Émile Cabanon
(18..-18..)

leaf.gif

Un roman pour les cuisinières
(1834)

leaf.gif

 
I

LE théâtre représente un petit salon, au premier étage, sur le jardin, rue Saint-Lazare, à Paris. Ce salon est asiatiquement décoré. Tenture bleu lapis, à galons d'argent. Trois rideaux aux fenêtres : un pour faire jour, en mousseline blanche ; un pour faire demi-jour en moire bleu de ciel ; un pour faire nuit, en velours bleu de roi. Plafond treillagé d'or, tapis ottoman ; graves fauteuils dorés ; cheminée en porcelaine de Sèvres, modelée par Chenavard ; rien dessus. En face, une console de marbre chargée de quatre candélabres et d'une pendule qui fut vendue comme bien national, en 1793. - Elle avait été saisie chez la Dubarry. - Au fond de l'appartement, une porte en bois de citronnier, arabesquée d'ébéne, etc., etc., etc. Voilà qui commence absolument comme la plus banale et la meilleure comédie que jamais Barba ait éditée. C'est qu'arrivé au bout de ma première page, je ne sais encore si je dois conter ou dramatiser l'histoire véritable dont j'ai résolu de gracieuser le public. Que Lucifer m'enrhume, si je sais à quoi me résoudre ! drame ou roman ? Prendras-tu des billets à la porte d'un théâtre, ou des volumes chez un éditeur, honnête homme de public ? Me voilà entre deux idées, couché sur mon divan. Je regarde au plafond, ce conseil d'état de la bourgeoisie pensante, mon plafond est aujourd'hui tout pâle, sans voix et sans avis ; je ne trouve sur mon plafond qu'un rayon de soleil étroit comme une lame d'épée, allant tout droit de la fenêtre à l'alcôve. Tout bien considéré, je ferai un roman : à la grâce de Dieu ! Va pour un roman. On ne situe pas le roman.

Ce paragraphe, mes honorées lectrices, vous tiendra lieu de préface.

Vous en voilà quittes à bon marché.

Dans le salon ci-devant décrit étaient deux jeunes hommes. L'un, le maître du logis, se tenait à la renverse dans un de ces fauteuils de forme gothique dont on s'est ressouvenu de nos jours avec tant de bonheur ; confortable fauteuil qui se prête aux caprices les plus déhanchés de la paresse opulente. Ce jeune homme paraissait avoir vingt-trois ans, peut-être en avait-il vingt-deux, ou vingt-quatre, mais assurément il n'en avait ni vingt et un ni vingt-cinq. Le visage de ce jeune homme aurait fait l'orgueil de la femme la plus modeste. Des yeux noirs pleins d'un doux éclat, un nez grec, une petite bouche vivement accentuée par deux moustaches minces et brunes ; puis des cheveux blonds, gracieusement bouclés, tombant en grappes de chaque côté de ses joues rosées. Le reste de sa personne était à l'avenant de cette tête charmante : des formes sveltes, heureusement proportionnées, et les plus belles mains du monde, des mains fines et blanches qui auraient excité le mépris d'un Spartiate, mais qu'une Parisienne amoureuse devait baiser avec délices.

Ce jeune homme se nommait Julio de Clémantine.

- Un heureux hasard avait joint la poésie de ces noms à la poésie de cette beauté.

Le costume de Julio était d'une rare simplicité. Il portait une robe de chambre en cachemire orange, un gilet de satin mauve, et un pantalon de matin en velours vert. Sur sa tête était posé un bonnet grec en brocard d'argent, et ses pieds jouaient dans des pantoufles de tapisserie.

Vis-à-vis de Julio, étaient un chevalet, une toile, et un jeune homme qui peignait son portrait sur cette toile.

- Vous avez un regard que le pinceau peut difficilement traduire, mon cher Julio, lui dit le peintre en le regardant fixement. Causons.

- Vous êtes le onzième peintre qui me dit cela, vicomte, et c'étaient des peintres de métier, les dix autres.

- Un regard plein de feu et de suavité, d'homme vendu au diable.

- Plaît-il ! monsieur le vicomte.

- De don Juan, allons. - S'il a fait onze malheureux, combien a-t-il fait de malheureuses ?

- Que sais-je ? Je n'ai jamais su compter en rien : ni en amour, ni en finances. Mon intendant et mon alcôve peuvent me tromper aisément.

- Fat et fou !

- Fat, parce que je suis fou, et fou, parce que je suis fat. Du reste, personne ne s'en plaint. Je suis riche et beau, je le sais et puis le dire sans vanité, puisque je méprise d'aussi grand coeur ma richesse que ma beauté, et que je jette le tout par les fenêtres, avec une souveraine indifférence.

- Blasé à votre âge !

- Oui, blasé ! ce dont j'enrage cordialement; car qui est-ce qui n'est pas blasé aujourd'hui ? Quel est le héros de roman ou de drame qui n'est pas blasé dans les fictions de nos barbouilleurs, et dans les réalités parisiennes, quel est le jeune homme ayant eu une maîtresse pendant trois nuits, un tilbury de louage pendant trois semaines, et ayant gagné ou perdu, une fois, cent louis entre les deux bougies d'une table de jeu, ou sous les quinquets de Frascati, qui ne soit blasé ? blasé comme un vieux duc ! c'est un air que chacun se donne aujourd'hui ; les clercs d'huissier sont blasés, et les marchands de contremarque prennent du poison pour sortir d'une vie dont ils ont respiré tous les parfums et vidé toutes les coupes ! On a bien outrageusement encanaillé le suicide, mon cher artiste.

- Et c'est ce qui vous assure une longue vie, Julio ; car vous avez trop bon ton pour ne pas patienter et tout attendre du temps. A qui destinez-vous le portrait que je fais ? à une femme, je parie ?

- Pariez, Michel, et vous gagnerez. Ceci ressemble à l'évangile : frappez à la porte et l'on vous ouvrira ; allez au spectacle, et vous verrez la comédie. Les évangélistes étaient de grands académiciens. Mais il s'agit de mon portrait qui est pour une femme, ainsi que vous l'avez spirituellement gagé, splendide sorcier que vous êtes !

- Et, sans indiscrétion, peut-on savoir quelle est cette heureuse mortelle ?

- S'il y avait indiscrétion, j'aurais plus de plaisir à vous le dire. L'heureuse mortelle, c'est la marquise.

- Laquelle de vos marquises ?

- Vous en avez menti par la langue, Michel Ange ! Dieu me damne ! si j'ai jamais bosselé front de marquis, que je sache. J'ai toujours respecté les couronnes mêlées de fleurons et de perles. La marquise en question, c'est tout avunculairement La Nadaillac, une tante honorée, brave et digne damoiselle, à qui je fais un cadeau bien désintéressé ; car si l'honnête chanoinesse a trois millions au soleil, elle a tout autant de bâtards à l'ombre.

- Vrai Dieu ! vous avez beau jeu d'être désintéressé, avec deux cent milles livres de rente que vous avez.

- Vous vous trompez, vicomte, je n'ai pas de rentes, pas un sou de rente ; je n'ai qu'un capital, que je mange, jour et nuit, depuis huit ans.

- Tête destituée de cervelle ! Et quand vous en serez réduit au dernier écu, que ferez-vous ?

- Dieu est grand, Michel, et n'abandonne pas l'orphelin !

- Quand une fois il lui a fait une aussi belle part qu'à vous, il est quitte avec lui.

- Qu'est-ce que la part, sans la grâce nécessaire pour la conserver ? Est-ce ma faute à moi si, resté orphelin en bas âge, j'ai eu un tuteur stupide, qui, a quinze ans, m'a dit : Prends ces fermes, ces maisons, cet argent, et va ! Je suis allé : grand train, pardieu ! avec mes jambes de quinze ans, mes yeux, mon coeur, ma raison et mes appétits de quinze ans. J'ai vendu, j'ai réalisé, j'ai fait un monceau, comme un avare, et puis j'ai plongé mes mains dans l'or, mes bras dans l'or, et j'ai joui. Oh ! oui, j'ai eu des bonheurs qui auraient dû me tuer, frêle que je suis. Je puis dire que j'ai vécu, moi ! que j'ai été heureux, moi, que j'ai eu de tout, moi ! je puis me permettre d'être blasé, moi !

Ici, Julio, qui s'était échauffé dans ses discours, prit un verre de limonade, et retomba dans un grand silence, jouant avec un épagneul noir, pendant que le vicomte Michel s'était remis à peindre.

L'entretien ne fut repris qu'au bout d'un quart d'heure, et voici dans quelle circonstance ! L'épagneul ennuya Julio, qui lui dit : A bas Pirame ! Et comme la bête demeurait les deux pattes de devant appuyées sur les genoux de son maître, Julio fit un mouvement, repoussa son chien, et voulant le châtier, envoya sa pantoufle tomber sur les bras de Michel.

- Voilà une bien belle pantoufle, dit Michel.

- Et si je vous disais qu'elle a été brodée par une princesse, vous me diriez encore : laquelle de vos princesses ?

- Et vous, croquant d'amour, qui respectez si fort le blason, vous me répondriez : Dieu me damne ! si j'ai jamais baisé front princier.

- Le fait est que la princesse ne m'est de rien. Cet hiver, un soir, j'étais au faubourg Saint-Germain, aristocratisant, comme un vrai gentilhomme que je suis. On distille fort agréablement le pavot de l'autre côté des ponts. Je m'ennuyais le plus noblement du monde, auprès d'une table où trois siècles en quatre volumes se livraient aux silencieuses joies d'un Boston, lorsque la maîtresse de la maison annonça une loterie pour les pauvres de la paroisse, et étala sur le tapis d'une table divers objets, ouvragés, dit-elle, par les dames de sa société. Sur chaque lot, il y avait le nom de l'ouvrière, et le prix des billets était laissé à la galante et généreuse dévotion des fidèles et des infidèles de ces dames. Il y avait à côté de moi un grand obélisque d'Anglais, qui soupirait comme un soufflet d'orgue, en regardant une petite femme merveilleusement jolie, qu'on me dit se nommer la princesse Sabine de Menzicoff, jeune moscovite qui s'était vertueusement arrachée aux douceurs du ciel natal, pour échapper à la passion czarienne du grand Nicolas.

Mon Anglais prit dix numéros qu'il paya un double louis chaque. On se récria sur cette britannique munificence. Moi, par esprit national, je ne pris qu'un numéro, pour lequel je donnai un billet de mille francs. L'enthousiasme fut à son comble : il y eut même une baronne qui s'évanouit d'admiration. Les baronnes ont généralement le système nerveux très irritable. On tira les lots. Le gentleman ne gagna rien pour ses dix doubles louis ; et moi, pour mon billet de banque, je gagnai les pantoufles ci-contre. La Providence est juste.

Le lendemain, mon Anglais entra chez moi.

Après trois saluts :

- Monsieur, je m'appelle Williams Black Blaymore.

- Je m'appelle Julio de Clémantine, monsieur, confidence pour confidence.

- Je suis baronnet, j'ai mes titres.

- On dit que je suis comte, je veux bien le croire.

Nouveaux saluts.

