Et puis nous verrons à l'espreuue
Qui premier s'en repentira.

Témoin encore les deux ou trois villanelles que l’on rencontre dans l’Astrée, au nombre des poésies qui en émaillent assez heureusement la prose monotone et assoupissante.

De ces deux ou trois villanelles, je vais en transcrire une, où d'Urfé me semble avoir eu, notamment dans le couplet où il est question de la « girouette », une formelle réminiscence de son devancier Desportes :

VILLANELLE D'AMIDOR
REPROCHANT VNE LEGERETÉ.

A la fin celuy l'aura
Qui dernier la seruira.
De ce cœur cent fois volage,
Plus que le vent animé,
Qui peut croire d'estre aimé
Ne doit pas estre creu sage ;
Car enfin celuy l'aura
Qui dernier la seruira.

A tous vents la girouette
Sur le faiste d’une tour,
Elle aussi vers toute amour
Tourne le cœur et la teste.
A la fin celuy l'aura
Qui dernier la seruira.

Le chasseur iamais ne prise
Ce qu'à la fin il a pris ;
L'inconstante fait bien pis,
Mesprisant qui la tient prise :
Mais enfin celuy l'aura
Qui dernier la seruira.

Ainsi qu'vn clou l'autre chasse,
Dedans son cœur le dernier
De celuy qui fut premier
Soudain vsurpe la place ;
C'est pourquoy celuy l'aura
Qui dernier la seruira.

J'arrive au moment où l'histoire de la villanelle devient tout à fait curieuse.

Un beau jour, après avoir parlé successivement du rondeau, du triolet, de la ballade, du lai, du virelai, du chant royal, l’auteur de je ne sais plus quel traité de versification, bâclé à la diable comme ils le sont à peu près tous, abordant à la fin la villanelle, eut l'idée, ou plutôt la chance, de citer comme modèle de ce dernier genre, — en quoi du reste il n'avait pas tort, — certain naïf chef-d'œuvre échappé, Dieu sait comme, à la plume du savant Passerat.

Bien que je l'insère plus loin, en tête de mon humble volume, comme on ne sera pas fâché, j'en suis sûr, de le savourer deux fois, je me hasarde à le placer encore ici :

VILLANELLE.

J’ay perdu ma tourterelle :
Est-ce point celle que i'oy ?
Ie veus aller après elle.

Tu regrettes ta femelle ?
Hélas ! aussi fay-ie, moy :
I’ay perdu ma tourterelle.

Si ton amour est fidelle,
Aussi est ferme ma foy ;
Ie veus aller après elle.

Ta plainte se renouuelle ?
Tousiours plaindre ie me doy :
I’ay perdu ma tourterelle.

En ne voyant plus la belle
Plus rien de beau ie ne voy :
Ie veus aller après elle.

Mort, que tant de fois i'appelle,
Pren ce qui se donne à toy :
I’ay perdu ma tourterelle,
Ie veus aller après elle.

Ici j'ouvre une parenthèse.

Ceux des lecteurs de ma génération qui n’ont pas encore mis de côté leurs vieux souvenirs de collège se rappelleront sans doute, à ce propos, une toute petite pièce, inspirée par le même sentiment doux et candide , et citée par le bon abbé Tuet dans son Guide des humanistes, avec une traduction en vers latins. C'est un dialogue entre un passant et une tourterelle. Je vais le reproduire de mémoire, car je ne l’ai jamais oublié :

LE PASSANT.

Que fais-tu dans ce bois, plaintive tourterelle ?

LA TOURTERELLE.

Je gémis : j'ai perdu ma compagne fidèle.

LE PASSANT. 

Ne crains-tu pas que l'oiseleur
Ne te fasse mourir comme elle ?

LA TOURTERELLE.

Si ce n'est lui, ce sera ma douleur.

L'auteur de ce gentil dialogue avait lu, je le parierais, la villanelle de Passerat. Mais, comme on dit, revenons à nos moutons.

