Georges Eekhoud
(1854-1927)

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Clochettes de Houblon
(Nouvelles Kermesses, 1894)


(d'après Auguste Snieders)

I

A Georges Rodenbach.

Aux rayons d'un gai soleil le rivelet serpente à travers l'aunaie, comme une faveur d'argent festonnant une palme de gloire, après avoir fait tourner, là-bas, la roue du vieux moulin de bois coiffé de chaume. La roue tapageuse, son pulvérin, ses guirlandes d'escarboucles et sa blanche écume où le soleil arbore les sept couleurs de l'arc-en-ciel, rappellent le disque et les rayons de ce même soleil.

Non, cette rue m'évoque plutôt l'écolier turbulent dont les bras qui s'agitent, l'œil qui étincelle et la voix qui fanfare, troublent la campagne d'alentour.

Le polisson taquine le rivelet dormant, il le bat, le fouaille, le berne, le fait écumer de colère en l'arrachant à son délicieux nonchaloir.

Vois, renfrogné, bougonnant, ridé par le dé­pit, le souffre-douleur se hâte de quitter l'endroit où on le traite avec si peu d'égards, pour se rendormir et se perdre là-bas, parmi les ronces, sous la saulaie.

L'enragé tourmenteur n'interrompra ses dé­duits que ce soir. Alors il somnolera à son tour, les palettes dans l'eau, sous les rayons d'argent de la lune.

Je n'en veux pas à la roue mutine : je n'aime pas les dormeurs de l'espèce du rivelet. Puis, combien le paysage était animé et vivant, tandis que le lutin culbutait, pirouettait, lançait l'eau et s'auréolait des couleurs du prisme.

II

Au liseré du sentier, aussi étroit qu'un prome­noir destiné aux farfadets, au liseré du sentier répétant les méandres décrits par le rivelet se masse l'aunaie touffue.

La coquette plante de houblon jaillit de ce massif, s'élève en spirale, grimpe toujours plus haut, jusqu'à dépasser la cime de ses graves tuteurs.

Que le vert tendre du houblon s'harmonise agréablement avec le feuillage sombre des aunes. On dirait des nervures claires sillonnant un jaspe foncé ; on dirait aussi des fleurs de soie et des applications de guipure se détachant sur l'ample manteau de velours d'une princesse.

Au terme de son ascension la plante vivace dresse sa couronne de fleurs dentelées rappelant celles de la vigne, comme si elle voulait établir par cette similitude la parenté du houblon avec la noble famille du raisin.

Ses cônes, d'une forme irréprochable, d'une couleur réjouissante, courent d'arbre en arbre et font au massif, en réunissant leurs fleurons, comme une coupole.

A d'autres poètes le houblon épanoui représentera la corbeille riante portée sur la tête d'une solide comtadine. D'aucuns, plus sensuels, s'imagi­neront voir déjà la mousse couronnant le demi-litre de bière.

Je ne sais pourquoi — mais le houblon, grim­peur turbulent et sympathique, me rappelle, à moi, de folles entreprises de cerveau brûlé, des prouesses de casse-cou...

III

Les abeilles chassent en bourdonnant au-dessus de ce parterre aérien, — le merle chante dans l'ombre : — la campagne embaume.

Après avoir baigné leurs petons nus dans le rivelet, les enfants se massent sous le haut bouquet d'aunes. D'abord ces arbres leur imposent comme des géants ; puis s'enhardissant, se faisant chacun de ses mains rapprochées une visière pour mieux voir, ils découvrent le houblon reposant au-dessus des plus hautes branches.

Ah ! s'ils pouvaient s'emparer de cette guir­lande radieuse !

Grimper jusque-là ? Les branches fragiles cas­seraient. Attaquer la plante par les racines ? Oui, si le garde champêtre ne tenait les yeux braqués sur leur troupe suspecte et ne les menaçait de ce soupirail béant sous le perron de l'hôtel communal, si noir, si profond qu'il rappelle la gueule de l'enfer représenté sur le paravent du marchand de com­plaintes.

En ce moment l'enfant convoite la jolie plante comme un princillon halète après un trône ! Hochets et joujoux !

IV

Voyez s'avancer à son tour, un garçonnet mal couvert, les  pieds nus, les cheveux en broussaille, les yeux brillants, la bretelle unique passée en sautoir retenant tant bien que mal la culotte ajou­rée. Plus hardi que ses compagnons, il vient d'arracher une des grappes convoitées. Voilà qu'il s'en enguirlande. Les clochettes du houblon cei­gnent sa fruste tignasse et, l'œil plus luisant que jamais, la lèvre orgueilleuse, le front illuminé, il marche à présent à la tête de la bande et parcourt la campagne en criant : « Je suis roi ! »

Ils passent maintenant à d'autres jeux. Le roi loqueteux de tout à l'heure joue un rôle plus probable. C'est un voleur que ses camarades entrai­nent et les sarments de son apothéose servent à lui lier les mains. Enfin, le bandit se transforme en coursier et la guirlande de houblon devient une paire de brides.

