Paul Bourget
(1852-1935)

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Flirting Club
(1885)


LE salon où nous avait introduits sir James Ennis nous parut digne, par l'exquisité de son ameublement, d'être l'asile favori d'un personnage aussi raffiné que notre délicat compagnon. Sur le plafond peint de couleurs tendres, des oiseaux exotiques ouvraient leurs ailes bariolées. Des soies du Japon tendaient les divans. Des globes de nuances finement roses, suavement vertes, à peine bleues, distribuaient un jour de féerie, mais d'une si voluptueuse douceur dans la demi-teinte, — que l'oeil en était comme caressé, — jour délicieux d'artifice et qui convenait seul au spectacle hors de comparaison qu'offrait ce club plus isolé dans le voisinage de Piccadilly que s'il eût été à la pointe extrême du Land's end, ce Finistère anglais. Quinze hommes peut-être s'apercevaient de-ci de là, en frac de soirée, le bouquet à la boutonnière, causant arec des femmes en toilette de soirée, elles aussi, toutes belles à faire se retourner un passant dans la rue, et d'une beauté qui se relevait encore par le contraste. Tout un sérail choisi par d'habiles connaisseurs d'amours s'encadrait dans le décor précieux des soieries filigranées d'or. La candeur anglaise riait dans les yeux, frais comme l'eau, d'une femme qui montrait ses dents. Une juive, au profil de Judith, fumait une cigarette de la pointe de ses lèvres duvetées, en fronçant par minute ses sourcils trop épais sur ses yeux trop noirs. Et, brunes ou blondes, elles accoudaient leurs bras nus sur les coussins, elles riaient ou parlaient avec les hommes, tandis que d'une salle voisine quelques rires mêlés à de petits bruits de fourchettes attestaient que d'autres soupaient. Un jeune homme, assis au piano, jouait avec un peu de raideur, mais de la passion, un morceau du Mefistofele de Boïto. Comme un relent de white rose, de zingari et d'autres parfums plus capiteux traînait dans l'air de cette pièce mystérieuse qui procurait une impression unique de petite maison et de très haute société. Car si la beauté des femmes triées évidemment sur le volet par une concupiscence réfléchie évoquait l'image du sérail, d'autre part l'attitude correcte des hommes, la réserve des gestes de ces femmes elles-mêmes et aussi une perfection de confort incomparable excluaient toute idée d'orgie et de mauvaise compagnie. C'était le Flirting Club, dont sir James nous avait entretenus la veille.

« Mon amie n'est pas encore arrivée, fit-il, après avoir erré partout, mince et souple dans son habit, cintré à la taille, puis évasé dans le haut des basques, qui lui donnait une allure d'insecte à élytres noires. — Prenez place..., vous voyez le club quasi au complet, ce soir... » — Il ajouta : « Dix-huit en tout et deux invités à qui l'on demande l'engagement de silence que je vous ai demandé, car chaque membre peut à tour de rôle amener deux amis une fois par semaine, et voilà tout le côté des hommes. Quant aux dames, leur nombre est illimité ; mais les principes d'admission sont si durs, que c'est vraiment une bonne fortune inouïe d'avoir pu réunir ces quelques dix personnes que vous voyez ici...

« Oui, si durs ! continua-t-il en voyant un sourire s'ébaucher sur notre visage. Vous pensez bien, fit-il avec un haut-le-corps d'une respectabilité toute britannique, que je ne vous ai pas conduits dans un mauvais lieu. Cc petit club est demeuré rugoureusement fidèle à son nom de baptême : c'est un Flirting Club et ce n'est que cela... Chacun des hommes doit accepter comme première condition de n'être jamais l'amant d'aucune des femmes reçues dans ce salon, comme chacune des femmes doit s'engager à ne jamais être la maîtresse d'aucun des hommes qui font partie du club. La porte franchie, aucune des personnes qui se sont rencontrées ici ne doit reconnaître les autres. Aucun nom ne doit être prononcé. S'il y a des infractions, elles sont cachées comme des adultères de luxe. Chacune des femmes passe, en outre, un examen de beauté, et je vous donne ma parole que nous sommes sévères...