La tourterelle de Passerat une fois lancée dans la circulation, qu'arriva-t-il ? Tous les traités de versification qui se succédèrent et
se copièrent « à la queue leu leu », escortant telle ou telle grammaire, tel ou tel dictionnaire de rimes, ne manquèrent pas de la ramener en scène, et surtout de la présenter comme un type dont il était absolument interdit de s'écarter.

J’en connais même qui ont été jusqu'à en donner ainsi la recette : « La villanelle se fait sur deux rimes, l’une en elle et l'autre en oi. »

C'était raisonner en oie, calembour à part. Après cela, suivant l'expression vulgaire, on n'a plus qu'à tirer l'échelle.

Eh bien ! je le déclare sans crainte : on peut, comme je l'ai fait moi-même, feuilleter l'un après l'autre tous les traités de versification du quinzième et du seizième siècle ; on n'y trouvera pas la moindre trace de la tourterelle de Passerat, c'est-à-dire rien qui ressemble à ce joli rhythme.

Bien plus : après avoir interrogé scrupuleusement, page à page le recueil complet des poésies françaises de Passerat, publié en 1606, je n'ai pu y déterrer que deux villanelles.

C'est de la seconde que j'ai parlé tout à l'heure.

Quant à la première, la voici :

VILLANELLE.

Qui en sa fantasie
Loge la ialousie,
Bientost cocu sera.
Et ne s'en sauuera.

Qu'on mette en vne cage
Cest oiseau sans plumage :
Bientost cocu sera,
Et ne s'en sauuera.

 contempler sa mine
Qu'vne coëffe embeguine,
Bientost cocu sera,
Et ne s'en sauuera.

Son regard se rapporte
Au tor (1) qui cornes porte ;
Bientost cornu sera,
Et ne s'en sauuera.

Son front, qui bien retire (2)
A vn cornu satyre,
Bientost cornu sera,
Et ne s'en sauuera.

On le voit : c'est tout bonnement une grosse « gauloiserie », et rien de plus ; ni pour le fond, ni pour la forme, on ne peut rapprocher cette villanelle de sa sœur cadette, — la vraie, la bonne.

C'est le rhythme de cette dernière que, naturellement, je me suis empressé d'adopter.

Je m'étonne seulement que personne encore n'ait constaté que Passerat en était bien, sans aucun doute possible, le premier et l’unique inventeur.

Que voulez- vous ! Il en est probablement des inventeurs littéraires comme des autres : habent sua fata.

Il serait à désirer, j'en conviens sans peine, que dorénavant cette forme si heureuse de la villanelle devînt définitive, comme l’est depuis longtemps la forme du sonnet.

En ce cas, on pourrait en formuler ainsi les règles :

Le vers de sept syllabes, pimpant et dégagé d'allure, est le vers attitré de la villanelle.

Elle se fait sur deux rimes, féminine et masculine. On peut, à volonté, commencer par l'une ou par l’autre. Masculine ou féminine, la rime initiale, donnant le ton à la pièce entière, est et se nomme la « dominante ».

Il en est, à cet égard, de la villanelle comme de ce charmant rhythme du seizième siècle, où la dominante est masculine :


Quand ce beau printemps ie voi,
I’apperçoi
Raieunir la terre et l'onde,
Et me semble que le Iour
Et l'Amour
Comme enfans naissent au monde...

et qui a été repris ainsi de nos jours, avec la dominante féminine :

Sara, belle d'indolence,
Se balance
Dans un hamac au-dessus,
Au-dessus d'une fontaine
Toute pleine
D'eau puisée à l'Ilissus.

La villanelle se compose, en tout, de cinq tercets suivis d'un quatrain. Plus, ce serait trop : on mettrait du plomb aux ailes de ce léger poème.

La dominante commence et termine chaque tercet, au milieu duquel s'insère la rime non dominante.

A partir du deuxième tercet, le premier et le troisième vers du premier tercet servent tour à tour de refrain. Il importe de les ramener d'une manière tellement exacte et naturelle que l’un quelconque des deux ne puisse pas, tout aussi bien, prendre la place de l'autre, et réciproquement. C'est un défaut que je n'ai pas toujours su éviter.

