Georges Eekhoud
(1854-1927)

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La Jambette de Kors Davie
(Nouvelles Kermesses, 1894)


Rika Let, l'enfantine vachère de baes Ver­hulst, semble bien dolente pour un temps de ker­messe. Elle a fatigué comme une négresse durant l'août. Aussi, ce matin, avant la messe, la bazine lui remit un florin tout luisant, avec ces bonnes paroles :

— Rika, c'est kermesse pour tout le monde. Amuse-toi, ma fille. Voici de quoi t'acheter un mouchoir à la foire, un mouchoir billebarré et frangé dont tu croiseras les deux bouts sur ta poitrine.

Rika ne refusa pas la gratification de sa maîtresse. Mais à présent, seule dans sa mansarde, au-dessus de l'étable, elle retourne entre ses doigts la blanche piécette sans se décider à courir l'échan­ger contre une parure de son choix à l'échoppe de Suski Derk, là-bas, à côté de l'église. Dieu me pardonne, des larmes, de grosses larmes perlent dans les yeux pers de Rika. Quel chagrin oppresse son cœur de dix-huit ans, à la douce blondine ?

— Ah, soupire-t-elle, si l'un de nos garçons du village me conduisait à la kermesse et me parait d'un fichu diapré ! Mais qui s'embarrasse de la pauvre Rika ! Nos galants courtisent des filles autrement apparentées et dotées ! Bazine Verhulst le sait bien, sans quoi te donnerait-elle de quoi t'acheter ce que le plus infime terrassier, le moindre batteur en grange ne refuse pas en ce jour à sa chérie... Qui fera danser ce soir Rika Let dans la, salle du Cygne d'Or ?... Personne. Non, Bazine Verhulst, ce n'est pas fête pour tout le monde...

Et des pleurs humectant ses longs cils d'or comme l'aiguail accroché aux barbes des épis, machinalement elle se mire dans un éclat de miroir, pendu sous une petite Notre-Dame de Montaigu. Elle ne se trouve pas plus laide que maintes de ses pareilles honorées des attentions d'un cochet ardent et réjoui. Laide, Rika ? Non, certes. A moins que la moisson soit laide en août sur le champ des Verhulst, les nattes dorées de Rika émerveillent. Si vous aimez les cerises, vous rêverez cueillir les baisers entre ses lèvres rouges et char­nues. Ou vous n'entendez rien aux appas d'une jeune dirne de notre opulent terroir ou vous rendez hommage à la poitrine de Rika par le plus con­voiteux des regards.

Elle se pare de ses humbles affiquets des di­manches, d'une collerette et d'un petit bonnet plat éblouissants de blancheur ; d'une jupe et d'un cor­sage que ne déshonore pas le moindre grain de poussière.

La cloche tinte pour la messe.

Va prier, Rika ; qui sait ? le bon Dieu dessil­lera peut-être les yeux à tous ces aveugles damoi­seaux de Viersel.

Elle défilait son chapelet avec tant de ferveur qu'une voisine dut la tirer par la jupe pour l'aver­tir de la fin de l'office.

Au dehors, les gaillards pimpants, bras croisés, une fleur entre les dents, guettent, en rangs serrés, la sortie des dévotes rougissantes, leurs valseuses de ce soir. Des regards d'intelligence s'entrecroi­sent, et dans un sourire, dans une simple flexion de tête, on fixe un rendez-vous, on rappelle une promesse, on se laisse arracher un consentement. Sous le sarrau bleu, sous le fichu bariolé, palpitent d'impatientes tendresses.

Aucune œillade ne quémande l'attention des vives prunelles de l'orpheline, et dans aucune de ces poitrines viriles ne bat un coeur à l'unisson du sien.

Pour rentrer à la ferme, il lui faut traverser la foire. Suski Derk a étalé sa marchandise. Rika ne daigne pas même la regarder. Aussi le mercier l'interpelle :

— Hé ! la jolie béguine ! On ne s'habille pas seulement d'un scapulaire !

L'heure du midi amène chez les Verhulst grande chère en l'honneur de la kermesse. Maîtres, cousins, cognats, et domestiques tous bien endentés,
s'attablent autour d'énormes platées portées par la bazine et Rika. De ragoûtantes vapeurs de victuailles saturent la vaste pièce et amatissent les cuivres de la cheminée, le Christ, les candélabres, les beaux plateaux, l'orgueil de Rika la proprette.

Hardie, la tablée ! Les voilà qui, graves et méthodiques d'abord, taillent, dépècent, bâfrent à leur faim et davantage, sans souffler mot. Ensuite viennent les rasades car il s'agit de se tasser dans le ventre cette charge de viandes grasses. La farineuse pomme de terre du Polder pousse à la soif. Puis ne faut-il pas arroser de généreuses lampées les avaloires dégoisant des propos aussi salés que l'eau de l'Escaut ?