Après un instant de silence, sir Williams, me lançant un regard profondément scrutateur, avec un sang-froid d'outre-manche, et une de ces gravités que le paquebot nous importe, m'adressa cette question :

- Etes-vous amoureux de la princesse Sabine de Menzicoff ?

A cette exubérante interrogation, un fou rire me prit à la gorge et m'étrangla de ses joyeuses griffes, un de ces rires qui vous dilatent la poitrine et vous renversent sur votre fauteuil, les quatre fers en l'air.

L'insulaire ne sourit même pas, lui, tant il était de bonne foi.

Quand mon hilarité fut assouvie, je répondis avec majesté :

- Baronnet, je sais les devoirs de l'hospitalité ; c'est à votre qualité d'étranger que vous devez ma réponse franche et monosyllabique. Vous m'avez demandé si j'étais amoureux de la princesse, je vous réponds : non !

- C'est bien.

- Ce n'est ni bien ni mal, c'est.

- Vous avez excusé ma question toute anglaise, j'excuse votre gaîté toute française.

- C'est un échange de procédés qui consolide l'indissoluble alliance des deux grandes nations. Vive la France !

- Vive l'Angleterre ! répondit Williams en brandissant sa canne de rhinocéros. Vous n'êtes pas amoureux de la princesse ; j'en suis amoureux, moi, amoureux comme un fou.

- Comme un fou ? Ah ! Mylord, vous empiétez sur le territoire français. Ceci est un véritable envahissement, et au nom de l'équilibre européen, je m'y oppose.

Le baronnet se leva, et ouvrant une croisée de mon salon, me dit :

- Venez voir mon équipage, monsieur.

Son équipage était un délirant phaéton attelé de deux chevaux, tels que jamais à Hyde-Parc on n'en avait admiré d'une robe plus brillante, d'une croupe plus arrondie, d'une encolure plus superbe, d'une tête plus fine, de quatre jambes plus déliées.

- Oh ! dis-je, voilà un royal attelage !

- Royal ? Je ne sache pas un roi de l'Europe qui ait le pareil. Ces chevaux sont donc du goût de votre seigneurie ?

- Très fort.

- Les voulez-vous ?

- Expliquez-vous, mylord ; et si vous devez les vendre, dites-m'en votre prix.

- J'en veux un prix énorme.

- Dites.

- Je veux pour ces deux chevaux les pantoufles que vous avez gagnées hier, un cheval pour chaque pantoufle.

Le rire ne vint pas à mes lèvres, tant j'avais ri tout à l'heure. Je répondis simplement

- Je vous comprends, mylord, vous voulez me donner vos chevaux pour mes pantoufles, afin que la princesse, apprenant ce haut prix mis à ses oeuvres, en soit touchée et vous en récompense. Très bien ; cette fois, votre folie est toute anglaise, et je la tolère. Mais ce marché est impossible, parce que tout l'honneur qu'il vous ferait serait à mon détriment. On me blâmerait d'avoir mis à profit la folle enchère de votre passion. Je ne veux pas faire marchandise de mes pantoufles, mylord.

- Par grâce, monsieur le Comte !

- Non, non ; ce moyen est impraticable. Je ne demande pas mieux que de mettre en votre possession ces pantoufles dont mes talons ne se soucient. Cherchons donc un biais honnête. Si je vous les donne, votre but est manqué ; car n'ayant fait aucun sacrifice pour les avoir, on ne vous saura aucun gré de les posséder. Nous les disputer à la pointe de l'épée, ce ne serait faisable que si, moi aussi, j'y attachais quelque pris. A ces parties, il faut que l'enjeu soit égal pour chaque partner.

- Je comprends.

- Cherchons donc une autre composition qui vous fasse honneur, sans que la délicatesse me défende d'y accéder.

Nous cherchâmes longtemps. A la fin, il me dit :

- Je ne trouve rien.

- Et moi j'ai trouvé, répondis-je. Aucun sacrifice ne vous coûterait ?

- Aucun : parlez.

- Voici. Je vais jeter au feu une de ces pantoufles, et je vous donnerai l'autre. Alors, n'ayant qu'une pantoufle, vous ne garderez qu'une jambe, et vous vous ferez couper l'autre. Cette amputation sera de bon goût, on la trouvera sentimentale, sublime, et la princesse ne pourra trop reconnaître ce sacrifice.

-L'idée est bonne, répondit le baronnet. Cependant, comme le cas est grave, je vous demande la permission d'y réfléchir jusqu'à demain.

- A votre aise, mylord.

Sir Williams prit congé de moi et se retira. Le lendemain, tandis que j'attendais sa visite et sa décision, j'appris qu'il était parti dans la nuit pour Londres, avec la princesse, heureux et bipède.

Je gardai les pantouffles.

Au moment où Julio achevait son histoire, la porte du salon s'ouvrit, et un petit nègre entra vêtu d'une livrée moitié française, moitié mauresque.

- Que voulez-vous, Similor ? dit Julio à son groom.

- Monsieur, c'est une dame qui vous demande.

- Laquelle ?

- Cette fois, c'est vous qui l'avez dit ! s'écria le peintre. Je me retire.

- Faites entrer, Simmilor.


II

JULIO rajusta les boucles de ses cheveux, rafraîchit le noeud de sa cravate et les plis de sa robe de chambre, et, prenant une pose voluptueuse, il attendit.

Similor reparut, et, d'un air discrètement respectueux, introduisit une dame voilée.

Julio se leva, salua, et d'une main avança lui-même un fauteuil, tandis que de l'autre, il fit signe à son page de se retirer.

Similor sortit. L'étrangère et Julio s'assirent. Elle se posa sur son doux siège avec la grâce d'une femme et la majesté d'une reine, sans écarter le voile qui tombait de son chapeau.

Ce voile était noir, et les arabesques de la broderie qui le couvrait étaient si épais, que le regard de Julio, cet avide et perçant regard de jeune homme, ne parvint pas à pénétrer à travers le rempart de gaze et de soie qu'ils formaient. Il n'avait pu jusque-là admirer qu'une taille parfaite et qu'un pied mignonnement proportionné.

- Vous me permettrez, monsieur, dit-elle, de ne soulever mon voile que dans quelques instans. J'ai plusieurs choses à vous dire et plusieurs réponses à recevoir de vous avant de vous montrer mon visage.

- Madame, répondit Julio, malgré ma légitime curiosité, je m'incline devant votre volonté souveraine. Restez voilée, et faisons du bal de l'Opéra, si c'est là votre bon plaisir.

- A merveille.

La voix de l'étrangère était onctueuse et suave. Elle continua :

- Vous avez eu dans votre vie bien des aventures, monsieur, et vous avez rencontré bien des femmes, des femmes de toute sorte, et vous avez été le héros de bien des intrigues bizarres peut-être.

- Peut-être, comme vous le dites, madame.

- Ne vous en défendez pas, vous avez suivi votre vocation de jeune homme. Vous avez usé et abusé de votre âge et de vos avantages, c'était dans l'ordre.

- Et le monde s'est mêlé de mes affaires ; il a mis ses oreilles et ses yeux aux vitres de mes fenêtres et aux fentes de ma tapisserie. Il a bien fait, c'est son métier. Puis il a colporté ce qu'il a vu et entendu, et grossi ses fringantes annales des chétifs épisodes de mon histoire, et cousu à son manteau les chiffons qu'il m'a volés. C'était encore dans l'ordre.

- Pourquoi ces reproches amers, monsieur ? Sont-ils donc bien justes ? N'est-ce pas vous qui avez un peu entrouvert votre croisée quand le monde passait, et qui avez exprès égaré vos billets doux dans la rue, pour qu'ils devinssent de l'histoire, et brodé vous-même de votre blanche main le manteau du monde ? Soyez sincère.

- Vous me connaissez mal, madame, je méprise souverainement la stupide admiration que le genre humain professe pour ce qu'il appelle les hommes à bonnes fortunes. Je n'ai jamais travaillé pour la galerie. Je fais de l'amour pour le plaisir de mon coeur quelquefois, de mes sens le plus souvent ; pour ma renommée, jamais. A la foule je jette la boue que font voler les roues de ma voiture, c'est tout ce qu'elle mérite. Je suis trop fier pour avoir de la vanité.

- Ce sont de belles paroles ; mais qui me dit qu'elles soient franches, et que vous n'exaltiez pas votre discrétion pour avoir ma confiance ?

- Vous ne le pensez pas : chercher à capter votre confiance, quand c'est vous qui venez me trouver et me parler  ? Je n'ai aucun mal à prendre pour cela, et je suis bien sûr de savoir tout ce que vous pourrez me dire, sans me donner la peine d'une interrogation.

- Et si je sortais tout de suite sans rien vous dire, que penseriez-vous de moi ?

- Je penserais que vous n'avez rien à me confier, et n'étiez venue chez moi que par un vain caprice, tel qu'il en voltige quelquefois sur vos têtes chevelues, mesdames ; je supposerais que vous avez entendu parler de mon faste, et vouliez savoir comment j'étais logé, et de quelle étoffe était ma robe de chambre, de quelle couleur étaient les rideaux de mon lit.

- Pour me vanter après cela d'avoir eu vos bonnes grâces, n'est-ce pas ?

- Je ne dis pas non, cela s'est vu.

- Et de mon voile, que penseriez-vous ?

- Que vous êtes une grande dame en bonne odeur de vertu, ou une courtisane laide.

- Et la seconde de ces suppositions vous empêcherait sans doute d'accepter un quart d'heure de mes faveurs, si j'y mettais pour pris le mystère du masque.

- Non pas, car ce que je vois me suffit, et me donne pour le reste la poésie de l'illusion. Et puis le mystère me plaît ; et ne vous ayant pas vue, il n'est pas une femme de Paris que je ne pusse croire avoir possédée.

- Vous êtes un homme de bonne composition.

- C'est selon.

- Mais la question n'est pas là, et c'est vous qui en changez le terrain en m'interrompant. Je ne vous ai pas parlé de vos intrigues galantes pour en critiquer la publicité ; j'en voulais venir à vous dire que de toutes ces aventures, celle dont ma visite est le sujet sera peut-être la plus singulière.

Un sourire d'incrédule dédain plissa légèrement la lèvre de Julio.

L'étrangère entrant vivement dans son sujet, ainsi qu'on aborde toutes les questions difficiles, ne s'arrêta pas à ce sourire et continua son discours.

- Je me nomme Cidalise, monsieur, mon mari est riche, très riche, et augmente chaque jour sa fortune dans de hautes spéculations. Vous l'aurez peut-être rencontré dans le monde où il est fort lancé et fort considéré, et où je vais peu, moi. Mon mari est pour affaires à Berlin depuis deux mois, et pendant son absence il m'est arrivé un malheur.

Julio fit un mouvement, et comme il allait parler, Cidalise, d'un geste, l'invita au silence.

- Ce malheur, continua-t-elle, est et sera toujours mon secret. Il y a quelque chose chez nous autres femmes qui domine et maîtrise le penchant que nous avons à parler de nous - l'amour propre. Le mien est intéressé à ce que je me taise ; et puis il y a une tête d'homme qui tient encore à ce secret, aussi est-il enfoncé dans mon coeur comme dans un tombeau sur la pierre duquel deux gardiennes seraient assises, la vanité et la pitié.