« Et si vous demandez la raison qui nous a déterminés à ce bizarre arrangement, vous étonnerai-je en vous disant que cette raison est on ne peut plus sérieuse et, en un certain sens, philosophique ? Ceci remonte à deux années déjà. Nous causions à sept ou huit, vieux amis, dans le fumoir d'un autre club, très grave celui-là, et nous parlions du suicide récent d'un de nos plus chers camarades. Nous fûmes unanimes à constater que nous nous ennuyions autant que lui, et que nous étions en bonne voie de nous dégoûter, nous aussi, de l'existence. Nous n'étions cependant ni ruinés, ni déshonorés, ni malades. Nous avions la même fortune, les mêmes distractions, les mêmes amours que jadis. Mais il y avait quelque chose de tué en nous, et quoique notre causerie se maintînt sur un ton de plaisanterie aimable, comme il convenait, pourtant un observateur eût deviné que nous n'étions rien moins que gais, quand un ancien lauréat d'Oxford, philologue érotique, — auquel on doit une édition très savante des fragments de Mimnerme, — nous expliqua la cause de notre ennui en nous citant de nombreux passages de ceux des anciens qui ont professé une science complète de la volupté. — Vous avez tué en vous le désir, nous disait-il, et il n'est de bonheur que dans le désir... — Je vous passe les développements pour courir à la conclusion. Nous voyant tous séduits par l'évidence de sa thèse, notre Épicurien nous raconta, par le menu, le projet, depuis longtemps caressé par lui, d'un lieu de rendez-vous clandestin, où la règle serait, comme dans les musées, de regarder, mais de ne pas toucher. Il ne s'agissait de rien moins que d'un art à apprendre, l'initiation à cette sorte de dilettantisme : la volupté interrompue. Pour se prêter à cette suprême délicatesse de l'esprit et des nerfs, il fallait, ajouta-t-il, des hommes de plus de trente ans, et de moins de cinquante. Avant trente ans on désire trop, aprés cinquante ans on regrette trop. Le programme consistait donc à réunir des viveurs assez fins pour jouir d'un peu d'épuisement, assez intellectuels pour préférer un parfum de liqueur à la liqueur même, en un mot de vrais Romains de la décadence,  et c'est ainsi que le Flirting Club fut fondé...

« Mais le plus curieux de l'affaire, continua sir James, — en savourant le malicieux plaisir de nous étonner, — c'est qu'à la suite d'une indiscrétion, mais qui apprit aussi que nous mettions un point d'honneur à tenir notre pari, les femmes furent piquées, comme d'une tarentule, par l'envie folle d'entrer dans notre club. Nous reçûmes des lettres de presque tous les boudoirs de tous les mondes. Ce furent d'abord des femmes entretenues, puis des actrices, puis toute l'incertaine légion des personnes séparées ou veuves, et nous faisions passer l'examen de beauté avec des rigueurs d'impartialité implacables, d'autant que cet examen de beauté comprend un examen de toilette et de luxe. Nous n'admettons pas qu'une femme puisse être véritablement belle si à son charme de nature elle ne surajoute tout le charme de l'artifice, et, si vous voulez, tout le byzantinisme des étoffes ; et dernièrement notre triomphe a été complet. Une véritable lady s'est présentée parmi nous et vient d'être reçue membre du cercle.

« C'est que la dite lady a jusqu'ici été donnée comme le parangon de l'amour conjugal par tout ce qu'il y a de bouches puritaines dans les salons les plus puritains. Mariée à un baronnet qu'une paralysie cloue sur une chaise longue depuis six ans, elle a soigné ce mort vivant avec des scrupules de soeur de charité, lui offrant à manger, l'habillant de ses jolies mains blanches, et ne voilà-t-il pas qu'elle pose sa candidature à notre club, un matin, sans crier gare, sous le prétexte que nos statuts lui plaisaient, qu'elle ne savait où passer les soirées, et qu'après tout, puisqu'une jeune femme ne saurait échapper à ce que les hommes appellent une cour, mieux valait que cette cour fût d'avance et pour jamais sans arrière-pensée ?... Mais la voici qui entre... ! »

Nous vîmes, en effet, apparaître dans le salon tendu de soies japonaises une femme de trente ans peut-être, dont la robe, très ajustée, laissait deviner un buste de jeune fille, à peine devenu plus opulent par la maturité. Elle était en blanc, toute blonde, avec des yeux qui pâlissaient aux lumières. son corsage, beaucoup plus échancré par derrière que par devant, découvrait la raie tentatrice de ses épaules en dessinant à peine la naissance de sa gorge... « James, fit-elle après les présentations, et comme nous nous asseyions pour souper, je vous préviens que j'ai grand'faim et que je suis très gaie...

— « C'est alors que sir Archibald va mieux ? » interrogea notre ami...

— « Précisément, répondit-elle, — quand il est souffrant comme ces derniers jours, je n'ai plus le cœur à flirter... »

Nous mangions des huîtres au moment même où elle prononçait cette phrase, de ces petites huîtres anglaises qui ressemblent à des ostendes noyées dans du lait. La salle à manger était décorée de tapisseries d'une couleur doucement passée ; après avoir jeté ces paroles du bout de ses dents, qui luisaient dans sa bouche entr'ouverte, la jeune femme souleva son verre où blondissait le champagne sec, et le vida par petites gorgées, lentement. — Nous n'avons jamais deviné si James nous avait mystifiés, et si nous avions soupé, cette nuit-là, en compagnie d'une grande dame, étrangement perverse, ou bien avec une fille, étrangement raffinée et aristocratique.

(texte non relu après saisie, 29.01.09)

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