Sarments de houblon, jolis sarments ! quelles ressources vous offrez à ces petits pillards. Je leur ai dit pourtant : « Laissez croître les sarments et fleurir les cônes ; car un jour s'égouttera de ces clochettes le plus délectable des vins populaires !»

V

Mais ce coin de nature attire d'autres visiteurs que les petits vagabonds. L'approche de nouveaux venus vient de mettre en fuite cet essaim de guêpes. Un crâne garçon et une jeune fille rose, s'engagent, côte à côte et les mains unies, dans l'étroit sentier - ce sentier où semblait ne pouvoir cheminer à la fois qu'une seule paire de petons.

L'enivrante journée estivale ! O l'ombre molle que le feuillage de l'aunaie répand sur leurs joues purpurines !

Les oiseaux gazouillent, les insectes grondent, de mystérieux vagissements s'élèvent de la prairie, de l'eau et du bois ; — mais les cœurs du jeune couple concertent plus éloquemment encore que toutes les voix de la nature ; — en peut-il être autrement à la veille des épousailles ?

— Tiens, regarde, dit le brunet, relevant sa tête gaillarde et crêpue, les admirables clochettes de houblon que voilà ! Attends que je m'en em­pare et t'en fasse, chère mienne, une couronne pour enlacer tes tresses blondes...

Et, bouillant, il se met en devoir de dépouiller les arbres de leur parure :

— Non, répond-elle en le retenant par la blouse, laisse croître et fleurir le houblon, et dans sa gratitude il nous offrira de la bière mousseuse pour le jour de notre mariage.

— Tu as raison, au fait ! Il faut que tout soit destiné à cet heureux jour ! jubile l'éveillé garçon.

Pourquoi la fiancée pâlit-elle en ce moment ? Pourquoi, le coeur battant plus vite, presse-t-elle aussi plus étroitement dans ses doigts délicats la main loyale du promis ? Lui-même en fait la remarque :

— Oui, pourquoi ? demande-t-il, taquin.

— Las, pour rien ! Une image qui me venait à l'esprit !

— Et quelle image ?

— Comme je disais « pour le jour de notre mariage », une méchante voix ajoutait : « ou pour celui des obsèques ! »

— Bière festive ou bière mortuaire ! murmure le gars, un peu démonté à son tour.

Mais il n'est pas cerveau à broyer longtemps du noir et à héberger des diables bleus... Il a bientôt secoué cette pensée biscornue :

— Des bêtises ! Des dictons de vieille femme ! s'écrie-t-il avec la belle fougue des vingt ans. Pourquoi songer au suaire et au glas lorsqu'on est en train de tisser sa robe d'épousée et que vont tinter les cloches de la noce !

— Ce ne sont pas des dires de vieilles gens ! insiste la jeune fille. Tu sais bien que les fleurs du houblon logent deux génies contraires.

— Bah ! ce n'est pas dans le houblon que logent ces lutins, mais bien ici — ici, dans notre tête folle 1!dit le jeune homme en riant de bon coeur et en portant à son front les doigts de la fiancée.

VI

Pourtant, le coeur de la fiancée reste douloureusement crispé, et lorsqu'ils rencontrent la pauvre veuve, la besace jetée sur l'épaule, elle lui fait l'aumône pour conjurer par son intercession l'ef­frayant présage de la bière de deuil...

VII

Quelle dévastation ! Voilà que jonchent le sol les sarments brutalement arrachés du houblon ; et les cônes ont disparu. Pour aller plus vite en besogne, les maraudeurs ont brisé les branches des aunes ; dispersé les feuilles aux quatre vents, piétiné sans merci le joli tapis de gazon.

A qui imputer ce carnage ? A l'ouragan, à un troupeau de taureaux furieux, aux méchants ga­mins déjà entrevus ? Ah ! si ce sont eux les coupa­bles, la branche de l'aune mutilé crie vengeance et interpelle le magister : « Taillez-moi un bon gourdin, ô maître redoutable, et administrez de mon bois une bastonnade en règle à ces petits vandales ! »

Mais non, ils sont innocents de ce dégât, les écoliers aux yeux d'émerillon, aux cheveux mal peignés, aux minois barbouillés ; elle est innocente la tempête ; innocent aussi le taureau affolé.