- Ainsi, dit Julio, ce secret est bien mort et ne ressuscitera qu'au jugement de Dieu, et non au jugement des hommes ; c'est convenu.

La voix de Cidalise, qui, en touchant à la corde mystérieuse de son discours, était devenue grave et solennelle, s'adoucit et reprit le ton enjoué qu'elle avait au début de la conversation. Elle continua.

- Si je ne vous ai pas rencontré dans mes rares apparitions dans le monde, monsieur... Julio, en revanche et comme par fatalité, j'ai bien souvent entendu parler de vous. Votre nom et vos actions m'ont bien souvent été rapportés par les brises babillardes qui, soufflant de la société, venaient rafraîchir et animer l'air tiède et calme de ma solitude.

Julio s'inclina modestement.

- On vantait votre personne beaucoup ; votre esprit autant que votre personne, vos sentimens autant que votre esprit. On m'a dit que vous étiez riche et généreux, brave et bon, plus fou qu'un sage, et plus sage qu'un fou ; méprisant vos avantages, malgré le profit. qu'ils vous font ; prodiguant votre or sans souci et sans calcul ; fier et emporté, mais docile et obéissant à la grave autorité des préjugés dont se compose l'honneur. Les actions qu'on m'a contées de vous confirment toute cette belle renommée qui vous est acquise ; aussi ai-je conçu pour vous la plus profonde estime, et c'est cette estime qui m'a encouragée et décidée dans la démarche que je fais aujourd'hui.

Cidalise, en disant ces mots, ôta son gant et laissa voir une main plus blanche, plus satinée, plus correcte que toutes celles qu'a effilées le pinceau de Lawrence.

- Le malheur dont je vous parlais tout à l'heure, ce secret que mon coeur ne révélera pas, où non seulement mon amour-propre, mais encore mon sort sont engagés avec la vie d'une autre personne, ce secret peut encore arriver aux oreilles du monde, jusque sur la place publique, si on ne lui ferme promptement, et sans retour, la voie par laquelle il pourrait s'échapper. Pour cela, monsieur, il me faut soixante mille francs, et je viens vous les demander.

Le regard de Cidalise perça comme un éclair les mailles de son voile. Julio ne sourcilla pas ; son visage resta immobile comme une peinture.

- Ceci, monsieur, n'est point une requête banale d'une femme galante à un jeune homme riche. Je vous dirai le nom de mon mari, et vous verrez que je suis une grande dame. Vous vous informerez de moi, et vous apprendrez que je suis une femme honnête et pure ; que sur ma robe d'épouse il n'y a pas une tache. Il y en aura une bientôt, sans doute ; mais je ne veux pas du moins qu'elle soit de sang ; aussi suis-je venue et vous ai-je tout dit. Ce n'est pas un emprunt que je vous fais, car je ne suis sûre de rien dans l'avenir. Cependant, j'ai trop de délicatesse pour réclamer un pur don. Tout généreux que vous êtes, la somme vaut la peine d'un refus, surtout pour qui est adroit et spirituel, et saurait au besoin s'en prévaloir. Je me suis donc résignée à tout, ayant calculé les chances et trouvé de compte fait que j'avais plus à gagner qu'à perdre dans le marché, car c'est un marché. Vous avez de l'or, donnez ; moi je vous donnerai... ce que j'ai. Voyez si l'affaire vous convient.

Cidalise, d'une main, tendit à Julio une carte de visite sur laquelle était le nom de son mari, et de l'autre, elle écarta son voile.

C'était un ravissant visage.

Julio, roulant dans ses doigts la carte qu'il avait lue, regarda Cidalise.

- Madame, dit-il, ceci est étrange en effet. Je connais monsieur le marquis dont toute l'Europe sait le nom aussi illustre qu'honorable : quelle est la somme que vous avez désignée ?

- Soixante mille francs.

Vous avez peut-être vu dans les cartons d'un amateur, ou bien sous les vitrages d'un étalagiste, une gravure d'assez médiocre exécution, représentant un marchand arménien vendant une odalisque à un pacha.

Le pacha est mollement étendu sur son tapis, accoudé sur une pile de coussins ; il savoure lentement la légère fumée d'un narguilé dont le tube flexible se roule et se tord à ses côtés comme un serpent aux écailles d'or. Le regard de l'heureux mahométan exprime un singulier mélange de volupté rêveuse et d'aride calcul ; la femme qu'on lui vend pose devant lui avec insouciance ; peu lui importe le maître qu'elle aura, pourvu qu'elle passe d'un bazar dans un sérail. C'est une gravure fort amusante à voir, et fort bien faite, sinon quant au dessin, du moins sous le rapport de la moralité qui en ressort.

Cidalise et Julio, en ce moment, ressemblaient parfaitement aux deux principaux personnages de ce tableau, à l'odalisque et au pacha.

Cidalise posait, et Julio, tout prodigue qu'il était, marchandait un peu, avec le plaisir qui lui était si singulièrement offert, ou peut-être rêvait-il au moyen de rendre l'aventure aussi piquante que possible, et d'en avoir pour son argent.

Il y eut onze minutes d'un parfait silence. Julio le rompit par ce mot

- J'accepte.

Cidalise fit un mouvement de tête approbatif, où ne se peignait ni joie, ni regret, ni surprise.

- J'accepte, reprit Julio ; mais je vous demande trois jours.

- Soit.

- Peut-être ne me comprenez-vous pas bien, j'ai eu tort de vous dire trois jours, c'est de trois nuits qu'il s'agit.

- C'est différent. Cependant je ne me montrerai pas plus difficile que vous en affaire.

- Celle-ci sera donc partagée par tiers, soldée par tiers ; pardon du mot : mais le commerce est prosaïque et brutal. Je me réserve encore d'arranger le roman à ma guise. Je fixerai le lieu de nos entrevues selon notre caprice, et nous commencerons demain, si cela vous arrange ; car, dit-il en montrant un petit portefeuille d'or ciselé, j'ai là notée sur mon carnet d'échéances une lettre de change à acquitter vers minuit.

- A demain donc, dit Cidalise en se levant.

- J'aurai l'honneur de vous écrire dés le matin, madame.

Et comme durant cet entretien le jour avait baissé, Julio sonna.

- Eclairez madame.

Cidalise avait rabattu son voile ; Julio la salua respectueusement. Elle sortit.


III

L'HEURE qui suivit cette visite fut donnée par Julio à de belles et vaniteuses rêveries. Cette femme l'aurait rencontré dans le monde, et follement éprise ; après bien des combats peut-être, venait lui conter une fable romanesque bien apprise pour colorer son amour, et se rendre avec quelque poésie. N'était-il donc pas fait à ces intrigues si facilement dénouées, où, sans frais et sans avances, il n'avait eu d'autre mérite que celui de se rendre avec la grâce qu'on lui savait ?

Mais c'est en vain qu'il évoqua tous les souvenirs de ses dernières années, et qu'il assista de nouveau dans sa pensée aux plus somptueuses fêtes des deux faubourgs, aux plus belles soirées du théâtre Italien : jamais il n'avait vu cette sévère et majestueuse personne dont il se serait sans doute inquiété, lui, Julio, que les autres femmes fatiguaient de leurs regards. Pourtant il fallut abandonner ce thème qui chatouillait si doucement son orgueil ; il fallut bien se dire que dans cette femme, dans sa démarche, ses discours, son œil à la fois si fier et si mordant, il y avait bien un mystère, mais qu'à coup sûr il n'y avait pas d'amour.

Quel que fût d'ordinaire son empire sur lui-même, Julio resta préoccupé, n'apparut qu'un instant dans sa loge à l'Opéra, et fit d'assez mauvaise grâce les honneurs du rendez-vous dont il avait dit deux mots à Cidalise quelques heures auparavant. Mais la nuit lui rendit tout son sang-froid, il n'avait pas accoutumé ses idées à tant de fixité, et ce fut avec la plus complète nonchalance qu'il écrivit à Cidalise le billet suivant, qui n'avait guère d'autre caractère que celui de la concision.

« Je serai chez moi à minuit, madame, mon noir vous attendra à la porte de mon hôtel qui donne sur la rue Blanche.
Similor vaut à lui seul tous les muets d'un sérail.
Une voiture de place sera à vos ordres toute la nuit à cette même porte.
J'ai l'honneur d'être, madame, votre très humble et très obéissant serviteur. »

« Julio de CLÉMANTINE.  »

Et tout en faisant rouler dans ses doigts, à la lumière d'une bougie, le bâton de cire parfumée qui tombait sur cette lettre en lames flambantes d'or et d'azur, Julio se disait : - Je serais bien fou vraiment, si, dans une pareille aventure, j'allais me casser la tête à savoir quelle conduite il me faudra tenir avec celle-ci, comme si tout ne dépendra pas d'un premier geste ou d'une première parole, comme si la couleur de sa robe ou l'odeur qu'elle portera doit laisser tenable le plus magnifique plan d'attaque ou de défense. A ce soir donc, à ce soir ; et toi, sublime inspiration du moment, bonne et secourable fée ! qui, jusqu'à ce jour, as si bien établi ma réputation dans ce monde, où je ne connais pas de rivaux, tu ne voudras pas compromettre auprès de moi la tienne, et tu ne me manqueras pas à l'heure du combat.

Il scella son billet d'une facétieuse devise de fantaisie, et l'envoya par un messager inconnu ; puis il passa dans sa salle d'armes, fit de l'escrime, pendant une heure, avec son maître de quinzaine, et pensa à toute autre chose le reste de la journée.


IV

MINUIT sonnait, quand les deux battans de la porte de l'hôtel, pivotant sans bruit sur leurs gonds de velours, laissèrent passer un coupé vert foncé attelé de deux superbes chevaux du Yorkshire, qui roula sourdement sous les voûtes, et s'arrêta devant un élégant péristyle à piliers de stuc. Julio descendit avec lenteur, et fut attendre Cidalise dans un petit salon en velours vert, dont le plafond venait d'être peint par Roqueplan. C'était sa pièce de prédilection.

Il lisait depuis vingt minutes à peu près, avec une religieuse attention, quand on souleva la portière. D'un respectueux mouvement de son petit doigt, l'intelligent négrillon annonce à son maître qu'il est suivi, et se retire. L'instant d'après la vit paraître.

Julio se leva, s'avança vers elle avec déférence, s'inclina profondément devant son salut plein de grâce et d'aisance, et lui prenant la main qui ne trembla pas dans la sienne, il la conduisit à un fauteuil. Elle s'assit, mit ses pieds sur le coussin qu'on lui offrait, et remerciant d'un faible sourire, elle laissa tomber son regard indécis sur le livre qu'à son entrée Julio avait posé sur un siège.

- Que lisiez-vous, lui dit-elle, en m'attendant ?

- Un mauvais livre, répondit négligemment le cruel jeune homme, qui s'attendait à un long silence et s'était promis d'en jouir. Elle tressaillit, releva la tête d'un mouvement presque imperceptible, mais ne répliqua pas. Sans doute elle rendit grâce à son voile qui ombrait en partie son visage.

