Georges Eekhoud
(1854-1927)

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Le Tribunal au chauffoir

(Cycle Patibulaire, 2ème série, 1895)


A Monsieur Oscar Wilde,
au Poète et au Martyr Païen,
torturé au nom de la
justice et de la Vertu Protestantes.


Jacques la Veine, le loyal bougre, pension­naire périodique du Pénitencier, venait d'y reprendre ses quartiers d'hiver.

Pour la cinquantième fois, les portes du Dépôt s'étaient refermées sur lui.

A cette occasion les camarades, vieux che­vaux de retour ou vagabonds en fleur et novices, lui donnaient une petite fête au chauffoir, à l'heure de la récréation, oui une vraie fête d'anniversaire, intime et attendrie comme des noces d'or.

Quand j'appelle vieux chevaux de retour une partie des pensionnaires de cet asile, ce n'est qu'une manière de parler, car beaucoup de récidivistes, comptant comme ce jubilaire de l'écrou une série de flétrissures juridiques, dépassaient à peine la trentième année. S'il y en avait d'aussi avariés et débiles que des fêtards de la haute, par contre il s'en campait d'autres attestant la salubrité de cette vie de rentiers sans rentes et de travail­leurs des besognes fallacieuses, des métiers chimériques. Ils l'emportaient même en nombre dans cette assemblée sur les mar­miteux et les valétudinaires, ces vigoureux et florissants garçons de génie, amis de la sainte paresse ou des passe-temps inutiles mais ingénieux ; goulus ou friands mangeurs de fruits défendus, pour la plupart très respectueux, toutefois, des faiblesses et des candeurs, incapables de flétrir une fleur, de ravir un nid ou d'abuser d'un enfant ; poètes en action, humanité de luxe, ne prenant conseil que de leur conscience et se résignant pour l'amour des beaux gestes et des affir­mations catégoriques aux traques, aux ligot­tages, aux mises à l'ombre, parfois aux lents supplices.

Toutes les irrégularités voisinaient et fraternisaient cette après-midi dans le morne chauffoir, l'ancienne chapelle du château féodal. Les fenêtres murées jusqu'à hauteur de l'ogive y entretenaient à peine une avare lumière de crypte. Il n'était que quatre heures et les clairons des soldats n'avaient pas encore annoncé l'approche du dernier convoi quotidien de pieds poudreux ; mais novembre consommait son œuvre tuberculaire, il brui­nait et les aiguilles d'une pluie froide arra­chaient comme des gouttelettes de sang roux au jour prêt à défaillir.

Toutefois il faisait encore plus gris et plus humide au dedans malgré le rougeoîment d'un poêle de fonte qui parodiait au milieu des halenées lourdes, des évaporations de sueur et des nuages d'âcre fumée, le morose coucher du soleil sanguinolent derrière les squelettes de la futaie, parmi les brouillards et les frimas.

A la faveur de ce clair-obscur et pour peu que le spectateur se fût habitué à cette atmosphère aussi irritante pour sa gorge que pour ses yeux, il aurait, peu à peu, démêlé une trentaine de silhouettes humaines, uni­formément vêtues d'une livrée dont la couleur s'assortissait à la gamme fauve et grisâtre de la saison et du milieu.

Jacques la Veine avait pris place avec ses pairs, sur un des quatre bancs disposés autour du poêle. Depuis quelque temps ces anciens faisaient assaut de cynisme et lançaient, entre deux bouffées ou deux jets de salive quelque aphorisme subversif ou quelque énorme gravelure. Derrière, en plusieurs cercles concentriques, se pressaient les derniers venus et les novices, les béjaunes de cette université de la joie et du libre vouloir ; gamins à l'âme puérile quoique de chair perverse, espiègles comme des chats et parfois irritables et torves comme des boule­dogues. Les uns, insidieux et câlins, passaient le bras autour du cou d'un camarade ou, sous prétexte de se rapprocher de leurs maîtres et de ne rien perdre. de la bonne parole, ils reposaient le menton sur son épaule, et des joues à peine duvetées se frôlaient et des chuchotements, des trémoussades, des risettes, aggravaient encore d'un commentaire chatouilleux les maximes flattant ces oreilles tendues avec trop de complaisance. La plu­part de ces mauvais garçons avaient la pipe aux dents. Lorsqu'ils aspiraient la fumée, le tabac embrasé illuminait ces visages glabres et ambigus d'une rougeur fugace, grâce à laquelle le profane introduit dans ce repaire légal, dans cette caverne de tolérance, aurait été frappé par la beauté navrante de ces yeux, le pli philosophique de ces bouches, le peu de stigmates affligeant ces figures dites patibulaires.

