Léon Cladel
(1834-1892)

leaf.gif

Où les miens ont vécu
(1885)


GEIGNANT sur son essieu, le char à bancs mis à ma disposition par un bibliophile de Moissac, roulait tant bien que mal le long de la grande route poudreuse autrefois sillonnée en tous sens par les messageries et les malles-poste, à peu près déserte aujourd'hui que les trains circulent sur les lignes de chemins de fer du Sud-Ouest, et mes yeux examinaient, tantôt à gauche, tantôt à droite, les vieux saules évidés qui bordent cette chaussée recouvrant une ancienne voie romaine ; ils n'avaient presque pas changé, ces arbres centenaires qu'enfant encore j'avais connus et que je retrouvais aussi verts, aussi jeunes qu'au temps passé, moi quasi vieillard déjà.

— Saint-Carnus ! s'écria tout à coup le condisciple qui m'accompagnait ; Saint-Carnus de  l'Ursinade !

Aussitôt, je descendis de la carriole qui s'était arrêtée ; un terrien assis sur un tas de gravier en face de l'église du hameau, me reconnut en dépit du fardeau des ans sous lequel ployaient mes épaules et, s'étant levé, m'accosta :

— Qu'il y a de jours, monsieur, qu'on ne vous avait vu par ici ! Vous y êtes venu sans, doute à l'occasion des fêtes du Cahors et de Montauban ?

— Non, mon bon, oh ! certes non ! Elles m'importent peu ; mais, naguère, là-bas, à Paris, j'éprouvai le besoin de saluer quelqu'un qui reste à deux pas de nous en ce coin, et me voici !

— Rien de plus naturel, exclama le paysan, qui cherchait en vain à me comprendre ; on vient, on part, on revient, on s'en retourne, et quand on est las de voyager, on finit par rentrer là d'où l'on est sorti ; c'est clair, pardienne ; on conçoit aisément tout ça...

Je lui serrai rapidement les mains et me dirigeai vers un clos raboteux, sorte de friche dont les ronces et les herbes moutonnaient pêle mêle, agités par la brise, au-dessus d'une foule de tertres de cinq à six pieds de long sur trois de large environ.

— Ne cours pas si vite ; il y a des fondrières ! ...

Sourd à la voix de mon ami, je marchai droit au de fer rouillé qui défendait l'asile où dormait celui qui pendant sa vie n'avait pas goûté de repos. Envahie par les chardons et les orties, cette armature disparaissait presque entièrement sous des broussailles, et c'est à peine si parmi cette végétation parasitaire je parvins à découvrir une parcelle de ce sol glabre et rouge où quelques semaines avant notre éternelle séparation Montauban-Tu-Ne-Le-Sauras-Pas m'avait dit en le frappant de son bâton de houx : « Si tu n'obtiens pas l'autorisation de m'enterrer au milieu de cette prairie, entre les deux amandiers que j'y plantai, tu t'arrangeras pour qu'on me mette là ! ... Belle exposition au midi ! chaque matin, à son lever, le soleil m'y frappera d'aplomb et ses rais m'y réchaufferont les os. » Il gisait à la place qu'il s'était choisie et de laquelle il ne sera point exhumé, ce sévère Compagnon du Devoir, car respectueux de sa suprême volonté, je ne prendrai jamais sur moi de réunir ses cendres à celles de ma mère et de mes deux enfants qui sommeillent avec elle sur les cimes du Père-Lachaise, au fond du même tombeau. Debout et chapeau bas devant la fosse où se consume ce brave qui mourut sans peur et sans reproches, si je ne murmurai pas des prières quelconques, ni ne m'agenouillai point sur la terre en implorant le ciel non plus sensible qu'elle-même, au moins, je laissai, là, mon coeur saigner à son gré.

1806 - 1869

Et m'abîmant en je ne sais quelle obscure et cruelle rêverie, je parcours de mes deux doigts ces deux dates presque invisibles dans le métal oxydé, marquant l'une le commencement et l'autre la fin de l'homme qui m'avait créé.

— Lui, soupirai-je à bout de forces et comme hypnotisé par le cher fantôme enfin apparu, c'est lui-même !

On m'entraîna. Je remontai sur-le-champ en voiture en priant le cocher de me conduire au delà du coteau qui nous barrait l'horizon.

— A la Lande ?

— Oui.