Son adversaire fut honteux, rougit légèrement, et ce fut avec une voix toute mielleuse qu'il lui dit :

- L'air est chaud, madame, vous plairait-il d'ôter ce voile et ce chapeau qui doivent vous gêner ?

- Volontiers, monsieur.

Et un frisson d'orgueil et de plaisir parcourut toutes les veines de Julio, quand un geste familier eut remis entre ses mains son chapeau de satin et son cachemire jaune qui jusqu'alors lui avaient caché de blonds cheveux presque aussi beaux que les siens, et une taille élégante que faisait merveilleusement ressortir une robe de chaly noir où se jouaient de vives rosaces écarlates.

Elle se rassit, se pencha moelleusement vers lui et reprit :

- Qu'avez-vous fait aujourd'hui ?... Mais vous ne répondez pas, suis-je trop indiscrète ?

- Non vraiment, mais ma journée est peu digne de vous.

- Contez toujours, et soyez moins rêveur.

- Et comment ne pas rêver devant tant de charmes ! s'écria le faible Julio en lui prenant la main qu'il baisa chaudement.

- Oh ! monsieur, il faudrait causer, ce me semble.

Ces mots, notés avec une coquette pruderie, le remirent dans l'esprit de son rôle ; il laissa là main de Cidalise se dérober, écarta son fauteuil, se carra dedans en croisant les bras, et toute sa personne voulut dire : c'est à vous à commencer, madame : moi, je ne commencerai pas.

Elle comprit. Sonder les sentiments qui, à cette heure, devaient agiter cette femme poussée par sa destinée à une telle rencontre, n'est pas chose possible. Mais, soit qu'elle se fût promis de maîtriser toutes les passions que devait soulever un adversaire dont elle connaissait la force et la perfidie ; soit qu'après avoir longuement pesé toutes les chances qu'elle pouvait avoir pour se tirer avec quelque honneur d'un pareil duel, elle trouvât pour le moment son amour-propre engagé à ramener Julio ; elle reprit : peut-être aussi, mais cette conjecture n'est donnée que sous la forme la plus dubitative, reculait-elle involontairement devant la crise fatale, espérant que dans une longue causerie, le hasard ou sa présence d'esprit lui fournirait l'occasion de tomber avec plus de grâce et de pudeur (et il est juste de dire que c'est la dernière hypocrisie dont les femmes se dépouillent).

- Quelle belle et délicieuse demeure, que de belles aventures d'amour ont dû s'y passer, monsieur.

- Celle-ci ne permettra plus qu'on s'en souvienne, fut-il répondu assez galamment.

- Oh ! ne parlons pas de cela, je vous prie, mais, pardonnez à ma curiosité, je serais vraiment heureuse du récit que vous me feriez de l'une d'elles avec le pittoresque qu'on vante si fort en vous, monsieur.

- Mon Dieu ! elles se ressemblent toutes, je n'ai jamais aimé qu'une fois, madame.

- L'aveu est une vaste injure.

- Mais une triste réalité.

- Raison de plus pour que vos histoires soient instructives.

- Si je vous répondais, madame, nous tomberions dans la métaphysique, et nous serions perdus.

- J'aime fort la métaphysique, moi.

- Moi, je la déteste, j'ai en horreur l'analyse du coeur humain ; je crois peu à ces merveilleuses découvertes du psychologiste, à ces replis de l'âme si ingénieusement soulevés, dont un verre de punch ou un baiser hardi font bon compte.

- Causons d'autre chose.

- De vous, madame, et, indiscrétion pour indiscrétion, avez-vous aimé ?

- Je vous répondrai comme vous, monsieur, une fois.

- Votre mari ?

Elle fit un signe de tête affirmatif.

- Alors, madame, je vous dirai, à mon tour, causons d'autre chose. Mais grâce, je vous prie, pour mes aventures. Que vous conterai-je en effet ? mes plus belles heures, mes récits les plus vrais et les plus romanesques vous paraîtraient, à vous, pâles et décolorés. La nouvelle moderne a tout tué, madame ; il n'y a plus d'histoire possible à raconter avec bonne foi au coin du feu ; adieu la naïve et franche anecdote du conteur de salon : vienne votre recueil du dimanche ou de la quinzaine, et vous me prendriez en pitié.

- Vous êtes désespérant, dit-elle.

- Reste le souper, nonobstant, avec sa magie, son bavardage, tous ses privilèges, son vieil esprit français, et ses délicatesses actuelles, les médisances du jour et l'oubli du lendemain ! Le souper chasse les heures et la mélancolie, - vous plairait-il de soupir, Cidalise ?

Cette offre arrivait trop heureusement pour quelle ne s'empressât pas de l'accepter. Julio lui présenta le bras, et en la conduisant dans la pièce voisine où une raffinée collation était servie, il lui disait :

- Autrefois pourtant, madame, du temps des mouches et des abbés de ruelle, des petits vers et des paniers d'archal, à cette heure, sortant de la comédie italienne d'où vous auriez emmené vingt convives, vous feriez les honneurs de votre table, et chacun vous paierait en bons mots et en gaîté l'honneur disputé de s'y asseoir. Aujourd'hui, hélas ! ces deux couverts sont les seuls dressés, peut-être, dans la ville et ses faubourgs. Cela vaut bien un soupir. — N'est-ce pas ?

En cet instant, Cidalise leva les yeux qu'avaient éblouis d'abord l'éclat des bougies et le reflet des cristaux. Et elle put se croire transportée, comme par enchantement, au siècle et aux lieux dont son partner venait en raillant d'évoquer les souvenirs. C'était un triclinium de la régence, une salle qui avait dû retentir d'orgies royales sous le patronage de la Parabère et les inspirations dues au génie culinaire de Béchamel.

Les dossiers en ovales des chaises, et leurs tapisseries  pastorales, les tables dentelées aux pieds contournés de satyres, les lustres de bohème aux stalactites anguleuses, les girandoles en torse et les porcelaines de Sèvres émaillées, tout était à l'avenant.

Le plafond cintré scintillait de dorures et de vivaces bouquets de fleurs peintes en relief. Les panneaux de damas moiré dont l'éraillure à peine sensible accusait l'honorable vétusté étaient encadrés de moulures découpées en guirlandes. Oh, des guirlandes partout... à profusion ! Guirlandes entrelacées sur l'Aubusson du plancher, guirlandes minaudières se mirant aux glaces, guirlandes brodées sur le mat resplendissant du linge de Saxe, guirlandes ciselées à l'entour de chaque plateau, au couronnement des verres à boire, et des pots-pourris encore, modèles précieux de l'époque, et d'où s'exhalait un embaumement gazeux. Enfin, entre la table et la porte de l'office voisin, un paravent de laque enrubanée déroulait ses pans coupés comme autant de demi-lunes pour amortir le moindre courant extérieur, si la prévoyance de Julio n'eût rendu superflue toute intervention subalterne.


V

ILS s'assirent, et alors seulement commença un combat en règle. Cidalise frémit un moment, car elle crut s'apercevoir du dessein qu'avait formé Julio de lui laisser faire tous les frais du tête-à-tête ; mais adroite à parer ce danger, et mettant en oeuvre tout ce qu'elle avait de séduction et de mollesse dans la voix et le regard, elle sut par un reproche flatteur faire à demi comprendre à son rival qu'elle l'avait deviné. Il suffisait au bon jeune homme qui, comme on a pu le voir, était entré dans la lice sans idée arrêtée, de se voir découvert pour abandonner sa première combinaison avec toute l'apparence de la générosité. Alors, à son tour, et par une réaction que le vin qu'il se versait avec largesse explique facilement, Julio se prit à l'attaquer de voluptueuses paroles. Mais une inconcevable fatalité semblait peser sur eux. Soit méfiance, soit amour-propre, nul ne voulait avoir le déshonneur d'une défaite franche et avouée. Quand à force de calme, de gravité ou d'indifférence, Cidalise s'était retranchée contre les efforts prémédités de l'ennemi, tout à coup un mot audacieusement lancé par elle venait comme une bombe provoquer des représailles ; mais au lieu de riposter, lui distrait, froid ou caustique affectait de déjouer la manoeuvre de son perfide antagoniste, et jouissait avec délices de son désappointement et de son embarras.

Ce manège dura assez long-temps sans concessions et sans progrès d'aucun côté : en désespoir de cause, et presque d'un tacite accord, ils s'adressèrent au vin comme dans l'espoir de se recruter un allié. Tous deux se mirent à boire et à parler philosophie.

Assis vis-à-vis et si près qu'ils échangeaient leur haleine, un verre choqué par l'autre, les pieds enlacés, l'œil ardent et fixe, ils restaient immobiles et glacés ; bientôt, par une conséquence toute naturelle, de philosophique, leur conversation se déroula en discours impies et libertins.

- Voulez-vous une chanson à boire ? dit Julio, on m'a souvent dit que ma voix n'était pas sans mélodie. Je serais heureux d'avoir votre suffrage.

- Chantez, lui dit-elle.

Julio alla prendre, une guitare, et chanta en s'en accompagnant. Quand il eut fini, il se pencha vers sa compagne, qui, pâle et les yeux baignés de larmes, le regardait. Alors, Julio but encore un verre, jeta brusquement sa mandoline sur le tapis, et se levant tout à coup :

- Écoutez, belle Cidalise, vos larmes me ravissent, mais, d'honneur, si nous nous laissons gagner par l'attendrissement, il faut désespérer de nous ; les heures s'enfuient, le jour nous surprendra encore à table dans une mutuelle admiration de nos paroles et de notre surprenante habileté : le destin, je crois, en a ordonné autrement. Mais nous sommes - soyez franche - dominés par une idée aussi ridicule qu'inexécutable : notre amour-propre, notre vanité, notre gloire, si vous voulez, qu'importe le nom, sont en jeu ; nous voudrions tous les deux, du même pas, du même bond, atteindre au même instant le même but, attaqués, désarçonnés et terrassés ensemble, demander ensemble merci avec le même geste, le même cri, le même remords ; d'ordinaire, c'est chose rare ; aujourd'hui, sais-je bien pourquoi ? cela me parait impossible.

- Où voulez-vous en venir ? dit-elle en laissant mourir sa voix.

- Je voudrais que deux êtres qui se trouvent dans notre position, eussent assez de grandeur et d'énergie dans le caractère, assez d'empire sur leurs préjugés et leurs petites passions, pour mettre leur âme à nu, comme leur corps, et jeter sur la table leur dernière pensée, leur pensée du moment, cette pensée fût-elle de boue ou de sang.

- Vous avez le vin bizarre, monsieur.

- Au fait, vous avez raison, ce n'est pas cela dont il s'agit ; écoutez encore : ce sublime accord dont je vous parlais tout à l'heure, je ne suis pas bien sûr de l'avoir jamais rencontré ; aussi, dans ma vie amoureuse, ce qui m'a toujours fait horreur, c'est la manière impitoyablement uniforme dont les femmes se rendent : méchante épreuve décalquée à l'infini, depuis la création jusqu'à hier, depuis Ève jusqu'à nos grand-mères ; qu'elles soient maîtrisées par l'amour, le plaisir, ou toute autre chose, dit-il avec rapidité, car il sentit que ces derniers mots pouvaient paraître cruels, et ce n'était pas son intention.