C'est la pauvre veuve qui a récolté le houblon. Son petit garçon tira les sarments vers le sol et grimpa sur l'aune, dont la rude écorce mit en sang les pieds nus du ravisseur. Pendant que le gamin farouche conquérait le houblon, la vieille men­diante songeait au Dieu qui fait tomber un peu du superflu de la terre dans le giron des petits, en réponse à la prière : « Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien ! »

VIII

Lorsque la veuve porte le houblon au brasseur, celui-ci se récrie d'admiration, car les cônes sont vraiment de belle venue. Il ne cesse d'en passer et d'en repasser une poignée sous les narines en répétant « Voilà un arome qui ferait éternuer un mort »

Puis, réjoui, il se parle à lui-même :

— Voici déjà le houblon odoriférant : ajou­tons-y l'orge couleur d'or attendant, là-bas, dans le champ, le coup de serpe des moissonneurs ; et encore de l'eau claire et limpide puisée au rivelet ! ... Tourne gaiement ta meule, ô meunier ! Et toi, garçon, mon aide, fais brûler entre-temps ton four comme un enfer ! »

Ainsi bavarde le brasseur, tout joyeux de son aubaine.

— Hopheisa ! clame encore le brasseur, en jetant le houblon parfumé dans la vaste chaudière en cuivre remplie d'eau bouillante.

Et l'eau se ride, ondoie, tourbillonne, écume., se précipite contre les parois de la cuve.

— Hopheisa ! clame le brasseur. Et il commande à son aide : « Attise la fournaise, à l'aide de la branche d'aune desséchée ! »

C'est en souffrant le martyre du feu que le fer brut se transforme en acier, que la pierre grossière s'enrichit d'un prisme d'éclatantes couleurs, que l'eau se métamorphose en bière mousseuse et perlée et que les noirs enfants de Bélial deviennent des anges ailés de blanc !

Oui, mais en même temps que les principes, réconfortants, une force meurtrière s'infuse dans le breuvage.

Bière de fête ou de deuil ? Laquelle des deux ?

IX

La fiancée craintive a fait, la nuit dernière, un rêve terrible. Pierrot-la-Mort lui apparut, le sque­lette enguirlandé de sarments, la tête camarde ceinte de fleurs de houblon, qui dansait avec autant d'extravagance qu'un hôte de kermesse. Elle n'au rait jamais cru que la mort pût se montrer si folâtre et si leste !

Par moments, la laide visiteuse se débarrassait de ses jambes et de ses bras. Alors, comme des pattes de faucheux arrachées du tronc, ces os s'agitaient convulsivement. Les doigts et les pieds tâtaient, grattaient, couraient pour se rejoindre, tandis que la tête, toujours couronnée de houblon, continuait de toupiller comme une tête de marion­nette que la fiancée vit un jour dans une baraque, à la foire.

Puis, les membres dispersés se rassemblaient d'un bond, et le squelette recomposé battait de nouveaux entrechats.

Comme des perles rouges découlaient des fleurs de houblon — non, c'étaient plutôt des gouttes de sang.

Ce cauchemar bouleversa tellement l'impres­sionnable promise que son coeur battait encore à coups précipités, à l'aube, pendant qu'elle ourlait la blanche pièce de lin déposée dans la corbeille par sa vieille mère.

Ce cauchemar pesait encore comme un fardeau sur sa poitrine, chaque fois qu'elle relevait la tête pour épier par la vitre l'approche du bien-aimé. Comme il tardait, ce jour-là ! N'y tenant plus, elle sortit, espérant que l'air et la marche la calme­raient. Mais, au dehors, la vision lugubre continua de l'obséder. Par l'étroit sentier tracé pour -une paire de petons, Pierrot-la-Mort marchait, en sau­tillant à côté d'elle.

X

Demain ! C'est fête demain ! Les façades des maisons sont décorées de vertes guirlandes de houx. A l'intérieur, règnent des trophées de rameaux, des chapelets d'écailles d'œufs et des bannières en papier à l'image de la Mère de Dieu. Le dallage de pierre rouge resplendit sous le plafond enfumé et les parois sont blanches comme le lait.

Le ménétrier boiteux accorde déjà son violon. Le corpulent brasseur, de plus en plus radieux, expose à la lumière un verre de vin d'orge, le premier qu'il vient de tirer du tonneau — du vin d'orge à la fois limpide et doré, pétillant et cou­ronné de neige.

- Garçons experts, un ferme hourrah pour exalter le vin d'orge !