Dix minutes ne s'étaient pas écoulées que nous avions atteint le sommet d'une pente très déclive, d'où mes prunelles ravies contemplèrent un panorama qui m'avait été familier, et les battements irréguliers de mes artères répondirent bientôt au rythmique tic-tac de ce riant moulin où j'avais savouré de si douces heures entre mes proches. Enseveli sous des bouleaux et des charmes, il était toujours là, paisible, à califourchon sur les eaux candides du bief, où se réfléchissait tout le ciel, et juste au milieu de ce cirque de verdure où s'ajustent, d'une part, après avoir franchi le Tarn et l'Aveyron conjugués, les plaines fécondes du Languedoc, et s'échelonnent de l'autre les mamelons ligneux du Quercy, scindés par de profondes gorges au delà desquelles se déroulent des perspectives sans fin. Ayant mis pied à terre et foulé le pont du Lemboux, je m'engageai dans cette étroite et longue allée domestique où jadis les gars de Saint-Bartholomée Porte-Glaive et de Saint-Guillaume le Tambourineur étaient venus m'offrir un bouquet de fleurs artificielles, composé de tulipes bleu d'azur, de lis sang-de-boeuf et d'épis de sarrazin tricolores. Sous le rouvre qui trône de l'autre bord du rû, béait la grotte où le hasard m'avait souvent rendu témoin des amours primitives d'Inot et de Janille, aujourd'hui mariés et bien portants aussi, « grâces à Dieu ! » Je considérais en marchant l'arbre et la crypte, lorsqu'une vieille pastoure, qui filait sa quenouille en paissant une truie et plusieurs biques, m'arrêta :

— Qui demandez-vous ici ?

Cette brutale apostrophe me souffleta. Quel dur rappel à la réalité ! Je n'étais plus chez moi ; des étrangers possédaient le toit où les miens et moi, côte à côte, nous avions vécu.

— La permission, répliqua mon ami, de visiter cette demeure ?

— Hé bien, suivez-moi tous les deux, dit après quelques minutes la méfiante gardienne, et, s'il vous plaît, n'abîmez rien.

Nous nous introduisîmes silencieux et comme en un sanctuaire sous le hangar de la bâtisse où les huis des étables étaient encore estampillés, à l'encre de Chine, des équerres et des compas symboliques de Maître Jacques, que le précédent propriétaire avait tant vénéré. Dès que nous eûmes parcouru le rez-de-chaussée de l'usine où les meules ronflaient en vironnant entourées d'un nuage tourbillant de farine, nous montâmes au premier étage dans les quatre petites pièces duquel s'était usée la vie de ma laborieuse et solitaire famille. Attiré d'abord vers la chambre carrée, à l'un des angles de laquelle je couchais en une sorte de niche, séparée par un paravent qui touchait au plafond de l'alcôve de ma mère  la simple et digne femme ne voyant encore en moi malgré la farouche barbe d'ermite dont ma figure était déjà couverte à vingt ans, que le marmot, qu'elle avait conçu, nourri, torché, ne permettait pas, tant que je séjournais auprès d'elle, que je fusse un instant hors de la portée de ses mains secourables, j'en poussai la porte entrebâillée avec une émotion extraordinaire et qui s'accrut au point de me paralyser les jambes au moment où j'y pénétrai.

— Regardez, criai-je hors de moi, regardez ça !

— Quoi donc ?

— Ce blé, ce blé !...

Fille et sœur de campagnards presque indigents, épouse d'un maigre ouvrier de ville, elle avait toujours eu, la noble créature qui me berça dans son giron, ainsi qu'eux-mêmes et comme tous ceux qui gagnent leur pain à la sueur de leur front, une vénération instinctive pour cet aliment indispensable aux humbles de sa race et tremblait toujours d'en manquer. Aussi m'en souvient-il, avec quelle ferveur exhalait-elle chaque soir avant de se dévêtir ces paroles latines du PATER : « Da nobis hodie panem quotidianum ! » Et maintenant, à l'endroit même où je l'avais si souvent vue prier, avec tant d'ardeur et de piété, Celui qu'elle tenait pour le souverain Arbitre et le dispensateur universel « de lui fournir la pâture ainsi qu'il le fait aux petits oiseaux », s'élevait un monceau des grains assez abondant pour subvenir aux besoins de toute une tribu pendant au moins une année et moi, grison, non moins émerveillé qu'attendri, les orteils rivés au carreau, je ne savais que répéter le premier mot, que bambin, emmailloté de langes, j'avais balbutié :
   
— Maman ! oh ! maman ! ...
   