- Eh bien ? dit-elle haletante.

- Eh bien, ces capitulations de conscience, cette lutte sans hostilité, sans noblesse, ce non si mesquinement prononcé, dont toutes abusent, quand à peine il reste encore du plaisir, m'ont toujours paru chose pitoyable. Soyons moins vulgaires, je vous prie, et faisons mieux.

- Monsieur, je n'en sais rien ! s'écria-t-elle dans un dernier répit de pudeur, auquel on ne pouvait se méprendre.

- Madame, si j'avais cru l'application possible, je n'aurais pas parlé de la sorte.

- Nous discutons encore, Julio.

- Venez donc, dit-il, et fiez-vous à moi.

Il alla vers elle, mit dans sa main l'une des siennes, tandis que l'autre soutint sa taille, et il la conduisit dans sa chambre à coucher, qu'une seule lampe d'albâtre éclairait d'une neigeuse lumière. Quand elle se fut assise, il se mit à ses genoux et dénoua doucement les cordons, de ses souliers, et toujours parleur :

- Je crois à l'amour mathématique, je crois peu aux faiblesses des sens, je crois peu à la pudeur ; il m'a toujours semblé qu'une femme qui dirait à l'homme que dans sa pensée elle a choisi pour son amant : « Maintenant que je vous aime, je suis à vous, à vous toute entière, venez à telle heure, et je serai votre maîtresse », ferait une, action noble et digne ; qu'en pensez-vous ? et daignez vous lever de grâce, Cidalise ; car, de ma vie, je ne saurais dégrafer cette robe, si vous restez assise.

Elle obéit et appuya sa tête sur l'épaule de Julio.

- La belle chose que l'amour, et combien notre civilisation l'a gâté ! Comme ces deux mots de chasteté et de nudité s'accouplent richement ensemble, et qu'on les a défigurés ! J'en voudrai toujours à Stendhal ... Avez-vous lu « le livre de l'amour » par M. de Stendhal, madame ?

Et il n'attendit pas sa réponse, car sa main flatteuse avait réduit Cidalise à perdre toute contenance ; il la prit palpitante entre ses bras, et la déposa mollement sur son lit.

- Maintenant, Cidalise, ma bien-aimée, j'ai une, grâce à vous demander. Pardonnez aux caprices d'un enfant. Voici l'heure sainte, l'heure consacrée de ma nuit l'heure à laquelle j'aime à rêver et à laisser errer ma pensée dans ce monde inconnu et sublime où elle se plait. Dormez en paix, Cidalise, je veillerai sur vous, je ne ferai pas de bruit - dormez, et que votre sommeil vous soit doux et léger. Mais avant, un baiser, n'est-ce pas, mon amie ? un baiser sur ce front si blanc et si pur. Bonsoir.

- Bonsoir, dit-elle.

Quelques heures après, Cidalise se réveilla en sursaut. Son premier mouvement, aussi rapide que sa pensée, fut de s'assurer si elle était seule dans ce lit. Tranquille sur ce point, elle tourna la tête vers Julio. Le paisible jeune homme, à demi vêtu, dormait dans son fauteuil d'un honnête sommeil. Il était beau à voir ; elle s'amusa à le regarder. Sa pensée et sa vue se promenaient ainsi depuis quelques instans, quand Julio ouvrit les yeux.

- J'ai froid, dit-il, un peu de place, veux-tu ?

Agile et souple comme un serpent, Julio se glissa à son côté, et la remercia dans une modeste étreinte. Tout à coup, complice de cette caresse, un large et éclatant rayon de soleil, jaillissant à travers, les brisures de la persienne, vint éblouir les yeux de Cidalise.

- Dieu ! s'écria-t-elle, qu'il est tard.

- En effet, dit Julio, je conçois...

- Monsieur, je vais m'habiller et partir.

- Je, tiens trop à votre réputation pour m'y opposer, madame.

- Ainsi, monsieur...

Et elle s'arrêta, honteuse d'achever.

- Quoi donc, madame ?

- Rien... Vous permettez donc ?

- Comment ! mais vos désirs sont pour moi des ordres, mon amour ; - et je vais vous donner l'exemple, ajouta-t-il après une pause.

D'un bond, il se trouva sur le tapis, s'enveloppa dans sa robe de chambre, et alla s'asseoir à son secrétaire, tout fier sans doute de la simplicité et de la franchise dont il avait couvert ses cruelles réponses, plus fier encore des éclairs de colère et de dépit que, malgré tout son empire sur elle-même et sa constance dans ce rôle difficile, Cidalise n'avait pu dérober à l'œil clairvoyant du jeune homme.

Elle fut discrète et prompte à s'habiller, si bien que lorsqu'elle s'approcha de Julio pour prendre congé, celui-ci ne put retenir une exclamation de surprise :

- Quoi ! déjà ?

- Il ne tiendrait qu'à moi d'être flattée de ce mot, Julio, dit-elle souriante.

- C'est ma pensée, je vous assure.

- J'ai infiniment de plaisir à vous croire, lui répondit-elle avec autant de grâce que de légèreté ; adieu donc.

Et, en tout, honneur, Cidalise partait.

- Mais nous avons encore quelque chose à nous dire.

- Qu'est-ce donc

- Voyons, madame, usons de franchise et il lui prit les mains ; - nous ne sommes guère contens l'un et l'autre, et nous avons raison tous deux. Nous nous sommes conduits comme des enfans, ou comme de vieux époux qui vivent ensemble depuis vingt ans. Je crois, du reste, que les plus grands torts dans cette affaire sont de mon côté. J'ai mal rempli les devoirs de l'hospitalité, mon imagination m'a mal servi ; j'ai plus de confiance dans la vôtre. Nous avons encore de belles heures à passer ensemble, à vous la plus belle partie de cette trilogie. Vous me piquerez d'honneur : une visite de femme à un jeune homme, c'est par trop simple. Eh bien ! me donnez-vous asile samedi ?

- J'y songerai, on vous écrira.

- On ne peut mieux. - Mais vous regardez, ce me semble, cette botte d'or émaillé où Laurençôt a mis avec une perle le cachet de son goût et de son habileté.

- Elle est jolie, dit Cidalise, qui comprit.

- De grâce, acceptez-la ; ce sera un léger souvenir ; vous ne sauriez refuser cette bagatelle.

- J'accepte.

Il souleva la portière, d'une légère tape sur la joue réveilla Similor, qui ronflait en travers de la porte, et lui faisant signe d'accompagner Cidalise qu'il fit rougir en la saluant plus révérencieusement qu'un sacristain à l'encontre d'un évêque, il se retira.

Cidalise descendit rapidement, se jeta dans la voiture qui l'attendait, et se fit descendre à la grille des Tuileries. En route, elle ouvrit la botte et compta les billets de banque, qui étaient bien au nombre de vingt.


VI

JULIO passa décemment le reste de sa journée. Après son bain, il déjeuna, écrivit quelques lettres, s'habilla, et s'en alla philosophiquement se faire gronder chez sa maîtresse en titre qu'il n'avait pas vue depuis huit jours. C'était une fière courtisane, célèbre dans Paris par la délicatesse de ses goûts et de ses choix. Jamais homme qui vive n'avait assisté au plus mince de ses repas. Julio avait eu quelque peine à la faire rompre avec un comte autrichien qui autrefois l'avait aimée à Paris, et qui, de retour dans sa patrie, lui envoyait régulièrement vingt mille florins par an. La générosité de son nouvel amant n'avait pas tardé à effacer le souvenir du Viennois, et, à cause des folies qu'elle lui faisait faire, Julio avait pris pour elle une sorte d'attachement.

A cinq heures, après quelques visites, libre de tout soin et de toute étiquette, modeste piéton, flâneur insouciant et de bon goût, Julio se dirigeait vers une jolie maison de la rue des Martyrs où son entrée fut accueillie par des cris de joie. Deux blondes et jeunes filles de seize à dix-sept ans, à l’œil piquant, au nez retroussé, coiffées à la chinoise, sautèrent à son cou, l'embrassèrent à vingt reprises, et le conduisirent, en débitant mille folies, à une vieille et digne dame qui, vêtue fort proprement, et assise dans un large fauteuil, lisait l'excellent ouvrage de M. Descartes sur la méthode. A la vue de Julio, elle posa ses  lunettes et son livre, se leva, lui fit une noble révérence, et répondit avec une aisance charmante aux questions que le jeune homme lui adressa sur sa santé. Excellente mère ! qui, restée veuve de bonne heure avec ses deux enfans, s'était exclusivement chargée de leur éducation, leur avait elle-même donné les premières leçons de lecture et de morale, et avait noblement couronné cette oeuvre méritoire en, faisant entrer ses filles à l'Opéra, ce moderne Saint-Cyr de la bourgeoisie, qui, sous la direction de sa Maintenon en frac, s'était fait et est resté si moral, que ses pensionnaires y trouvent aujourd'hui des maris avec autant de facilité qu'autrefois ses spectateurs des maîtresses. La bonne femme, tranquille maintenant sur leurs destinées, certaine d'avoir assuré leur bonheur, achevait en paix ses vieux jours, que la reconnaissance de ces aimables enfans lui rendait légers et sereins. Un grand capitaine de l'empire, un de ces glorieux débris de la grande armée, dont l'éloge nécrologique est d'avance stéréotypé dans les colonnes de vos journaux, partageait depuis un an les charges de cette tutelle. S'il fallait en croire le chef des ballets et les gens de goût des avant-scènes, jamais simples figurantes ne donnèrent de plus belles espérances et n'embellirent mieux un souper fin. Après une demi-heure de conversation, où les sages conseils ne furent pas épargnés, Julio demanda la permission d'emmener dîner avec lui la charmante Gabrielle ; et bientôt après, l'heureux couple monta lestement dans une citadine, et donna le nom d'un des bons endroits qui avoisinent le canal Saint-Martin, humbles rivaux des Vendanges de Bourgogne, mais non moins fêtés- des connaisseurs. Lectrices profanes, je ne vous méprise... non, je ne vous estime pas assez pour vous en dire davantage.

C'était une fille bien remarquable et bien séduisante que Gabrielle. Aucun mensonge n'avait encore terni sa jolie bouche. Elle vous contait toutes ses impressions, sottes, injurieuses ou libertines. Il y avait plaisir à voir le sage Julio, les deux coudes appuyés sur la table, les mains dans ses cheveux, s'épanouir de joie aux récits de l'enfant qui, contait son intrigue de la veille, le dernier tour qu'elle avait joué à son vieux duc, celui qu'elle lui préparait, et qui ne s'interrompait dans ses saillies que pour boire à longs flots le vin de Champagne frappé que lui versait Julio.

Surprenante et sublime civilisation, qui amenait un jeune homme de vingt-trois ans à se rire, comme un vieux libertin, d'une fille de seize, qui n'avait plus rien à apprendre, et se plaignait aussi d'être blasée !