Déjà, les verres s'emplissent et se vident à la file ; les voix se font plus éclatantes et, au lieu de fermenter dans la tonne, la boisson maligne cuve dans la tête — dont elle finira par faire une tête folle.

Le brasseur s'accoude à la fenêtre et voit, un sourire moqueur aux lèvres, s'éloigner les buveurs éméchés. Tant mieux, leur démarche titubante prouve qu'il y a du corps dans les fleurs de houblon odorantes et veloutées et dans les épis de l'orge hérissés comme le poil avare au menton des sor­cières.

XI

Mais par quel oubli le drapeau ne flotte-t-il pas au sommet de la tour ? Or, un clocher veuf des trois couleurs qui claquent et faseyent au vent, ne vaut guère mieux qu'un endormi, qu'un deuil­lant. C'est sans doute pour cette raison que le battement de la cloche me parut bien lourd et bien. dolent, la veille de la kermesse.

Hopheisa ! Qu'on me réveille ce vieux géant, qu'on lui plante la hampe comme une aigrette au bord de son capuchon bleu et que l'ancien, notre ancêtre à tous, ait au moins l'air de partager la gaieté des autres paroissiens !

Mais qui fera la toilette du vieux clocher ? Oui, qui osera grimper sur la tour !

Belle demande ! N'est-il pas là, lui, le crâne fiancé, le matelot qui servit dans la marine du roi et qui percha si souvent par les tempêtes, au som­met du grand mât ?

— C'est folie ! avertissent les vieux. Un chrétien se romprait le cou à ce jeu ! Comme on se moque d'eux. Ils s'éloignent en secouant la tête.

— Houzée ! Houzée ! s'écrient les gars en excitant le plus intrépide de leur bande.

Certes qu'il plantera la hampe au sommet du clocher ou il y perdra sa réputation. Donnez-lui le drapeau et vous verrez s'il a froid aux yeux ! La tour prendra sa part de la fête comme si elle avait goûté, avec les autres joyeux gaillards, de ce délectable vin d'orge et les couleurs du pays flotteront à son vieux capuchon bleu comme le panache au cimier d'un casque. Hardi !

XII

Et il s'exécute, en effet, le fringant camarade.

Houzée ! Le voyez-vous grimper agile comme un écureuil et ne s'arrêtant que de temps en temps, non pour respirer, mais pour agiter avec forfanterie le drapeau des grands jours — le voyez-vous re­partir avec une nouvelle ardeur comme s'il s'agissait d'escalader le ciel ?

Les femmes détournent la tête ; les buveurs commencent à se sentir mal à l'aise ; seuls les gamins sans vergogne et sans pitié demeurent sur la place, le nez en l'air, hélant l'intrépide gaillard.

— Pauvre fiancée ! marmonnent les timorés en bas.

Elle sera d'autant plus fière de toi ! chu­chote, là-haut, sur la tour, l'esprit malicieux à l'oreille du téméraire.

— Quel besoin avais-tu de planter cette hampe à une pareille hauteur ! dira la fiancée railleuse et déconcertante.

- Je voulais plonger mes regards dans ta fenêtre par dessus les toits et les arbres ! suggère le mauvais conseiller en réponse à cette objection.

- Vilain flatteur ! pourrait dire encore la blonde fille.

- Puis, je voulais voir si tu avais oublié déjà, pour le jour du mariage, la toile blanche déposée par la mère dans ta corbeille ! ajouterais-tu, grand nicaise ! lui souffle de nouveau le méchant instigateur.

- Ou si elle est prête à être tendue au fond de ton étroit cercueil et ramenée ensuite sur ton visage pâle et froid ! se disent mélancoliquement les femmes sur le pas des portes.

— Des bêtises ! Des propos de vieille femme ! Hardi ! Plus haut, plus haut te dis-je !

Tout à l'heure c'était un crâne mâle ; puis il sembla ramper comme un nain sur les ardoises bleues ; plus haut, encore, et il ne parut guère plus gros qu'une des grolles effarées tournant autour de l'église en croassant... A présent on dirait une simple tache noire...

XIII

Là-bas, cheminant dans l'étroit sentier, la fian­cée s'arrête instinctivement et regarde vers la tour. Elle aperçoit ce point noir et aussitôt un frisson atrocement glacé parcourt ses membres. Pourquoi, voyant cette tache mobile glissant le long du clocher a-t-elle songé à lui ?

Elle se rappelle le cauchemar de la nuit, les fleurs de houblon à double principe, la danse échevelée de Pierrot-la-Mort.

Retenant sa respiration, le coeur angoissé, elle ne détache plus les yeux du sommet de la tour. Elle veut poursuivre sa route, regagner le village, courir vers lui, mais elle se sent défaillir et les nuages du vertige troublent sa prunelle.