Sans doute même en cette chagrine vesprée d'automne il devait faire plus sain, plus normal au dehors, mais quiconque eût eu l'âme amertumée ou aveulie par l'existence symétrique et la platitude des gestes de la vie permise se fût complu quelques instants en cette réunion de tempéraments effrénés et d'originaux sans vergogne et eût savouré à part lui et en cachette les rites de cette franc-maçonnerie un peu en dehors, mais si spontanée et si cordiale. Le bourgeois pétri de préjugés et de scrupules eût même été déconcerté sinon converti par la solidarité régnant dans ce camp retranché des irréduc­tibles réfractaires. Il eût vibré malgré lui à cette cruelle harmonie assortissant toutes ces disparates de la vie codifiée, une harmonie corrosive, chromatique à outrance, autrement émouvante que les orthodoxes unissons psalmodiés par la société, où tous les élé­ments du choeur soutiennent la même note d'ordre, quoique dans différents registres, d'octave à octave, ou grêle ou austère, ronflante et prud'hommesque chez le richard, bonasse et pleurnicheuse chez le débonnaire ilote. En ce lazaret des démonteurs de la patraque sociale, cette pactisation des plaies eût troublé le plus égoïste partisan du règne des repus et peut-être eût-il perçu quelque présage de l'amour suprême, en voyant toutes ces blessures se baiser mutuellement comme des lèvres !

C'était donc fête au chauffoir. Avec les méreaux du supplément de salaire obtenu en turbinant sur les rais du moulin-horloge, les camarades avaient trinqué l'après-midi à la santé du héros, en buvant la tisane vague­ment houblonnée, la diurétique cervoise débitée à la cantine. Puis ils avaient présenté au jubilaire une pipe décorative, fleurie comme la casquette d'un « tireur au sort », que tous se disputaient l'honneur de bourrer et de rallumer chaque fois que le donataire attendri en secouait le culot.

Comme l'assaut des énormités, qui avait longtemps diverti la galerie, commençait à languir : « Quel dommage, proféra l'un des argoulets assis au banc d'honneur près du feu, que Schrabadans soit précisément en liberté, il nous aurait improvisé quelques couplets en l'honneur de Jacques la Veine ! »

Et il fredonna, en commençant à bâiller :

Et la neige est si noire
Que les corbeaux sont blancs...

— Il y a mieux, dit un autre en appliquant familièrement la main sur la bouche du bâil­leur. Employons encore les deux heures qui nous restent avant le coucher à raconter chacun la mésaventure qui nous a brouillés pour toujours avec les familiaux, les patrio­tards et les cagots...

— Oui, oui, ratifia le premier motionnaire, jouons au tribunal et c'est toi qui nous juge­ras, toi, la Veine !

Il va sans dire que ce sobriquet de la Veine avait été donné par ironie au fieffé traîneur de routes. Son histoire était celle d'un déclassé et d'un réfractaire par principe et par conviction.

Avantagé à sa naissance sous tous les rapports matériels, au spectacle du misérable lot réservé à tant d'êtres qui les valaient bien lui et sa famille, il avait pris en dégoût sa situation privilégiée et éprouvé comme une nostalgie de déchéance. Intelligent, après avoir appris toutes choses qui sont dans les livres et pratiqué tour à tour comme avocat, ingénieur et médecin, il s'avisa de devenir universel par l'altruisme, de vivre plus encore par le cœur que par la science et l'esprit. Et, coup sur coup, en possession de sa fortune, il l'employa à doter des hospices, à rendre des pêcheurs propriétaires de leurs barques, à adopter et à choyer des enfants ramassés dans les rues. Naturellement ses héritiers, qu'il n'aurait frustrés pourtant que d'un superflu minime, conçurent d'âpres inquiétudes devant ces dispendieuses chari­tés. Sa famille lui imposa d'abord un conseil judiciaire, puis, pour plus de sûreté, elle l'enferma dans une maison de fous. Pendant sa « collocation » ces dignes consanguins gérèrent si prodigalement sa fortune qu'il ne lui resta bientôt plus un sou. N'ayant plus aucun intérêt à le séquestrer et le sachant trop indulgent pour leur demander des comptes, les voleurs le firent relâcher. Loin de leur en vouloir, le bonhomme se réjouit presque de l'occasion qu'ils lui ménageaient de descendre, en égal, auprès de ceux qu'il ne pouvait plus aider et protéger que de son amour.