Ce premier et ce troisième vers, qui renferment en eux le sentiment ou l'idée dont la pièce entière n'est que le développement, se placent ensemble, comme un bref résumé, au bout du quatrain final.

J'ai essayé de faire pour la villanelle ce que, bien avant moi. Voiture a fait pour le rondeau ; en d'autres termes, j'ai rimé tant bien que mal une villanelle « technique », une villanelle donnant les règles de la villanelle. Je ne sais trop si j'ai réussi. Bah ! la voici, quand même :


POUR FAIRE UNE VILLANELLE.

Pour faire une villanelle.
Rime en « elle » et rime en « in »,
La méthode est simple et belle.

On dispose en kyrielle
Cinq tercets, plus un quatrain,
Pour faire une villanelle.

Sur le premier vers en « elle »
Le second tercet prend fin ;
La méthode est simple et belle.

Le troisième vers, fidèle.
Alterne comme refrain
Pour faire une villanelle.

La ronde ainsi s'entremêle ;
L'un, puis l'autre, va son train :
La méthode est simple et belle.

La dernière ritournelle
Les voit se donner la main :
Pour faire une villanelle
La méthode est simple et belle.

Ce vilain mot de « technique », dont je me suis servi tout à l'heure, me fait songer à une chose : c’est que le procédé matériel n'est rien, si l’on n'y ajoute la « manière de s'en servir ». L'outil n'est rien, sans la façon.

La façon, ici, c'est le style.

En fait de style, ce qu'il faut avant tout à la villanelle, c’est du tendre et du naïf. Les souvenirs aimés, les mirages du cœur, les divins enfantillages de l'amour, voilà son meilleur domaine. Cependant, comme elle est bonne fille, elle consent parfois à être sérieuse. Mais ce qu'elle abhorre, et à juste titre, — en raison de son origine paysanne, — c'est l’emphase, la sonorité banale, la mièvrerie prétentieuse, la jonglerie des mots. « L'anguille aime à être écorchée vive, » au dire de la Cuisinière bourgeoise ; la villanelle n'est pas de cette humeur, et à ceux de messieurs les Parnassiens qui prétendraient l'accommoder de la sorte, elle répondrait aussitôt par cette apostrophe, un peu rude, quoique évangélique : « Hommes, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi ? »

Je crois vraiment avoir épuisé, dans ce qui précède, tout ce que j'avais à dire au sujet de la villanelle, principalement de celle que cet excellent Passerat a créée et mise au monde. Pour finir, maintenant que l’on connaît la fille, quelques mots sur le père ne seront peut-être pas de trop.

C'était un fin et déluré Champenois, — en dépit ou peut-être même à cause de la « trogne » plantureuse que nous offre son effigie gravée dans l’édition de 1606 ; — et ce n'est jamais lui qui a dû compléter la centaine dans le fameux et stupide dicton avec lequel on a si longtemps calomnié sa province.

En cela. Je ne prêche pas pour mon saint, car j’ai l'honneur d'être Bourguignon : mais... la justice avant tout.

Jean Passerai naquit à Troyes, le 18 octobre 1534, et mourut à Paris, le 12, d'autres disent le 14 septembre 1602. Je n'entrerai pas, sur son compte, dans de longs détails biographiques : on les demandera, si l'on veut, à la Biographie universelle des frères Michaud ou à la Biographie générale de MM. Firmin-Didot. Régent d'humanités au collège du Plessis, commensal pendant vingt-neuf ans du maître des requêtes Henri de Mesmes, successeur de l'illustre et infortuné Ramus dans la chaire d'éloquence latine au Collège royal (aujourd'hui Collège de France), il fut l'un des auteurs de la célèbre Satyre Menippée, ce roi des pamphlets. Les vers en sont de lui et de Nicolas Rapin, à l'exception de la Lamentation de l'Ane ligueur, qui est de Gilles Durant.