Maintenant Rika s'est approchée à son tour de la table, mais dans son corps le chagrin émousse l'appétit et elle ne mange que du bout des dents. Les garçons égrillards, déconcertés par son mu­tisme, l'attribuent à la pruderie et tournent leurs entreprises ailleurs. Tout à l'heure ils rejoindront leurs grosses dindes de faneuses sans plus songer à l'affriolante poulette que tourmente la nostalgie de l'amour.

Non, plus la journée avance et moins elle songe à faire l'emplette d'un fichu chez Suski Derk. Elle rendrait plutôt le florin à la bazine.

Bugles et clarinettes s'éveillent dans la salle du Cygne d'Or.

Houpsa ! Argenteur et besoigneux courent à la danse, qui en souliers, qui en sabots ! Loure-­lourla ! Les quadrilles de se former. On se hèle d'un coin de la salle à l'autre, de couple à couple, pour se faire vis à vis. Attention ! Ils partent...

Seule Rika Let n'ira pas au bal.

De loin assise sur le seuil de la grange, elle entend les cuivres et les boyaux, et la retombée des pieds, et les rires et les jurons.

Et dans le crépuscule où se noient lentement les maisons basses de village, au pied du clocher levé au ciel comme le doigt vigilant de Dieu, s'illuminent les quatre fenêtres de la salle devant lesquelles se détachent, ainsi que sur un écran rouge, les couples pirouettants, aussi noirs que des diablotins.

Rika ne peut s'arracher à cette contemplation. Les ombres falotes lui semblent plutôt sinistres. De la rancoeur descend en son âme jusqu'alors plus blanche qu'un voile de première communiante.

On raconte des choses merveilleuses de Zanne Hokespokès. La petite vieille possède des secrets redoutables : elle donne la clavée aux moutons, la ladrerie aux pourceaux, tarit les mamelles des vaches, empoisonne la basse-cour. Elle « voit » dans les cartes et le marc du café la destinée de qui la consulte. Aux amantes délaissées elle ramène le volage. Peut-être procurerait-elle un amoureux à Rika l'esseulée ?

Malicieuses suggestions exhalées par le brouillard accablant de la vesprée, la solitude, le spectacle lointain et sardonique de la joie des autres ! Les couples déhanchés gigotent aussi noirs que des diablotins devant l'écran rouge des fenê­tres, la musique stride et dissonne, mais dans le recul des ténèbres depuis une heure s'est enfoncé le clocher du village, levé vers le ciel comme le doigt vigilant de Dieu.

Si, pourtant, profitant de l'absence des maîtres Rika allait relancer la jeteuse de sorts ? Personne ne la rencontrerait. Tout le village s'est porté vers le Cygne d'Or.

Comme les amoureux s'en donnent. Bonne Vierge ! Rika avisa parmi les couples tournoyants deux formes si étroitement entrelacées et deux visages tellement rapprochés l'un de l'autre que leurs bouches se rencontrèrent en un baiser prolongé !...

Oui, elle recourra aux charmes de la vieille Hokespokès, quoiqu'il lui en coûte. Dans sa poche bat toujours la piécette blanche. Joint à quelques gros patards d'épargnés sur ses gages, cet argent suffira pour payer la consultation.

Là-bas, vers Zoersel, sont les bois effrayants où, dans une hutte d'argile, niche la sorcière. Les paysans les évitent ou ne les traversent qu'en plein jour et en se signant. La nuit, des rumeurs indéfi­nissables, si tristes qu'elles n'appartiennent plus à la terre, s'élèvent dans les cimes des arbres. Il faut une heure au moins pour atteindre la chaumière de Zanne. Rika calcule qu'elle pourra être de retour avant minuit. Les maîtres ne rentreront point plus tôt.

Elle surmonte ses dernières terreurs, étouffe les reproches de sa conscience, et s'engage bravement dans la navrante bruyère.

II

— Petite ! Ce sachet contient la cendre d'une dent de mort cueillie dans le cimetière de Safftin­gen, le village englouti par l'Escaut... ; un cham­pignon dit « chaise à crapaud » arraché au pied de l'arbre auquel se pendit Nol Bardaf, le save­tier. A la prochaine lune pleine, par une nuit sans nuages, tu répandras au pied de ton lit la poudre enchantée et piqueras au coeur de la mandragore une épingle à cheveux, en prononçant trois fois ces paroles : « Je te commande, matière charmée, de m'amener l'homme qui doit me blesser comme je te blesse ! » Couche-toi, la plante sous l'oreiller, et attends sans bouger, sans dire un mot. Le bien-aimé apparaîtra... Ouvre les yeux, mais alors surtout, garde-toi de remuer ou de parler... Re­tiens même ton haleine ! Si le fantôme s'éloigne, ne cherche point à l'arrêter... Tu le reverras et pour devenir sa femme !