Depuis, il vagabonda, apostolique, prê­chant l'amour, la vie libre, la tolérance, la compréhension. Et il prédisait des temps nouveaux, sans lois, sans gendarmes, sans soldats et sans prêtres, sans tous ces obstacles impies, apportés à l'expansion naturelle et particulière de chaque être.

La foule riait aux discours de ce maniaque. Les sages hochaient la tête, les enfants lui jetaient des pierres, même les humbles avec lesquels il s'humiliait en se faisant plus dénué qu'eux-mêmes, doutaient de sa parole évangélique et souriaient avec compassion ; et ce n'était vraiment que tout au bas, chez la populace, chez les prétendus vauriens qu'il se faisait comprendre et qu'il recrutait des prosélytes. Ceux-là lui avaient appris à vivre de peu et souvent de rien, à se loger dans les fours à briques, sous les arches des ponts, et, à défaut de tout autre asile, à leur suite, il échouait au seuil du pénitencier.

Tous les truands savaient son histoire, aussi le dispensèrent-ils de la redire aujour­d'hui, et l'avaient-ils appelé à écouter et à juger les autres.

Le premier qui parla était un forgeron solide et noueux, mais couturé de noires cicatrices et de traces d'escarres à la façon de ces chênes impérissables qui ont plusieurs fois tenté et affronté la foudre :

— Jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, dit-il, je pris au sérieux leurs histoires de code et de catéchisme, je croyais en la justice divine et j'observais la loi prétendument humaine, en toute occasion j'implorais le bon Dieu, j'espérais en son paradis, et arrosant mon pain de sueur et parfois de larmes, je marte­lais en conscience... La nuit très civique et souvent ivre, avec ma femme je travaillais pour la population de la patrie.

Insensé, en une seconde de plaisir, je créais des parias et des misérables ; sans perspective d'un avenir meilleur j'infligeais à d'autres une vie qui serait peut-être encore plus précaire que la mienne. Les bons apôtres m'y encourageaient en me faisant entrevoir que mon septième garçon serait le filleul d'un Roi... En attendant tous les ans je ne gagnais que le même salaire : la multi­plication des pains n'accompagnait pas celle des enfants. Parfois le chômage et la maladie s'alliaient pour me punir de mon imprévoyance. Les jours où la faim me taquinait, je tapais encore plus fort sur l'enclume. Mais s'il n'y avait eu que moi à devoir jeûner ! Au cœur d'un de ces hivers plus froids et plus implacables que l'âme du mauvais riche, la ménagère exténuée de privations tomba malade, les enfants s'alitèrent à leur tour : je me roidissais et battis plus rageusement encore du marteau pour ne pas entendre leurs gémissements, puis leur râle... Et en effet bientôt il se fit un silence complet dans mon galetas et dans la forge... J'étais seul... Alors je passai mon outil à travers la vitrine d'un changeur et j'en assommai une sébille ruisselante de pièces d'or. Les juges ne m'infligèrent que cinq mois de prison... Des liseurs de journaux pleurèrent au récit de mes épreuves. Cela n'empêche que lorsque je fus élargi personne n'osa faire accueil et donner du travail au repris de justice... Les honnêtes ouvriers, ceux de ma caste, se détournaient de moi, et l'esprit de concur­rence se greffant sur leur stupide sentiment d'honneur, d'aucuns dénoncèrent même ma prétendue tare à celui qui m'employait et le sommèrent de me congédier... Ce qu'il fit... Du travail, je n'en trouve plus que dans les prisons... Au dehors, je vis seul, je rôde, je mendie, et si cela ne suffit pas pour me per­mettre de subsister, je vole... Je me réjouis de la disparition des miens ; ils ne souffrent plus ; la mort a défait mon oeuvre mauvaise : mes filles ne deviendront point des prosti­tuées, ni mes fils des soldats !

Un grondement approbateur courut dans l'assemblée.