— Notre Père qui êtes aux Cieux ! murmure-t-elle en tremblant et elle se couvre les yeux de ses mains...

Le mobile point noir ne vient-il pas de se détacher du capuchon bleu de la tour et, de culbuter avec la rapidité de l'éclair de toit en toit, pour disparaître enfin derrière les futaies opaques du cimetière ?

Quelque chose est tombé pour sûr ! La pauvre créature n'a pas rêvé cette chute. Etait-ce le coq ou la croix du clocher ?

Notre Père qui êtes aux Cieux !...

Elle se décide à jeter un furtif regard à travers ses doigts écartés. Dieu ! Mon bon Dieu ! Le coq et la croix étincellent encore dans le crépuscule rouge, mais le mystérieux point noir n'est plus visible au faite de la tour.

La fiancée se traîne plutôt qu'elle ne marche... Et, tête grimaçante couronnée de houblon saigneux, la Mort même l'escorte par l'étroit sentier.

XIV

On a rentré les guirlandes de verdure ; le drapeau néfaste a disparu, le violoneux se cache.

Le vin d'orge tant vanté a-t-il perdu son arome que les braillards de tout à l'heure, stupéfaits, mornes, désertent l'estaminet, ayant plus envie de verser des larmes que de chanter ?

Transformée comme en une statue de marbre, la fiancée se tient depuis des heures à la même place, à la place où le gazon s'est enfoncé, où les pâquerettes sont rougies.

Mains jointes, elle semble prier, mais son œil demeure atone et ses lèvres ne remuent plus.

Le glas sonne ; menuisiers et fossoyeurs jouent qui de la bêche, qui du marteau ; les voisins réci­tent les prières des trépassés. Les passants se mon­trent la maison du malheureux père, close comme une autre tombe à l'ombre des hauts tilleuls.

Au coin de l'âtre éteint, s'assied le vieillard la tête plus basse et plus blanche que jamais, les mains maigres et inertes, jointes désormais sans courage sur ses genoux.

Près de la fenêtre, sous le drap blanc, gisent les restes mutilés et méconnaissables de son unique enfant, de son favori, de son trésor !

Le cierge bénit brûle à côté du cadavre ; sur cette poitrine, où, il y a une heure, frappaient si allègrement les pulsations de la vie, reposent une croix et un rameau de buis ; et le chien qui va de l'un à l'autre maître, trôlant entre le père et ce qui fut le fils, a jappé sur le plancher le sang dégoutté de la main du mort.

Mais la fiancée ?

Elle s'est traînée jusqu'au logis ; silencieuse et, rigide comme une effigie, elle s'est assise à la fenêtre — cette fenêtre où son clair regard voulait plonger par dessus futaies et toitures — et à la lueur bleuâtre de la lune, même dans les ténèbres, machinalement elle continue d'ourler la toile blanche.

Et lorsque a lieu l'enterrement du bien-aimé;  lorsque se lamente la cloche funèbre et que le prêtre, tout noir et or, officie devant l'autel, elle se présente à l'entrée de l'église, l'inconsolable, por­tant sur l'épaule le drap entièrement ourlé.

Et, calme, elle signifie sa volonté d'habiter aussi le tombeau qui va le recevoir.

XV

La cloche se tait ; les sanglots ont cessé autour de la tombe et la maison paternelle sous le tilleul vient de rouvrir ses volets.

La famille et les amis, après s'être dépouillés de leurs manteaux de deuil, s'assemblent mainte­nant chez le vieillard sans fils, bourrent leurs pipes en attendant la bière des funérailles.

Le vieux père est trop invalide pour verser, mais comme tous sont assis, voilà qu'elle reparaît, la fiancée, la non attendue, drapée dans la toile destinée au lit nuptial. Sans dire mot, elle s'assied à la tête de la table ; prend possession de la place qu'elle aurait dû occuper comme fille de la maison.

C'était comme si s'attablait la Mort même...

Et ce fut elle qui versa la bière dés funérailles.

O méchantes, abominables fleurs de houblon, quelles afflictions vous avez causées !

Les gamins auraient dû vous arracher, la tempête vous emporter, le taureau vous mettre en pièces.

Hélas, les coupables ne sont point les clochet­tes de houblon, dont le bon Dieu nous fit un doux présent ; non, hélas non ! Mais comme le disait autrefois le fiancé portant à son front de vingt ans les doigts de la promise : « Il n'y a de coupable que notre tête folle ! »

(texte non relu après saisie, 13.VII.07)

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Georges Eekhoud par Emile Verhaeren (1892)

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