Je n’ai pas à l’apprécier ici comme poète latin. Comme poète français, il suivit la tradition savante de la Pléiade, mais en l'assaisonnant de sel gaulois, et en la tempérant de bon sens provincial, on pourrait même dire national.

Au surplus, l’homme est tout entier dans son épitaphe, composée par lui-même, et que voici :

Iean Passerat icy sommeille,
Attendant que l’ange l'esueille.
Et croit qu'il se resueillera
Quand la trompette sonnera.

S'il faut que maintenant en la fosse ie tombe,
Qui ay tousiours aymé la paix et le repos,
Afin que rien ne poise à ma cendre et mes os,
Amis, de mauuais vers ne chargés point ma tombe.

C'était, — à l'instar de Remy Belleau par exemple, — un chercheur souvent heureux en fait de nouveautés rhythmiques. Je ne puis résister au plaisir d'insérer ici, comme preuve de mon assertion, l'odelette suivante, une de ses meilleures trouvailles :


DU PREMIER IOUR DE MAY.

Laissons le lit et le sommeil
Ceste iournée :
Pour nous l’aurore au front vermeil
Est desià née.
Or (3) que le ciel est le plus gay,
En ce gracieus mois de may,
Aimons, mignonne ;
Contentons nostre ardent désir :
En ce monde n'a du plaisir
Qui ne s'en donne.

Viens, belle, viens te pourmener
Dans ce bocage ;
Entens les oiseaus iargonner
De leur ramage.
Mais escoute comme sur tous
Le rossignol est le plus dous,
Sans qu'il se lasse.
Oublions tout deuil, tout ennuy,
Pour nous resiouir comme luy :
Le temps se passe.

Ce vieillard contraire aux amans
Des aisles porte,
Et en fuyant nos meilleurs ans
Bien loing emporte.
Quand ridée vn iour tu seras,
Melancholique, tu diras :
I’estoy peu sage,
Qui n'vsois point de la beauté
Que si tost le temps a osté
De mon visage.

Laissons ce regret et ce pleur
A la vieillesse ;
Ieunes, il faut cueillir la fleur
De la ieunesse.
Or que le ciel est le plus gay,
En ce gracieus mois de may,
Aimons, mignonne ;
Contentons nostre ardent désir :
En ce monde n'a du plaisir
Qui ne s'en donne.

Ne parlons ici que de l’agencement des vers. Eh bien ! entre nous, cette cadence-là me semble autrement heureuse et variée, autrement souple et vivante, que la strophe uniforme et solennelle dont Malherbe et, après lui, Jean-Baptiste Rousseau et Lefranc de Pompignan, ont si souvent usé, voire abusé :

Que direz-vous, races futures,
Si quelquefois vn vray discours
Vous recite les auentures
De nos abominables iours ?
Lirez-vous, sans rougir de honte,
Que nostre impieté surmonte
Les faits les plus audacieux,
Et les plus dignes du tonnerre,
Qui firent iamais à la terre
Sentir la colère des cieux ?

Et, maintenant, concluons en peu de mots :

Sans doute, ce fut un grand honneur pour Jean Passerat que d'avoir pris part à cette bonne œuvre, à cette œuvre patriotique de la Satyre Menippée ; mais ce n'est pas non plus un mince titre de gloire que d'avoir créé, — sans le savoir, on peut le dire, et comme en se jouant, — le plus joli rhythme peut-être, le plus délicat joyau que renferme l’écrin, déjà si riche, de notre vieille poésie française.

J'ai tout bonnement et hardiment essayé, dans le présent volume, de marcher sur ses traces, — d'un peu loin, mon Dieu ! je l'avoue, — sans trop me faire illusion, et convaincu d'avance qu'il était bien difficile, pour ne pas dire impossible, — même à plus malin que moi, — de perdre comme lui sa tourterelle.


NOTES :
(1) Taureau.
(2) Qui fait songer à…
(3) Maintenant.  

(texte non relu après saisie, 06.II.11)

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