Après m'avoir arraché tout vibrant de ce parquet, où mes talons s'étaient soudés, on essaya de m'emmener dehors ; mais, avant de descendre, je voulus revoir aussi la mansarde en laquelle, chaque jour, le patron, fruste comme un Romain et sobre comme un Spartiate, déjeunait seul d'une gousse d'ail et d'une fouace arrosées de quelques gouttes de piquette, en interrogeant par une lucarne le soleil qui se mirait dans les ondes soyeuses et limpides du ruisseau, caressant les plantains de ses deux berges inégales, et se délassait, ne dormant jamais que d'un oeil, entre les draps écrus d'un méchant grabat où, voici déjà quinze ans, il s'éteignit entre mes bras, un soir, à la tombée de la nuit.

— Tâche d'ouvrir, dis-je intimidé sur le seuil du réduit, à mon camarade que mes saintes angoisses avaient tout remué, je ne puis, moi !
   
J'entendis grincer un loquet et sitôt après un grand bruit d'ailes... Énigmatique et magique spectacle dont le fus confondu ! Dans ce misérable galetas que l'agonie du chef de la maison avait splendifié, nuls meubles à présent, pas un : ni la table en bois blanc ou jadis il s'asseyait pour « tuer le ver », ni le coure vermoulu chargé de ferrures où soigneusement il serrait ses registres et son numéraire, ni le lit au chevet duquel je l'avais veillé pendant que sa chair se déracinait de son corps, mais il y avait plus de cent pigeons, et de toutes espèces : des communs, des pattus, des huppés ; des ramiers, des colombes et des tourterelles. Or, dès son berceau, le rude plébéien qui m'engendra s'était montré tendre à ces volatiles, et depuis sa première enfance, il en avait toujours eu. Ç'avait été son unique faiblesse, il se la reprochait parfois en se traitant de sacré nigaud. Du froment, ici, chez celle qui n'avait guère songé qu'à sen prémunir et chez celui qui ne s'était jamais apitoyé sur la condition des animaux, une foule de ceux-là seuls qu'il eût jamais choyés ! Et tandis qu'ils me caressaient tous de leurs ailes et me caressaient de leurs becs, il me sembla que j'étais enveloppé de mystères et je frissonnais en butte à je ne sais quelles transes religieuses, ébloui par ces vertigineuses métempsycoses ; enfin, ma poitrine, grosse de larmes, creva : je sanglotai :
   
— Qu'est-ce ? questionna la rustaude qui nous surveillait, il pleure, votre ami, pourquoi ?
   
— Chut, taisez-vous, ne bougez point, murmura mon compagnon de route ; son père mourut là.

— Té, celui-ci, s'écria-t-elle en me désignant, est donc le fils de cet ancien qui labourait autrefois les entours du tric-trac, un monsieur devenu paysan, coiffé d'un chapeau de citadin et vêtu d'un frac à queue d'hirondelle, avec un tablier de basane autour des flancs ?
   
— Oui, répliquai-je en mon trouble persistant, et je suis un laboureur aussi, moi...

Puis je passai dans une salle voisine assez spacieuse, où nous dînions tous ensemble autrefois, et là, c'est là qu'aux lueurs parcimonieuses d'une lampette à pétrole, tandis qu'à la veillée, maman, brune comme une taupe, me tricotait des bas ou me ravaudait du linge, et que papa, blond comme les blés, se rappelant son vieux métier de bourrelier, raccommodait la barde de quelque mule ou la trézègue d'un joug à boeufs, moi, leur fruit à la fois roux et brun, j'écrivis, avec l'enthousiasme de la jeunesse et certaine confiance en moi que tous mes revers n'ont pas abattue ni même ébranlée, cette tragi-comédie : La Fête votive, et cette églogue : Le Bouscassié.

— Miens, chers miens, ô pauvres âmes, adieu ! ...
   
Les feux du couchant rasaient les myrtes d'alentour ; à ce moment une buandière qui fredonnait en s'accompagnant de son battoir, enfla sa voix qui retentit sous les fenêtres :

Sur la terre, en l'air et dans l'eau
Rien ne meurt, tout se renouvelle !
Que mon amant devienne oiseau,
Je me muerai vite en oiselle ;
Et, si je renais plante ou fleur,
Moucheron, il boira mon coeur
De rose
Blanche ou rose
Lui !
M'ami.

Vieil orphelin en deuil je m'en allai, l'esprit hanté de radieuses images mystiques où revivaient, transfigurés, ceux que j'aime encore et toujours aimerai d'un amour filial.       

(texte non relu après saisie, 19.04.09)

ACCUEIL   -   SOMMAIRE   -   JOURNAL DES NOUVEAUTÉS   -   BIBLIOGRAPHIE