— Tu tiras une sage conclusion de ton ilotisme, lui dit le juge. Avant les temps meilleurs, les misérables devraient s'abstenir de créer de la chair à canons et de la viande à lupanars... A ton tour, hé, toi, le maçon ?

Celui-ci, un blondin mafflu et râblé, préluda à son récit par ce professionnel hochement d'épaules de l'homme qui a longtemps charrié sur les omoplates le panier aux briques et l'oiseau surchargé de mortier.

— Voici... En me dandinant, souvent une fleur ou une chanson à la bouche, je gâchais gaîment le plâtre au village natal, me réjouis­sant des blanches vapeurs de la chaux presque autant que l'enfant de chœur des nuages parfumés qu'il arrache aux encensoirs. Puis d'apprenti, je passai compagnon... Je me rappelle certaine réfection du clocher. A califourchon sur le coq et narguant les vertiges, je regardais sous mes pieds les toits rouges et les chaumes, les drèves et les champs. Et je sifflais de si bon coeur que l'essaim des corneilles venait tournoyer autour de moi, ou bien je tirais de ma truelle des sons argen­tins comme ceux de l'angelus... Oh ! que l'on respirait aisément là-haut ! Le dimanche qui suivit l'achèvement de ce travail, avec le pourboire qui nous avait été octroyé par les fabriciens, en compagnie de quelques gars du même chantier, je lampai copieusement et même plus que de coutume, si bien que par extraordinaire le houblon guilleret et réconfortant m'alourdit le sang et la fantaisie. Vers le soir, nous allions même nous retirer moroses et comme oppressés par le calme trop grand de cette soirée de paresse, embarrassés de nos membres oisifs et de notre chair, et de nos humeurs, quand un couple d'amoureux de la ville entra dans la cabaret où nous étions attablés. La donzelle fit la coquette et nous provoqua des yeux ; tandis que son cavalier nous narguait par son lan­gage pincé, sa jactance, ses fadaises et tous ses grands airs de calicot endimanché. Lors­qu'ils sortirent, nous quatre de les rattraper sur la route, à l'écart du village, et là, som­mation à la belle de choisir l'un de nous. Elle prétendit n'avoir voulu que rire, mais nous ne l'entendions pas ainsi... Nous jouions franc jeu, nous autres ; ou bien elle se donnerait sous nos yeux à son galant, ce qui nous prouverait la sincérité de ses préféren­ces, ou bien elle lui donnerait un suppléant. A cette proposition raisonnable, son prétendu coq s'enfuit. Elle cria, mordit, et ma foi nous enragea si bien qu'au lieu d'un seul mâle, tous lui passèrent dessus, moi le premier ; puis j'aidai à la maintenir pour faciliter la besogne aux autres. La belle, instiguée plus tard par son lymphatique faquin, eut l'injustice et le mauvais goût de se plaindre. Conséquence : tout le beau temps de ma jeunesse en prison ; et plus tard, comme pour mon camarade le forgeron, la vie du paria et du suspect, la vie du traîne-les-routes et du batteur de pavé !

Hourrah ! fit la galerie en se trémoussant, les polissons affriolés claquant des lèvres et s'allongeant de grands coups de coudes dans les reins ou de sonores claques sur les fesses. Hourrah !

— Oui, ratifia le juge, quoique je déplore la violence, l'abus de la force, ta faute fut certes vénielle. La femelle vous avait provo­qués ; en jouant avec le feu, elle se brûla, voilà tout ! La mijaurée eut en somme mau­vaise grâce à vous livrer aux tribunaux. Au fond elle ne dut pas vous en vouloir de l'avoir servie un peu plus copieusement que les autres jours !

Et toi, l'aiguilleur, conte-nous ton premier écart ; comment as-tu fait pour dérailler jusqu'ici ?