Ainsi prononça Zanne Hokespokès.

Obéissant aux instructions de la sorcière, Rika laissa s'écouler plusieurs jours en attendant la belle nuit sans nuages et lorsque la lune ronde se montra, elle fit point par point suivant la pratique enseignée.

— Je te commande, matière charmée, de m'a­mener l'homme qui doit me blesser comme je te blesse !...

Une fois... deux fois... trois fois...

Couchée sur le dos, les yeux grands ouverts, l'oreille tendue, serrant de sa main crispée la plante conjuratrice, elle guetta la visite promise. Dans la mansarde baignée de rayons d'argent presque bleus, les riens sont visibles. Le silence a fermé si complètement les bouches de l'espace que Rika croirait entendre le bruit de la chute de la blanche lumière, sur le plancher crépitant.

Parfois elle regrette son impiété, son commerce avec une servante du diable, puis elle se réjouit à l'idée de le voir, lui, celui qui doit l'aimer, puis, de nouveau, elle appréhende qu'il ne vienne.

Hou ! ... Hou ! ... Quelqu'un s'est approché de la ferme. Un battant de la porte charretière roule sur ses gonds. Un pas sonore et précipité traverse la cour sans que le vigilant molosse s'en offusque.

Maintenant l'intrus ouvre la porte de la cui­sine. Clope !1 Clope ! Il grimpe rapidement l'é­chelle conduisant au galetas... La terreur étreint Rika, elle retient toutefois le cri prêt à s'échapper de sa gorge, car la trappe s'est soulevée... Le voilà dans la chambre. C'est un soldat, un jeune artilleur ! Il se campe devant elle, sans la remar­quer, l'air d'un somnambule, dans la blanche clarté lunaire.

Ah, Rika n'a qu'à le voir pour l'aimer. L'ex­tase a remplacé l'angoisse. C'est bien lui, qu'elle attendait. Il a la figure pleine, la tête casquée de cheveux châtains crépus, une bouche bien fendue, un nez légèrement aquilin, avec des narines dila­tées, un menton carré, de larges épaules. Une moustache naissante ombre sa lèvre. Les galons de brigadier ornent sa manche et des éperons sonnent à ses talons. Quelle course endiablée a-t-il four­nie ? Il en a perdu son bonnet de police ! Sa robuste poitrine se soulève par soubresauts, il halète bruyamment et ses jambes se dérobant sous lui, il s'affale sur l'unique escabeau de la chambrette. Elle voudrait se précipiter vers lui, étancher la sueur sourdant de son grand front. Oppressé il a déboutonné sa tunique, détaché son ceinturon, et ses pectoraux saillent triomphants.

Un peu défatigué, sans s'occuper de Rika, il inspecte son uniforme de la botte aux fourragères. Il constate qu'une des boutonnières de son sous­-pied s'est arrachée et que son pantalon remonte. Aussitôt il détache complètement la lanière, tire un canif de sa poche et taille une nouvelle ouverture dans le cuir à côté de la boutonnière déchirée. Puis il regarde le sous-pied ainsi raccommodé des deux côtés au bas de son lasalle.

Rika ne perd aucun de ses mouvements. Elle admire de plus en plus la crânerie et l'aisance avec lesquelles il manoeuvre. Le visage du soldat, animé par la course, paraît autrement expressif à Rika que ceux des lurons de son entourage sans en ex­cepter ces méprisants Odo et Freek, les deux fils Verhulst qu'elle trouvait assez bien tournés auparavant.

L'inconnu s'est relevé. Il reboutonne sa veste, se sangle dans son ceinturon, campe sur sa tête son bonnet, de police qui s'est retrouvé comme par enchantement, s'inspecte un instant dans le miroir ébréché de la pauvrette, et du même pas fiévreux et résolu qu'il avait en entrant, se décide à quitter la pièce. Elle n'ose l'appeler et lui tendre les bras. Ce qu'il lui en coûte d'observer la rigoureuse con­signe que lui donna la vieille Zanne. Mais il y va de la conclusion favorable de l'aventure.

La trappe s'est rabattue. Le bruit des pas, le cliquetis du sabre, et des éperons meurent au loin. Le souvenir seulement de cette visite reste à Rika.

Ou n'aurait-elle rêvé, l'impressionnable créature ?

Non, il y a un instant, ce militaire s'asseyait presque au chevet de son lit.

Et la preuve : là, sur le plancher, cet objet, brillant aux lueurs blafardes de la lune, représente bien le couteau dont il vient de se servir.