Après le café et le marasquin, Julio conduisit Gabrielle à la Gaîté. Après le mélodrame religieusement écouté, le couple s'en alla souper chez Julio, et Gabrielle occupa la place que Cidalise .avait occupée la veille.


VII

AU grand jour, après avoir reconduit sous l'aile Gabrielle heureuse pour huit jours, et toute fière d'une simple bague qu'il lui avait passée au doigt, et qu'elle avait juré, comme elle le pensait, de garder jusqu'au tombeau, Julio rentra chez lui, Son valet de chambre lui remit une lettre qu'un commissionnaire venait d'apporter.

Cette lettre, sans devise et sans parfums, sans signature, et d'une écriture inconnue qui évidemment n'appartenait pas aux doigts délicats de Cidalise. était ainsi conçue :

« Demain à minuit, à Cachan. Quand vous aurez passé l'aqueduc, vous prendrez la première ruelle à droite. Vous ferez cent pas ; vous trouverez une petite porte entr'ouverte : cette porte donne sur le parc ; vous suivrez l'allée qui s'offrira à vous, à gauche. Elle Conduit à un pavillon.

« Vous frapperez deux coups à la croisée du rez-de-chaussée, où vous verrez briller de la lumière, et l'on vous ouvrira. »

- Peste ! se dit Julio, voilà une femme d'ordre et de précautions ; mais, il me semble, c'est pousser un peu loin la permission que je lui ai donnée de faire du roman. Deux lieues, à minuit, sur la grande route ! Bah ! elle aura voulu me piquer d'honneur.

Il est étonnant qu'elle n'ait pas ajouté : prenez un poignard et des pistolets, arrivez armé jusqu'aux dents. - A demain donc, et puissé-je m'amuser !

Le lendemain, à la sortie d'un dîner de garçons, où il s'était un peu monté la tête, Julio, suivi de Similor, trottait sur la grande route d'Orléans.

Quand il eut dépassé le Petit-Montrouge, il tourna à gauche, et descendit lentement la côte qui conduit au village d'Arcueil.

Il n'avait pas encore pénétré dans le village, qu'il fut surpris par un murmure confus que dominaient des sons criards de violons et de clarinettes, et l'assourdissant martelage d'une grosse caisse, véritable orchestre de charivari. C'était en effet la fête de l'endroit ; c'est-à-dire que sur une surface cailloutée de trente pieds carrés, entre quatre platanes rabougris et deux acacias nains, toute la population du village s'était entassée pour jouir des plaisirs champêtres à elle octroyés une fois par an avec permission de M. le maire.

Les vieux portaient tous l'empreinte des infirmités, la physionomie de l'ineptie ou de l'ennui. Les jeunes, empesés sous des habits de monsieur, riaient avec fracas de niais coq-à-l'âne, ou de grossières équivoques, et les filles n'avaient pas même l'esprit de se moquer de leurs lourds cavaliers. Elles dansaient sans naturel, sans mesure, s'écrasant les pieds, se donnant des tapes, et chuchotant aux indécentes postures dont le loustic du bal avait pris leçon à la Grande-Chaumière à Paris. Plus d'une, sur un banc de porte, aux recoins de la place, se laissait faire avec une ingénuité toute rustique ; tandis que le bedeau, accoudé à l'entrée d'un cabaret à bouchon, sur une table souillée de lie, vantait la piquette empoisonnée dont le régalaient les marguilliers et l'adjoint.

Trois quinquets borgnes, suspendus à des fils de fer, d'où s'échappait une exhalaison fétide, éclairaient ce riant tableau. Des galopins, jurant et se disputant comme des forçats, faisaient des niches aux passans, ou bien lançaient à travers les jupes et les visages des fascicules de pétards enflammés. Bref, un nuage de poussière impénétrable, complétant ce riant ensemble pouvait donner à une imagination peu exigeante l'illusion fantastique d'un des plus splendides divertissemens des Mille et une Nuits.

Julio prit en pitié toute cette joie de parade, cet abrutissement trivial, ces infimes ridicules d'une nature dégradée ; mais grâce à son écuyer, dont la tête de jais accapara, l'attention, la rumeur et les hourras, il traversa sans encombre la saturnale. Arrivé à l'aqueduc, il mit pied à terre.

- Tiens, dit-il à l'impassible Similor en lui jetant les rênes, tiens,, honnête et fidèle serviteur, promène cette noble bête, et attends patiemment mon retour ; c'est une heure merveilleuse que je te laisse pour songer à tes amours, si quelque grande dame a pris pitié de tes feux africains. Vas, et si tu restes insensible à cette belle nature, si la fraîcheur de la nuit vient raidir tes membres, souffle dans tes doigts, mon digne noir, et fredonne un air de ton brûlant pays. Si quelque manant est assez mal appris pour te demander ce que tu fais, réponds que tu aimes la promenade, et montre-toi digne de ton maure. Don Juan avait un digne serviteur, mon Leporello, et je vaux mieux que don Juan.

Il dit, et ouvrant la porte, il s'enfonça dans les sombres allées du parc, Le ciel était tamisé d'étoiles, l'air tiède et la brise embaumée. C'était une de ces nuits d'automne, où la nature, pour saluer l'année qui s'en va, se plait à étaler ses magnificences, et où l'imagination s'émeut d'idées vagues et confuses devant les manifestations sublimes de l'infini.


VIII

JULIO ressentit un léger accès de mélancolie. Il s'assit sur un banc et se laissa aller aux folles divagations de sa pensée. Il lui plut de traiter un sage point de morale qui souvent l'avait tourmenté. Il n'avait jamais pu établir une honnête comparaison entre la résistance des laides femmes et celle des jolies : il lui semblait que les premières se défendaient mieux relativement que les secondes ; et Julio pouvait en parler, l'érudit et intrépide jeune homme. Mais quel est le misérable assez abandonné de Dieu pour n'avoir pas aimé une femme laide au moins une fois dans sa vie. Après il rêva qu'on l'aimait pour lui-même, et que par amour on se tuait. Il voyait la rive escarpée d'où une femme, les yeux hagards et les cheveux en désordre, se précipitait dans le torrent avec le doux nom de Julio à ses lèvres ; puis le pêcheur effrayé retirant dans ses filets le cadavre de l‘infortunée, la foule ébahie et tremblante qui contait son histoire, et enfin ses lamentables funérailles. Et il se trouvait bien malheureux, car ce bel épisode manquait à sa vie, à sa vie si brillante et si enviée.

Plus d'une heure s'était ainsi écoulée, et docile aux caprices de son imagination, Julio oubliait qu'il était attendu, lorsqu'une harmonie lointaine, dont l'écho venait vaguement mourir à son oreille, le rappela à la raison et au but de son pèlerinage. Il se leva et se dirigea rapidement vers le pavillon. L'une des croisées était entr'ouverte : Cidalise chantait une délicieuse cavatine.

- Fi ! se dit Julio, voilà une bien mauvaise imitation de l'autre nuit ! Ma Cidalise, vous regrettez vos larmes, et en revanche, vous voulez des miennes ; c'est peu d'invention.... mais, sur mon honneur, je suis un profane et un envieux moi-même, car vous chantez admirablement bien.

Il ralentit sa marche, et s'appuyant sur le socle d'une statue qui le cachait tout entier, il écouta.

Un rayon de la lune, qui perçait le feuillage, éclairait ce pâle visage, où venaient se jouer les blonds anneaux de ses cheveux agités par le vent.

- Oh ! se dit Julio, il me semble que je t'aime, artificieuse beauté ; il me semble que tout mon être frémit d'amour et de désirs. Inspirée, tu es belle à mes yeux ; comédienne, tu es plus belle encore : Cidalise, je céderai, car mon orgueil se taira devant mes sens ; mais ne sera-ce pas un admirable triomphe pour moi, si je sais te presser dans mes bras, comme j'y presserais mon amante. Feu éthéré de la pensée, amour de l'âme, vous n'êtes que des mots froids et vides en présence de tant de charmes, ô ma belle !

Elle avait cessé de chanter, et, la tête inclinée sur sa poitrine, elle semblait méditer profondément.

Julio s'avança d'un pas léger, et avant qu'elle eût pu l'apercevoir, il avait déposé un baiser sur son. front. Elle jeta un cri.

- Ne craignez rien. C'est moi, ma bien-aimée, c'est moi que ta voix a mis en extase.

- Vous m'écoutiez, dit-elle ravie ; je craignais que quelque obstacle ne vous eût empêché de venir, Julio, et je renonçais à vous voir ce soir.

- Alors, malheur sur moi si vous l'avez cru ! Que vous dirai-je qui puisse m'excuser ? Il y a plus d’une heure que je suis dans votre parc, livré à de folles rêveries, me pardonnez-vous ?

Et s'aidant de sa main qu'il baisa, il s'élança dans le pavillon.

- Non, je ne vous pardonne pas, Julio. Enfant ! ne savez-vous pas que la fraîcheur du soir est perfide ? Vous aviez chaud peut-être ; vous êtes fatigué.

Alors l'attirant doucement à ses côtés, elle se mit à lui essuyer le front avec un superbe mouchoir de batiste parsemé de broderies.

- C'est qu'il ne faut pas mourir, Julio, la vie vous est belle, l'amour vous la fait brillante et dorée ; quel vaste avenir, que de victimes encore, que de conquêtes, que de gloire, et vous avez pu quitter toutes vos joies pour venir me trouver, mon amour ! Je ne saurais être ingrate.

Et Julio promenait un regard demi troublé autour de lui, passif et docile aux vives caresses dont Cidalise se croyait tenue d'appuyer l'expression de sa reconnaissance.

C'était un salon octogone, pavé de mosaïque en bois des îles ; un lit  romain, bas et sans draperies, était, à vrai dire, le seul meuble et presque le siège unique de ce reposoir, où figuraient seulement pour la forme trois ou quatre plians en bambous fabriqués à Canton. Tout autour, à hauteur d'appui, une rangée de vases du Japon formait jardinière, et les plus fastueux produits de nos serres chaudes en couronnaient le circuit. Par une idée de contrepartie bizarre, tous les chambranles, les trumeaux et les plinthes étaient revêtus de glaces dont les supports échappaient à l'œil, tandis que les faces et les plains de mur se détachaient comme autant de cadres suspendus sur ce fond transparent, et fixaient l'attention sur leurs sujets érotiques, exécutés en grisailles relevées d'or.

Le mari de Cidalise avait fait construire ce pavillon à l'époque de leur union.

- Que toutes ces richesses sont flatteuses à l'œil, que j'aime ces fleurs, et comme leur parfum m'enivre! Oh ! moins encore que tes baisers, Cidalise, que ton œil noir et brûlant, que ta main si douce dans mes cheveux. Combien de voluptés t'appartiennent. Ah je voudrais mourir ce soir.

- Julio ! - que dit-il ? Regarde-moi, d'où vient que tu trembles ; comme ta bouche est sèche ! Tiens, mon chevalier, bois cette coupe de vin de Téneriffe, qu'ont touchée mes lèvres, bois à ta dame et au mystère.

- Au plaisir, Cidalise, au plaisir et à la folie ! le reste n'est rien, jouir est le dernier mot. Salut, Cidalise ; verse encore : vive notre jeunesse et le sommeil après boire ! A toi mon être et ma vie !