— L'amour me perdit... A dix-neuf ans j'étais un mélancolique et administratif garde-barrière, posté des heures durant, aux confins de la ville, et voyant passer et repasser les trains ; condamné à l'isolement, à la vigilance et à l'exactitude. J'étais jeune et j'enviais les couples prenant leur vol vers la campagne, et s'en revenant, pâmés et lan­goureux de la promenade, de la danse et du reste... D'intervalle en intervalle j'embou­chais ma corne pour signaler l'approche des trains. Il y avait des soirs où j'étais saisi moi-même par l'accent de détresse qui passait dans mon instrument ; j'avais l'air parfois d'appeler au secours, ou d'autres fois, de me râler d'amour comme les cerfs qui brâment à la vesprée dans les forêts de mon pays des Ardennes. J'aurais voulu fuir, m'en aller, loin de ce morne paysage faubourien, auquel, sous les tons cuivreux et enfumés des méchants ciels d'équinoxe, ma fanfare semblait prêter un deuil et un sinistre de plus. Et chaque soir je cornais plus lamen­table. Qui vint à mon secours ? Une soubrette trop compatissante qui rôdait souvent par là. Mes yeux bruns et pailletés de cristal quand elle m'eut dévisagé quelques fois, lui con­tinuèrent-ils la sorcellerie de ma musique ? Une nuit sur deux mots échangés, elle se rendit dans ma logette et ses lèvres ne se détachant plus des miennes, remplacèrent à celles-ci la saveur vert-de-grisée du cuivre par les baumes et les framboises des baisers. Et comme je défaillais, un coup de clairon m'avertit du passage à niveau voisin ; je n'eus pas le temps d'emboucher l'instrument et de courir fermer la claire-voie : le train passa écrabouillant un vieux couple lamentable... Les chefs ne se contentèrent pas de me chas­ser, je subis encore la prison. Au sortir de ma captivité, durant laquelle je ne cessai de chérir la cause de mon malheur, je courus à la recherche de la belle ; mais je ne la revis plus jamais ; elle disparut sans retour... Puis pour la rappeler je ne possédais plus la fan­fare si dolente dans la nuit ; cette fanfare presque si triste que celle qui vient de nous avertir de l'arrivée de nos nouveaux com­pagnons...

Ils sont nombreux encore les récits : tous accidents, méprises, faux départs ; mal­chances et maladresses, impulsions, foucades équipées de mauvaises têtes, bévues com­mises par des adolescents, des bayeurs et des effarés, des criminels candides et débon­naires, coupables sans le savoir, viciés mais non vicieux, ne comprenant rien au code et à la morale et voulant vivre ingénument à leur guise, dans un monde tel qu'ils le sentent et le comprennent. Pauvres moucherons butineurs folâtrant dans les rais du soleil et se débattant l'instant d'après dans les filets des araignées !

Et lorsque le narrateur a fini de parler, court un frisson de commisération, un remous de solidarité. Il faudrait les voir se rengorger tous, altérés de prouesses, avec du défi et de la révolte plein les yeux. Par­fois, pour mieux manifester leur enthou­siasme, ils nouent une sarabande furieuse, les mains se cherchent et se broient, les pieds trépignent, tandis que le juge absout et félicite le prétendu pestiféré.

— Et toi, l'aristo, comment débuta ton casier judiciaire ?

En ces termes, Jacques la Veine interpelle un grand trentenaire aux mains blanches de gratte-papier, qui se cache derrière une colonne, et qui se flatte d'échapper à cette mise sur la sellette. Au surplus, absorbé dans une méditation exclusive, c'est à peine s'il a entendu les confidences des autres. Pour l'avertir que son tour est arrivé il faut que ses voisins le secouent. Il balbutie effaré comme un dormeur qui se réveille. Ensuite, appre­nant ce qu'on veut de lui, il se recueille. « Eh bien, soit... Vous comprendrez peut-être... Et sinon, tant pis ! »

Sa voix rauque s'éclaircit, son émotion tourne en éloquence, il s'exalte à mesure qu'il lève les vannes de son coeur :

— ... « O moi, je suis l'amoureux maudit, né sous le signe d'Uranie. Si l'amant de la femme passe souvent par des alternatives d'espoir et de découragement, de commu­nion et de méconnaissance, de torture et de volupté, que dire des affres indicibles que je ne cessai de traverser, comment vous repré­senter ce vide offert à l'infini de mes postu­lations, ce fiel versé à mes lèvres altérées ? Car moi je n'eus pas ou du moins longtemps je ne me crus point le droit de me plaindre devant la généralité des hommes !