Rika ne saurait plus douter. Elle ramasse cette jambette, porte à ses lèvres la lame encore ouverte, et, comme son haleine ternit l'acier, elle l'essuie, la baise de nouveau, recommence vingt fois le même puéril manège.

La bonne Zanne Hokespokès a tenu parole. Ce mignon couteau à manche d'écaille de tortue est désormais un gage pour Rika. Ses doigts caressent le fil de la lame comme s'ils glissaient le long de la moustache naissante du brigadier et elle voudrait se mirer dans le métal étincelant.

A force de se fixer sur la tache lumineuse ses yeux se fatiguent ; l'hypnotisme la renverse sur sa couchette et pressant la précieuse jambette contre sa poitrine, elle s'endort pour rêver du martial visiteur.

III

Tara ! Tarata ! Tara !...

— Allo hop ! Kors Davie... Ou regrettes-tu de quitter la caserne ! Sacrebleu ! Le bougre ron­fle comme s'il boudait le congé qui l'attend !

Et, las d'admonester cette souche, le briga­dier Warner Cats, pays de Davie et son compa­gnon de chambrée, le secoua rudement comme le clairon venait de sonner au réveil. Kors finit par se réveiller, s'étira, bâilla à se démettre la mâchoire, enfonça les poings dans ses orbites, parut tout interloqué.

— C'est drôle ! ... Pouat ! Le sacré rêve geignait-il en reconnaissant son copain. Figure-toi, Warner, que j'étais déjà à la campagne, mais contre mon gré, je t'assure, je battais plutôt la campagne... Une épouvantable vieille femme me chassait devant elle à coups d'escourgée... Nous traversions les brandes, escaladions les dunes, mes buffleteries et mon bancal s'embarrassaient dans les fourrés, ma peau se déchirait aux épines... Je franchissais au pas de charge des douves de trois mètres de large pour échapper à ma persécutrice. Mais la maudite vieille galopait toujours après moi, et m'étrillait de plus belle, sans répit... Et j'étais trop lâche pour me retourner et l'attendre de pied ferme... Autant d'ailleurs me mesurer àvec l'enfer ! ... Ah ! cette course sous les étoi­les !... Vrai, j'ai failli prendre en horreur notre Campine tant aimée... Car cela se passait dans la Bruyère... Mais du diable si je sais de quel côté !... Aïe mes jambes ! Mes pauvres jambes... Tu ne le croiras pas, mais je suis comme fourbu...

— Bast ! Bast ! intervint le fidèle Warner Cats... Songe est mensonge ! comme disait ma grand'mère. Tout à l'heure, lorsque tu chemineras, en dehors des remparts, sur la route de notre beau Wildonck, ces fantômes se seront depuis long­temps dissipés... Chançard que tu es ! En congé pour huit jours ! Je te conseille de te lamenter et de geindre ! ... Nargue des cauchemars si le réveil nous sourit !

Kors, hors du lit, paquetait son fourniment, défaisait et repliait ses couvertures suivant l'ordon­nance, et ragaillardi par la perspective du campo, fredonnait un refrain de cantine.

Il s'arrêta court comme il venait de plonger successivement ses mains dans chaque poche de sa tenue.

— Crénom ! J'aurais pourtant juré l'avoir mis dans mon gousset !

— Quoi ! Qu'arrive-t-il encore, bougonneur du diable ? interrogea Warner.

— Saperlipopette ! ... Il ne me manquait plus que cela ! ... Me voilà propre ! ... Le joli canif de Begga Leuven... de ma Begga... la jambette qu'elle m'acheta pour ma fête lors de son dernier voyage à Anvers...

Eh bien ?

- Il y a que je ne la retrouve plus... En voilà une bénédiction !... Que dira Begga ?... Moi qui me réjouissais de le lui montrer, le mignon bijou, tout neuf, tout reluisant !... La chère âme ne me pardonnera jamais cette négligence...

— Basta ! Elle le remplacera... D'ailleurs, on n'offre pas de couteaux... Cela tranche les noeuds de l'amour ! ajouta gravement Warner. Cela porte malheur !

— En attendant, le malheur c'est d'avoir per­du cette babiole !... Rosse de guigne !

Il retournait vainement ses poches.

— Enfin, résignons-nous, fit-il.

Equipé, il pressa la main de son camarade et empoigna son paquet de hardes.

— Au revoir ! dit Warner. Salue les amis et bois dimanche prochain avec les tireurs à l'arc une pleine pinte à ma santé chez Maus Walkiers... N'oublie pas de passer par chez mes petits vieux et dis leur que ma bourse est plate comme une figue... Embrasse aussi pour moi Stanss, la fille du charron, ma promise...

—Entendu... On connaît son ordre du jour. Et il s'élança dans la rue.