Julio n'obéissant plus qu'à l'instinct brutal du désir et à l'impulsion de l'ivresse, en sueur,. la voix haletante et le geste sans pitié, épuisa jusqu'au dernier degré de ce délire factice, et Cidalise ne l'interrompit pas.

Elle dormait près de lui d'un profond sommeil, quand il se réveilla quelques heures après, abattu de corps et d'esprit, la tête lourde, la perception lente et confuse.

- Tu as donc vaincu, Cidalise, dit Julio à voix basse ; mais tu as vaincu par la fraude et par la perfidie ; quelques verres de vin d'Espagne n'auraient pas perverti la raison de Julio l'intrépide buveur, si ce vin avait été pur et sans mélange. Ces jacinthes, ces tubéreuses, hier si vertes et si fardées, maintenant flétries et mourantes, devaient être imbues de parfums bien pénétrans ; et la cantharide s'y était posée sans doute. - Qu'est-ce donc que la vertu ? Tu n'aurais pas de sang-froid voulu sacrifier la tienne, même pour l'or que tu réclames ; car, que vaut l'abandon d'un corps sans âme ? Et voilà que cette morale éprouvée chancelle devant une apparence de dédain, cède à la première tentative qui met aux prises ta conscience avec le dernier des préjugés. Oui, tu m'as puni de n'avoir pas de prime abord suspecté ton honneur, et d'avoir essayé d'une délicatesse de fantaisie. Ton amour-propre révolté t'a dépouillée du dernier lambeau de la pudeur, et m'a tenu lieu de la flamme d'un amour effréné. Vaine et orgueilleuse créature ! - Et pourtant, le fou, l'insensé, le vaniteux, c'est moi, peut-être. Moi réprouvé, moi digne de pitié ; car tu es belle, Cidalise, bien belle, pure et invaincue jusqu'à ce jour - je suis tenté de la croire ; - le plus magnifique rêve d'amour d'un jeune homme, un titre superbe d'honneur pour celui qui te rendra sa maîtresse, ô toi qui fus à moi !


IX

A la fin de ce monologue, quand il eut pris en main son chapeau et sa cravache, il s'approcha de Cidalise et lui donna sur l'épaule un baiser qu'il rendit assez musical pour qu'elle se réveillât sur le champ.

- Madame, lui dit-il, pendant qu'assise sur son séant et maladroite à réparer le premier désordre de son réveil, elle livrait à l'œil mille trésors de beauté qui eussent fait tomber à ses genoux tout autre que Julio, - Madame (sa voix était grave et posée), vous excuserez la liberté que j'ai prise de troubler votre sommeil. Mais quelques affaires assez pressantes exigent ma présence à Paris ce matin. Je pars : recevez mes adieux et mes remercîmens pour votre hospitalité. - Cet adieu, vous le comprenez sans peine, est le dernier, madame ; et en vous l'annonçant, je vais sans doute au-devant de vos plus chers désirs. Une troisième rencontre serait ridicule et aussi superflue pour l'un que pour l'autre : la comédie est jouée, nos rôle sont débités ; nous n'avons plus rien à nous dire ni à nous apprendre, brisons le masque. - Ce portefeuille contient quarante mille francs en billets que voici. Vingt mille francs pour aujourd'hui, vingt mille francs pour un lendemain dont nous nous débarrassons. Voulez-vous les compter, madame ?

- C'est inutile, monsieur ; veuillez, je vous prie, les poser là, dit-elle froidement, en indiquant d'ut geste de tête le somno qui était au pied du lit.

- Je suis sensible à cette marque de confiance, et je vous en remercie. Ainsi donc, madame, adieu pour long-temps, pour toujours peut-être : je vais si peu dans ce monde où vous n'allez guère, et à tort sans doute, car il n'a rien qui puisse vous y priver de la première place. J'ose me flatter d'être assez bon juge pour me permettre ce compliment, madame. Si, du reste, le hasard nous réunissait, je compte sur votre discrétion, comme vous pouvez compter sur la mienne Je vous salue, charmé de vous avoir rendu ce léger service.

Moitié malgré elle, il lui prit la main, la baisa, s'inclina de nouveau, et tournant sur lui-même, il disparut.

- Voilà pourtant ce parc, se dit Julio quand il fut dehors du pavillon ; voilà ces statues et ces bosquets qui hier au soir avaient si magnifiquement disposé mon âme aux pleurs et à la mélancolie. Ce parc est vilain, mal bâti, mal distribué ; ces plâtres sont communs et pitoyables à voir. Misérables que nous sommes ! mais bah ! l'air est pur, et rafraîchit mes idées ; la nuit prochaine me fera raison de l'ennui de ces trois jours.

Arrivé à la petite porte du parc, il appela Similor. L'enfant était là, debout à la tête de ses chevaux, effeuillant une marguerite.

- En selle, dit Julio, tu compteras tes chances une autre fois.

Et ils partirent au grand trot de leurs chevaux. - Si, plus curieux de voir l'effet produit par ses paroles, Julio se fût avisé de jeter, à travers les persiennes. des croisées, un coup d'oeil furtif dans l'intérieur du pavillon qu'il venait de quitter, sans doute il eût eu pitié. Cette femme dont le regard, tout à l'heure encore, était si hardi et si assuré, dont le front ne s'était pas plissé, dont la bouche n'avait pas murmuré aux paroles pleines d'ironie et d'outrages du maître de son secret, - livide maintenant, l'oeil égaré, tenant serrée convulsivement dans ses mains une poignée de billets de banque, succombant après le combat, aux passions dont elle avait comprimé le sourd bouillonnement dans son sein, était béante et pétrifiée sur son séant, aussi désolante à voir que si une attaque de catalepsie avait subitement suspendu chez elle les fonctions de la vie et du mouvement. A l'issue de cette crise nerveuse, ce furent des cris de rage et de fureur, et d'effrayantes imprécations : elle se frappait le front, se meurtrissait les bras et la poitrine ; puis tout à coup elle tomba à genoux, croisa les mains, pencha la tête, et quand elle eut pleuré, elle pria.


X

C’EST bien souvent sans prétexte que la fortune tourne le dos à un homme ; mais ce n'est jamais sans un événement quelconque dont il puisse se servir pour dater son malheur. Julio put dater le sien de son aventure avec Cidalise ; c'est-à-dire que la série fatale de ses jours prit ce jour pour point de départ.

C'est quelque chose d'une narration pénible et fâcheuse, la ruine d'un homme ! Aussi est-ce un sujet dont l'historien aborde rarement le détail. Il tourne autour ordinairement avec toute la délicatesse dont sa muse est susceptible. La muse du romancier est si bonne fille, et fille si adroite, qu'elle trouve toujours assez de gaze et assez de voiles dans sa corbeille pour couvrir poétiquement cette prose déplorable ; mais notre muse à nous est moins délicate et moins riche, ou bien peut-être elle a jeté ailleurs ses chiffons, sa dentelle et ses fleurs ; et nous raconterons sèchement l'histoire de cette débâcle. Seulement, et pour que le lecteur soit averti d'avance, et que toute sa pitié nous accompagne dans notre récit, nous en dirons la conclusion tout de suite : Julio fut ruiné.

Ruiné comment ? pourquoi ruiné ?

Ruiné par la fatalité ! ruiné peut-être à cause de sa bonne fortune, car la Providence a de grands mystères parfois ; elle pose son inflexible doigt sur le sable de notre vie, et nous dit : Tu ne mettras pas le pied à cette place, ou si tu l'y mets, ma main se retirera de toi, et tu tomberas dans le néant !

Le fait est que ces soixante mille francs donnés par Julio étaient une bagatelle pour lui, et qu'après cette folie (si folie il y avait) il n'en était pas moins opulent : ses prodigalités n'avaient qu'à peine ébranlé son puissant patrimoine ; et toute sa fortune était encore debout, haute et fière, splendide et majestueuse. Il pouvait continuer son train de vie effréné, et mener encore vingt ans son char à bride abattue. Mais le char avait rencontré sur le chemin la pierre d'achoppement qui le devait renverser dans la poussière ; invisible pierre sur laquelle aurait pu passer sans trébucher la brouette qu'un enfant fait rouler dans ses jeux, mais posée là, pour lui, par le destin et à cette pierre était attaché le sort de Julio. C'était comme les trois marches de ce caveau des Mille et une Nuits, qu'il fallait franchir, sans les toucher du pied, pour conquérir la lampe merveilleuse, et qui devaient mettre en pièces le malheureux qui les eût effleurées de sa sandale.

« Le diable n'est pas toujours à la porte d'un pauvre homme », dit la sagesse des folles nations ; elle aurait pu ajouter, cette sentencieuse sagesse : « Mais quand le diable arrive à la porte d'un homme heureux, il y reste. » Quand Lucifer a posé sa griffe sur l'épaule d'un de ces êtres prédestinés par le ciel à toutes les félicités humaines, oh ! alors, il se venge, le démon ! Il est fier de sa proie, et il se donne l'infernale volupté de la déchirer lentement, et sans répit, ni grâce, ni miséricorde.
Le lendemain de sa nuit champêtre, Julio était morose ; il y avait dans son âme une indéfinissable inquiétude, un malaise indicible, un pressentiment peut-être. Ce fut une journée agitée, pleine de colère et d'irritations. Similor lui ayant présenté sa botte gauche avant sa botte droite, Julio, qui avait la superstition du côté droit, saisit Similor par sa courte crinière et le jeta par la fenêtre. Heureusement la scène se passait au rez-de-chaussée.

Il alla dîner chez Borel, et ne trouva rien de son goût. Après dîner, il flâna sur les boulevards, et l'idée lui vint d'entrer au cercle des étrangers. Le bon génie de Julio l'avait abandonné, son mauvais ange s'était emparé de lui. .

C'était une belle soirée du cercle : toutes les notabilités de la rouge et de la noire étaient rangées autour des tables de jeu, et sur les hiéroglyphes du tapis vert, les billets de banque tombaient comme des flocons de neige.

Quand Julio entra dans le salon et ouvrit son portefeuille, ce fut une générale et sourde rumeur. Les richesses et les munificences de Julio étaient connues de ceux qui tenaient là le haut bout ; mais jamais on ne l'avait vu jouer : c'était la seule folie à laquelle il n'eût pas sacrifié ! Que de fois, des fenêtres de ce temple, les grands prêtres l'avaient vu passer dans son fringant équipage avec un soupir de convoitise et de regret, pareils au chasseur, quand le gibier s'envole hors de la portée de son arme. Il était entré quelquefois dans le sanctuaire ; mais il y était entré comme un impie et un mécréant sans se mêler au culte. Il avait regardé la cérémonie avec dédain. Le son de l'or et le frôlement des billets ne pouvaient rien, ni sur ses nerfs, ni sur son imagination, blasé qu'il était sur ces chimères. De l'or, des billets, il en avait plus que tous ces joueurs et que toute cette banque. Aussi s'était-il toujours contenté de suivre avec un ironique sourire le flux et le reflux du jeu, la tempête de la fortune, le désespoir des naufragés, le délire de ceux qui arrivaient riches au port. C'était un spectacle plaisant, et que Julio préférait quelquefois aux vaudevilles des Variétés quand Jenny-Vert-pré ne jouait pas.