Parti du fort de Vieux-Dieu, le permission­naire suivait la route militaire, dénudée, par une chaude matinée de juillet. En vue du clocher de Wommelghem, il obliqua à droite pour gagner le ruban de queue courant vers Ranst et Broechem. Ici, il trouva des taillis et des drèves ombreuses qui le protégèrent contre les ardeurs du soleil. Le front ruisselant, il marchait d'un pas alerte, son bonnet de police à la main. Il portait sur l'épaule. au bout d'un cep taillé en route, son paquet noué dans un foulard rouge. Aux cabarets des barrières et des carrefours, il lampait un quart de bière, échangeait quelques gaillardises avec la servante si elle lui paraissait digne de cette attention, puis repartait joyeusement.

Vers le midi après avoir traversé ou côtoyé, quatre villages, une lieue encore le séparait de Wildonck, de son vieux père et de Begga.

Comme il évoquait l'image saine et radieuse de la promise, voilà que le souvenir du mauvais rêve de la nuit lui revint et aussi celui de la perte du canif. Damné couteau ! Kors ne peut séparer l'idée de Begga de celle du couteau disparu, et, par une inscrutable contradiction de la nature hu­maine, il en veut presque à la charmante fille de lui avoir acheté cette jambette devenue fatalement un objet d'achoppement pour leur amour. Et en marchant il s'entêta de plus en plus dans cette conviction peu généreuse. Sa préoccupation était telle qu'il négligeait de s'orienter.

A un moment, il constata qu'il s'était égaré. Il allait traverser un pont jeté sur le canal de la Campine ; or ce pont n'entrait pas dans son itiné­raire. Au-delà, les arbres du chemin s'alignaient à l'infini. Entre leurs fûts on apercevait, des deux côtés, de vastes prairies enclavées dans la bruyère immense, mélancolique, pourprée et voilée de gaze. Soudain comme il cherchait quelque naturel de l'endroit à qui demander son chemin, il avisa dans les prés en contrebas des berges du canal quatre belles vaches, de l'herbe jusqu'au ventre, et non loin d'elles, une jeune fille assise sur le talus, qui les surveillait une branche à la main.

Il héla la vachère.

— Hé, Mietje, viens ici

Elle accourut, franchit lestement l'échalier ; mais arrêtée à quelques mètres de l'inconnu, elle s'arrêta, le considéra un moment, puis, visiblement troublée, se couvrit le visage de ses mains et fit mine de retourner à son poste. En pressant le pas, le soldat prévint ce mouvement ; il la rattrapa et la prit doucement par le bras. Il était intérieurement flatté de l'émoi qu'il avait provoqué chez cette jeune paysanne, il le mettait sur le compte d'une pudeur effarouchée par l'apparition d'un si beau cavalier. Muette, aussi rouge que les coquelicots, elle baissait des yeux dont le vert opalin s'aperce­vait entre l'or des cils, et elle s'efforçait de détour­ner son visage et d'échapper à l'examen du dompteur.

— Peste ! La jolie, minette ! s'exclama-t-il. Pourrais-tu me dire, la blondine, le nom de la paroisse où poussent de si friandes dirnes ?

— Je suis de Viersel ! répondit-elle d'une voix très faible.

— Nous sommes voisins alors et presque pays, car je demeure à Wildonck où je me rendais...

— Où vous n'arriverez jamais en continuant par ici...

— Parbleu, je ne dis pas non, la belle enfant ! Et il y a un instant je me traitais d'étourneau pour m'être fourvoyé... Mais à présent je bénis mon étourderie...

Elle ne répondit rien à ce madrigal, mais son teint s'empourprait.

Il ne la lâchait pas. L'image de Begga, une image renfrognée et boudeuse à cause de la mésa­venture du canif, pâlissait et s'éloignait de plus en plus. Dans ses dispositions d'esprit, il accueillait l'inconnue comme une diversion bien venue aux pensées moroses qui l'obsédaient depuis tout un temps...

— Et comment t'appelle-t-on, fleur de Vier­sel ?

— Hendrika Let... Rika...

— Rika. J'aimai toujours ce nom. C'était celui de ma feue mère... Tes parents habitent-ils loin d'ici ?

— Mes parents je ne les connus jamais. Enfant trouvée je fus recueillie et élevée par le baees et la bazine Verhulst, dont vous voyez la ferme là-bas, à vingt arbalétées d'ici, derrière les aulnes, et chez qui je suis demeurée en condition...

Elle semblait rassurée à présent et le rensei­gnait avec certaine complaisance.

— Tu ne me demandes pas mon nom, à moi, Rika ? fit-il en prenant de plus en plus plaisir à la contempler.

Elle brûlait de le savoir, ce nom du bien-voulu, car c'était là le fringant visiteur de la nuit enchan­tée. Comprimant les battements de son coeur elle feignait de témoigner au cavalier l'indifférence polie qu'une honnête fille témoigne au passant aimiable qui l'accoste sur la grand'route.

— Tu hausses les épaules et fais la moue, Rika ! Que t'importe, en effet, le nom d'un soldat, d'un mauvais gars, comme prêche le curé en par­lant des conscrits en garnison dans la grande ville où ils se confondent avec les dissipateurs et les du­peurs de fillettes... Eh bien, apprends-le ce nom, malgré toi, Rika. C'est celui d'un garçon, pas trop méchant... Je suis Cornélis Davie, autrement dit Kors, Kors le Noir, actuellement brigadier au 5e d'artillerie, 1re batterie, caserné au fort IV, à Vieux-Dieu, près d'Anvers... Mais dans deux mois, je retournerai à Wildonck, en congé défi­nitif... et assumerai la direction de la ferme des Vanneaux, car le vieux Davie, mon père, a suffi­samment trimé... Alors, Rika, il sera temps aussi pour le nouveau baes de prendre femme... Ne lui recommandez-vous personne, gentille Rika ? ... Croyez-vous qu'il trouve du choix à Viersel ?

— Je crois que vous vous éloignez de plus en plus de Wildonck ! fit la coquette.

En effet ils avaient cheminé de compagnie et laissé depuis longtemps le canal derrière eux.

- Mauvaise ! dit Kors un peu défrisé. Quel besoin avez-vous de me rappeler le moment de la. séparation ?

— De ce train, vous n'arriverez pas encore demain chez votre père... Mon soldat, bien le bonjour !... Mes bêtes risqueraient de s'égarer comme vous !

L'espiègle fit mine de se jeter sur le côté et de regagner le pâturage. Cette fois il la saisit par la taille, et la tenant enlacée, il lui répéta plusieurs fois dans le cou : « Tu es belle, Rika ! »

— Si nos garçons de Viersel vous voyaient si toqué, ils se moqueraient de vous. Il n'y a donc point de fille à Wildonck ? Et à la ville ?

— Au diable les gars de Viersel, les filles de, Wildonck et les demoiselles d'Anvers ! Je te disputerai à tous les freluquets de ta paroisse, sacrebleu ! Car je te vois plus volontiers que toutes les femelles de la mienne... Rika, si tu voulais, mon mariage serait chose arrêtée...

— Paille qui flambe ne fait pas long feu !

Il la serrait plus fort.

— Lâchez-moi, brigadier, lâchez-moi ou je crie. Assurément la boisson parle à votre place... Il y a quelques « chapelles » depuis votre fort jusqu'ici ? Pas vrai ?... Que dirait-on si on me rencontrait avec vous ?... Ah, voici à droite, un sentier qui vous amènera sur le bon chemin. Tirez ailleurs. Bonsoir !

L'inflammable Kors Davie ignorait maintenant qu'il y eut jamais existé une beauté et une sagesse du nom de Begga Leuven...

— Eh bien, soit, je pars ! dit-il avec un accent à la fois ému et résolu. Mais une parole encore, Rika... Si dans trois jours je repassais par ici ; si je te répétais alors que je te veux, que je t'aime à en perdre l'appétit ; si je te demandais d'être ma bazine pour la vie, me repousserais-tu, dis ?

— Cornélis Davie s'amuse aux dépens de Rika Let ; les héritiers de la terre n'épousent pas leurs filles de basse-cour !

— Que je meure, si je plaisante. Kors n'a qu'une parole et qu'une volonté. Rika, dans trois jours, lundi, lorsque je reprendrai le chemin de la caserne, m'attendras-tu à cette place ?...

Elle sembla se laisser arracher un consente­ment. Mais lorsque Kors voulut l'embrasser sur les lèvres elle n'eut pas la force de résister et lui rendit un long, un ineffable baiser...

Alors avec un effort, il s'engagea brusquement dans le sentier allant vers Wildonck ; marchant d'un pas rapide, n'osant plus se retourner...

Elle palpitante d'ivresse et de triomphe, le suivit des yeux jusqu'au moment où un tournant le cacha derrière la chênaie touffue.

IV

Rika Let, décidément réconciliée avec le temps de kermesse, dîne à Viersel chez ses anciens maî­tres, les Verhulst, accompagnée de son mari, le beau Kors Davie de Wildonck, Kors le Noir, héritier de la ferme des Vanneaux. Le vieux Davie se rongea l'âme et trépassa, le pauvre ! Ah, les maléfices de la vieille Zanne Hokespokès sont bien forts, pour qu'ils aient pu convertir Cornélis Davie, le filial Kors, en un enfant dénaturé et un amant infidèle ! Il n'y a pas de recours, dolente Begga, contre la volonté diabolique. Aucun obstacle n'ar­rêtera les progrès de l'incantation. Résigne-toi, douce Begg, épouse le grand Milè de l'éclusier ; il n'a pas la pétune et la mâle prestance de l'ex-brigadier, mais il t'aimera mieux que ce laboureur.