Ce soir-là, il était dans une de ces étranges dispositions de l'âme, qui vous jettent en dehors des plus invétérées habitudes et métamorphosent nos plus intimes penchans. Ce fut par un mouvement machinal qu'il déboutonna son frac, tira lentement de sa poche son portefeuille de velours, et y prit un petit cahier qui pouvait représenter environ dix mille francs. Il roula dans ses doigts cette obole, et la laissa tomber sur le tapis, comme il aurait jeté à Pirame l'enveloppe d'une lettre ou le journal qu'il aurait lu.

- Tout va-t-il ? demanda le banquier.

Julio fit un signe de tête affirmatif.

- A noire ?

Julio répéta le même signe. Il se fit un silence. Le banquier tourna froidement les cartes et dit :

- Rouge gagne, et couleur perd !

Julio ne sourcilla pas. Il reprit son portefeuille et le secoua ; il n'en sortit rien.

- Vous pouvez jouer ce que vous voudrez sur parole, s'empressa de lui dire le banquier.

Je vous remercie, répondit Julio.

Un instant après, un valet remettait à Julio un paquet de cinquante mille francs. Les banquiers sont des gens habiles, et qui savent merveilleusement placer leurs capitaux. En un quart d'heure, Julio perdit les cinquante mille francs : à minuit, il en avait perdu deux cent mille.

Quand il sortit, il avait les dents et les poings serrés : il se jeta dans son cabriolet qu'il lança au grand galop dans les rues solitaires. Il monta chez lui ; et, entré dans sa chambre, son premier geste, par lequel s'exhala sa fureur, fut de lancer la canne qu'il tenait à la main, canne à pomme d'or ciselé, contre une glace qui occupait tout un vaste panneau. La glace se brisa en mille pièces : elle avait valu trois cents louis, et on n'aurait pu en ramasser un fragment assez volumineux pour y tailler un miroir à barbe de trente sous.

Quand il eut brisé sa glace, Julio se sentit mieux il se coucha et dormit profondément jusqu'au lendemain.


XI

QUAND le fil de votre chapelet se casse, Angélique, tous les grains suivent le premier qui tombe ; l'ave suit le pater, puis le credo, le confiteor, la litanie, l'acte de foi, l'acte d'espérance, l'acte de charité, l'acte de contrition, le miserere, le pange lingua, le te deum, le veni creator, tout dégringole et rebondit sur la dalle du temple ; tout le programme de votre dévotion, toute la table des matières de votre piété, toute cette sainte graine d'où votre salut doit s'épanouir, tout s'échappe, s'éparpille et fuit. - Adieu !

Quand la soie de votre collier de bal se casse, Octavie, ce n'est pas un seul rubis qui tombe, ce sont tous les rubis de votre collier de bal qui ruissellent sur le parquet, comme une giboulée d'escarboucles, comme une pluie des contes de fées !

D'une fortune, il en est de même ; une fortune, c'est un chapelet, Angélique ; c'est un collier. Octavie ; c'est un fil, c'est une soie où les terres et les châteaux, et les contrats et les titres s'enfilent comme les ave, comme les rubis, à vos pieux colliers, à vos mondains chapelets, mes belles et saintes dames ; et quand le fil se rompt, ce n'est pas un seul château qui tombe, ce sont tous les châteaux, toutes les fermes et les maisons, et les champs et les contrats et les rentes. - Adieu !

C'est-à-dire que dès que la richesse de Julio et son insolente fortune eurent reçu un échec, ce fut fini : dès qu'une pierre se détacha de l'édifice, tout s'écroula.

En sortant du cercle, Julio était encore millionnaire, mais il était ruiné. Il le comprit, le malheureux Julio ; et quand il monta en tilbury, pour aller chez son notaire chercher de quoi payer ce qu'il avait perdu, quelque chose le serra au coeur, quelque chose siffla dans son oreille, diabolique étreinte, et ricanement diabolique, où l'avenir se révélait dans sa hideur, hâve et haillonnée. - Malédiction ! dit Julio.

Deux jours après, Julio apprit que le banquier F... qui avait cent mille écus à lui, était frauduleusement parti pour l'autre monde.

Une autre fois, ce fut une maison qui brûla, et qui n'était pas assurée.

Ce fut la grêle qui tomba sur ses vignes, la gelée sur ses fruits ; et ses fermiers ne payèrent pas leurs fermages ; car Julio se vantait en disant qu'il n'avait ni terres, ni immeubles.

Ce fut un procès que lui fit un de ses cousins, procès injuste, stupide, imperdable, et que Julio perdit d'emblée.

Tous ces coups arrivèrent à intervalles égaux, et à courts intervalles, et cette grande fortune, frappée de la sorte par le bélier du malheur, n'y put résister.

Julio privé de ses revenus, banquerouté, brûlé, grêlé, condamné, exproprié, réduit aux extrêmes ressources, vendit ses équipages, ses meutes, son haras, il mit en gage ses tableaux, ses bijoux ; il voulut spéculer, il agiota, il perdit la tête : les avoués mirent le nez dans ses affaires, puis les courtiers, les usuriers, les huissiers, et tous les cosaques, tous les huns, tous les bédouins qui rayent le pavé de Paris. On la grapilla de la belle façon, cette splendide fortune, et ces frêlons y firent noblement leur miel. Chacun la prit par un bout et tira à soi, qui de ci, qui de là, de façon que tout fut bientôt mis en déplorables lambeaux. On le grugea, on le vola, on l'assassina, ce poétique Julio ! on le jeta du tribunal de première instance au tribunal de commerce ; on le fit passer par toutes les mains crochues, sales et encrées des juges, des avocats, des greffiers ; et partout il laissa de sa plume, à chaque buisson il laissa de sa toison, le pauvre diable !

Il arriva enfin un beau matin où Julio se réveilla aussi gueux que le dernier goujat de notre noble capitale. Il n'avait plus un pignon sur rue, plus un coin de terre assez grand pour se faire enterrer, plus un écu sur une banque, plus rien. Ce matin-là, des gens de loi se présentèrent chez lui pour vendre son mobilier saisi par jugement. Le priseur avait fait l'inventaire. et procéda immédiatement à la vente qu'annonçait une affiche jaune et timbrée, collée depuis huit jours sur les murs de Paris, à côté des noms illustres et des fresques charbonnées que la facétieuse engeance des gamins de Paris expose à la malignité du passant.


XII

DE la voix dont l'ange du jugement dernier appellera nos squelettes, un beau jour — à ce qu'on dit ;

Ou de la voix dont Monsieur Dupin appelle les honorables à la tribune ;

Ou de la voix dont Monsieur Franconi commande les manœuvres de ses écuyers ;

Ou de toute autre voix grave et solennelle, le commissaire-priseur lit l'appel des meubles de Julio. Le nombre des chalans était considérable. On vendait au comptant. Il se fit de beaux marchés.

La bibliothèque fut vendue quatre mille francs. Les Albums vingt mille francs.

L'argenterie vingt-sept mille francs.

Le linge trois mille francs.

Les équipages de chasse, trois mille sept cents francs.

Les tapis trois mille francs.

Les lustres, six mille francs.

Cinq garnitures de cheminée, quinze mille francs. Les bronze dix mille francs.

Les cristaux, quatre mille francs.

Les porcelaines, six mille francs.

Les meubles de bois, seize mille francs.

Les tentures de soie, dix-huit cents francs.

Les velours, deux mille francs.

Les galons, quatre mille francs.

Les batteries de cuisine, deux mille francs.

Plusieurs objets d'art et de curiosité autant.

Le reste, trois mille francs.

Ce qui fit un total de cent trente-deux mille cinq cents francs.

Julio avait déménagé avec sept chemises, douze paires de bas, une guitare, six foulards des Indes, vingt-huit paires de bottes, un habit vert, un pinceau pour la barbe, deux rasoirs, une houpelande, une épée, trois pistolets, un dictionnaire de rimes, une bouteille d'eau de Portugal et un tableau de Teniers.

Il alla se loger dans le faubourg du Roule, à un sixième étage. Et une vieille tante [Madame de Beauvoir, ennemie jurée de la Nadaillac.] avare, qui habitait Passy, ayant su ses malheurs, lui fit une pension de onze cent soixante-quatre livres dix sols.


XIII

CE n'était plus la rue Saint-Lazare, ni l'élégant salon, ni l'alcôve dorée, ni le velours, ni l'Aubusson, ni rien du luxe passionné de Julio. Mais c'était de la poésie toujours. Ce qui fut admirable surtout, ce fut l'insouciante résignation de Julio. Si, pendant sa prospérité, il se fût contenté d'user modérément de sa fortune, sans doute il n'aurait pas trouvé tant de philosophie au jour de sa ruine ; mais ayant abusé de tout, il ne regretta rien, et trouva même une intime et secrète volupté à être malheureux, comme on en trouve parfois à être trahi par une maîtresse qu'on n'aime plus.

Julio ne chercha en rien à se rattacher aux jouissances qu'il avait perdues ; il l'aurait pu peut-être. Il y a tant de ressources quand on a tant possédé tant de miettes et de débris à retrouver ! Mais Julio voulait une misère aussi complète que l'avait été sa splendeur. Il brisa d'une impitoyable main tous les liens qu'il aurait pu renouer avec de la patience et de l'opiniâtreté ; et puis il se laissa doucement flotter à la dérive.

Le voilà dans son belvédère du Roule, voyant de sa fenêtre Paris d'un côté, et la campagne de l'autre ; ce bois de Boulogne qu'il avait si souvent parcouru dans sa légère voiture et sur ses chevaux anglais. Il regardait tout cela maintenant d'un œil philosophique, comme un vieillard qui tourne ses regards en arrière, et contemple du souvenir les folies brillantes de sa jeunesse.

Il avait abdiqué jusqu'à son nom : il s'était fait un nom prosaïque convenable à sa nouvelle position ; il s'appelait Jules Clément. Au rebours de ces enrichis qui blasonnent leur roture au jour où la fortune les prend par la main, qui pauvres se nommaient Janot ou Simon, et riches deviennent M. de la Janotière et M. de Simonin, Julio de Clémantine se fit Jules Clément dans la pauvreté. - Jules Clément, - avec ce nom, il déroutait ceux qui auraient voulu lui porter leurs curieuses doléances. Mais ce fut une précaution superflue, aucun ne vint. L'amour et l'amitié suivirent leur cours naturel.

Durant trois ans, Julio vécut ainsi, sortant peu de lui, et pour d'hygiéniques promenades seulement, le soir, et dans des lieux déserts.

Il consacrait les longues heures de la journée à la Nature et aux extases de l'opium, qu'il fumait à larges doses dans des pipes qu'un ancien ami, le voyageur Botta, lui avait envoyées de Chine.


(texte non relu après saisie. 03.11.06)

ACCUEIL   -   SOMMAIRE   -   JOURNAL DES NOUVEAUTÉS   -   BIBLIOGRAPHIE