Il y a un an, jour pour jour, depuis que Rika consulta la maudite. Quelle revanche pour l'humblé vachère dont personne ne s'occupait ! Elle a voulu faire visite aux Verhulst et leur présenter son argenteur de baes, car les Verhulst aussi con­sidérables terriens qu'ils se montrent, sont des indigents comparés aux Davie.

Rika exhibe d'éblouissants atours. Il s'agirait bien, bazine Verhulst, de lui faire l'aumône d'un mouchoir de lainage acheté chez ce Juif de Suski Derk. Tâtez plutôt la soie de sa faille : du gros grain, à dix francs l'aune, ni plus ni moins. Les dentelles de son grand bonnet d'apparat coûtent le prix de trois porcs gras, et le coeur en diamant qui ballotte sur sa poitrine retenu par un massif jaseran d'or, un bijou de feu la bazine Davie, mère de Kors, vaut bien votre bicoque tout entière, mes maîtres !

L'heure de midi amène grande chère chez les Verhulst en l'honneur de la kermesse et surtout de la visite des Davie. Maîtres, cousins, cognats, garçons de charrue et botteleurs, tous bien enden­tés, s'attablent autour d'énormes platées portées par la fermière et la remplaçante de Rika.

L'obséquieuse mère Verhulst se confond en politesse devant la superbe parvenue.

— Bazine Davie, une de ces carbonnades ? Elles sont tendres comme du beurre... Une tranche de jambon ? Le roi n'en mange pas de pareil... Ou bien reprendrez-vous de cette échinée réservée pour votre visite ? Ou une cuillerée de riz au safran ? Il fond dans la bouche...

- Vous êtes bien bonne, bazine Verhulst, mais nous déjeunâmes tard avant de nous embar­quer.... Kors, nos chevaux ont-ils le pain et l'a­voine ?

- Soyez sans inquiétude, bazine Davie, notre baes les affourage lui-même...

Kors, de plus en plus amoureux de sa femme, préside à l'autre bout de l'attablée, le coin des hommes à côté de ces dédaigneux piaffeurs de jadis, Odo et Freek, les fils Verhulst. Indifférent à leur bavardage, il coule vers la grassouillette Rika ses regards luisants et convoiteux, et sa langue pointe sensuellement aux commissures des lèvres. Rasé de frais, rouge, hilare, engoncé dans son sarrau turquin, il se pelotonne comme un heureux matou.

De ragoutantes vapeurs de victuailles saturent la grande pièce et amatissent les métaux de la cheminée, le Christ,les chandeliers, les plateaux, l'ancien orgueil de Rika, la proprette...

Hardi ! Longtemps les convives taillent, bâ­frent, dépècent à leur faim sans souffler mot. Ensuite viennent rasades car il s'agit de tasser dans le bedon cette charge de viandes grasses. La farineuse pomme de terre du Polder pousse à la boisson. Puis, ne faut-il pas arroser de généreuses lampées les avaloires débagoulant des propos aussi salés que les flots de l'Escaut ?

Maintenant, aux femmes, on a servi du café avec des tartines de pain doré moucheté de raisins de Corinthe. Les hommes détachent, non sans effort, leur fessier de leur chaise, chargent leur pipe et se mettent à fumer, silencieux et béats, tandis que les vieilles brèche-dents et les dirnes aux blanches quenottes jacassent comme chouettes avec linottes.

— Oui, se dit Rika, tout à fait comme l'autre fois, et cependant tout à fait autre chose. Les lieux n'ont pas changé mais les rôles sont quelque peu intervertis ! Il y a juste un an de cela !

Et dans le crépuscule tombant, se noient lente­ment les maisons basses de la paroisse au pied du clocher levé vers le ciel comme le doigt vigilant de Dieu.

En attendant que les bugles et les violons s'é­veillent au Cygne d'Or, où la Bazine Davie brûle de conduire son baes, et que rougeoient les quatre fenêtres de la salle de danse, Rika, triomphante, a pris le bras de Kors et promène le docile époux dans toutes les dépendances de la Ferme Verhulst. Après avoir visité l'écurie et l'étable, le toit aux cochons et la beurrerie, ils grimpent même dans la soupente où dormait la gardeuse de vaches de jadis. Voici le même lit de camp, le même miroir ébréché, l'unique et boîteux escabeau. Un atten­drissement et peut-être un vague remords gagne la jolie petite bazine à la vue de ces objets familiers et elle se laisse choir entre les bras du jeune fermier qui, ravi de tant d'expansion, lui baise goulûment la bouche et, affriolé, se met même en devoir de préluder aux délectables passe-temps de la nuit. L'isolement favoriserait ces épanchements très légitimes que le bouquet des vins et le piment des victuailles provoquent tout naturellement. Déjà Kors a pris sur ses genoux la friande potelée qui ne se défend guère. Elle s'oublie, et ne tardera pas à s'éperdre enlacée à son cou...

En bas, dans la cour, des voix narquoises les houpent. Holà, il s'en va temps pour la danse. « Mais rien ne presse, n'est-ce pas femme ? » D'ailleurs Kors opère rapidement. Personne ne les dénichera dans ce colombier nos amoureux tour­tereaux de passage !

— Kors, mon bien-voulu, fait-elle en soupirant, après un long et délicieux mutisme, ne connais-tu pas cette chambrette ?

— Quelle demande cornue, femmelette ! Tu sais bien que mes pieds foulent aujourd'hui pour la première fois, le domaine de ces Verhulst.

— En es-tu bien certain ?

Elle rit, très amusée de son air interloqué, moitié fâché, moitié bonasse.

A quelle instigation occulte obéit-elle ? Quel génie malicieux l'engage à insister

— Mon baes, si soigneux, n'a-t-il jamais rien égaré de précieux dans sa vie ?

— Trêve de divagations m'amie ; allons plu­tôt danser ! répond Kors en se rajustant et en sentant à présent des fourmis lui monter dans les jambes, car il a entendu les stridentes fanfares du bal scandées par de lourdes retombées de pieds...
Trêve de langueurs et de pâmoison !

Houpsa ! Lourelourela ! Argenteur et besoi­gneux s'accouplent dans les trépidantes sabotières et les groupes se détachent comme de noirs diablo­tins sur l'écran rouge des vitres du Cygne d'Or.

— Un mot encore ! dit-elle, obéissant à une suggestion fatale et en le retenant par la blouse. Ne gardes-tu point le souvenir d'un objet mignon, distrait pendant une nuit de voyage ?

— Assez d'énigmes, ma poulette... Détalons. J'ai du vif argent dans les jarrets...

— Allons... Puisqu'il faut te rafraîchir la mémoire ? Regarde...

Elle a tiré de sa poche la jambette de Begga Leuven.

Il se retourne, tend la main. A peine cette main s'est-elle refermée sur le couteau, qu'il jette un cri. En un éclair, il se souvient de la nuit fée... Il revoit la hideuse vieille qui le chasse devant elle à coups d'escourgée. Il traverse les brandes et les marais. Son sabre s'accroche aux fourrés. Il galope sans trêve, étrille, haletant, poussif...

Mais il en sait plus long à présent que le matin où il conta son prétendu cauchemar au loyal Warner Cats, cet ami de coeur qui s'est séparé de lui à cause de son absurde mariage... Il la recon­naît cette maudite mansarde où il oublia le gentil couteau, étrenne de sa première fiancée... La rai­son lui revient et avec elle ressuscite toute la pure et normale passion de Kors pour Begga. Celle qui s'appelle aujourd'hui Bazine Davie fut donc l'a­trocé bénéficiaire du sortilège. Usurpatrice mau­dite ! Pour s'engluer aux lèvres de cette damnée, il abandonna, il répudia Begga, la douce compagne, l'angélique accordée. Plus tard il fut sourd à la malédiction de l'ancêtre. Il ne broncha pas lorsque Begga s'en fut avec le grand Milè, et ne trouva pas même une larme pour arroser le cercueil de son père tué par la pire des mésalliances !

Et elle, cette Rika, la détestable complice de la sorcière s'accroche encore à lui comme à la proie savoureuse ; ce vampire, cette goule !...

La lune s'était levée, baignant la chambrette de ses rayons d'argent presque bleus, devenus livides...

Sous le regard somnambulique de Kors, Rika tomba, les mains tendues pour écarter ce qu'elle sentait venir. Dans la main crispée de Kors le Noir, exsangue, le canif ouvert brillait comme pendant la nuit du charme.

Entre deux ritournelles de loure pincée et sonnée dans la salle du Cygne d'Or, la plaine muette, tragique, autour de la Ferme Verhulst, fut réveillée par un dissonnant éclat de rires auquel répondit un écho plus sinistre encore. Kors, déli­rant, venait d'immoler sa bazine d'un coup de la jambette de Begga...

N'était-il pas dit dans l'incantation : « Je te commande, ô plante charmée, de m'amener l'hom­me qui me blessera comme je te blesse » ?

1884

(texte non relu après saisie, 13.VII.07)

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Georges Eekhoud par Emile Verhaeren (1892)

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