Enfant, au collège, mes camaraderies con­tractèrent toute la vivacité et la mélancolie du plus tendre des sentiments. Aux baignades la nudité frileuse de mes compagnons m'in­duisait en de troublantes extases. En dessi­nant d'après l'antique je goûtai les nobles académies masculines ; païen je ne découvrais pas de vertu sans la revêtir des harmonieuses formes d'un athlète, d'un héros adolescent ou d'un jeune dieu, et j'accordais voluptueu­sement les rêves et les aspirations de mon âme à l'hymne de la chair gymnique. En même temps je trouvai coqs et faisans plus beaux que leurs poules, tigres et lions plus prestigieux que lionnes et tigresses !... Comme mes maîtres inquiets devant mes naïves professions de goût me prémunissaient pater­nellement contre les écarts de ma sincérité, je consentis à taire et à dissimuler mes prédilections déréglées, je tentai même d'en imposer à mes yeux et à mes autres sens, je me broyai le cœur et la chair à les persuader de leurs méprises et de l'aberration de leurs sympa­thies, mais rien n'y fit, ils regimbaient à la raison de tout le monde, et, lorsque j'entrai dans la vie sociale, malgré l'opprobre pesant sur ceux de ma race, malgré la tyrannie du préjugé, malgré la presque unanimité des moralistes fulminant l'interdit contre qui­conque blasphème la suprématie esthétique de la femme, je m'opiniâtrai, fanatique et farouche, à n'accepter que le témoignage de ma propre conscience. Mon génie me don­nait raison contre toutes les consignes et tous les mots d'ordre moraux. Honni, ulcéré dans mes opinions intimes, sans cesse mis au défi, fort d'ailleurs de mon honnêteté absolue, j'en vins non seulement à mépriser leurs anathèmes, mais encore à m'en enor­gueillir. Puis je savais par mes lectures, — ces lectures qui étaient ma consolation mais souvent aussi un achoppement, — que des sages, des artistes, des héros, des rois, des papes, voire des dieux justifiaient et exaltaient même par leur exemple le culte de la beauté mâle.

Toutefois j'aurais résisté aux impulsions de mes instincts physiques et me serais renfermé peut-être jusqu'à la mort dans une stoïque admiration pour les parangons de beauté virile, si un jour néfaste et béni, toutes mes forces affectives, tendresses morales et voluptueux désirs ne s'étaient fondus en un amour exclusif et absolu, unique et fatal comme une possession, pour un jeune homme que des fiertés et des admirations communes et surtout l'espoir de s'initier aux arts dans lesquels j'excellais, avaient amené sur le seuil de ma porte. Ah, je n'oublierai jamais les progrès rapides et les épanchements de notre liaison, ses caressantes paroles d'affectueuse ferveur tandis que nous nous promenions, son bras passé sous le mien et ses grands yeux cherchant mes yeux pour y boire mes intimes pensées ! Notre communion devint tellement étroite que son absence me navrait comme un adieu, et que toute journée passée sans lui me durait une semaine de regrets et d'humeur chagrine. Sa présence m'était même devenue indispensable à ce degré que, farouche, endolori, toujours tenaillé par des angoisses et des pressentiments, je n'osais jamais croire à la stabilité et à la durée de cette conjonction de nos deux tendresses et que chaque fois qu'il me quittait je me sentais atrocement déprimé et abattu, comme si je ne devais plus jamais le revoir ! Il était le but et le foyer de ma vie, la chaleur de mon corps et la lumière de mon âme ! Touché par mes attentions, mon dévouement, ma fidélité, mon exclusif souci de lui être agréable, ma vigilance à écarter toute épine de son chemin, il me répondit par une fraternelle et filiale amitié. Longtemps je me contentai de son affection plausible et me résignai en songeant que du moins il n'aimait d'amour aucune créature terrestre. Mais hélas, il me détrompa. Depuis son enfance il s'était fiancé à une gentille et rieuse voisine. Avec la confidence de son amour il m'apportait aussi la nouvelle de son prochain mariage !

Pourquoi ne m'a-t-il pas aussi bien troué le coeur d'un coup de couteau, ou, que ne me suis-je tué à ses pieds ! Alors seulement, en une scène terrible qui le mit en fuite et l'arracha pour jamais à ma sollicitude, je lui découvris les abîmes et les vertiges de ma passion pour toute sa personne ; je lui dis de ces mots qui tirent le sang et qui affoleraient des marbres, je le conjurai de se donner à moi, de rompre son mariage ou du moins de se partager entre nous, je lui parlai comme un patient qui demande grâce, comme un supplicié qui crie miséricorde. Je me traînai sur les genoux, je pressai ses mains en les arrosant de larmes. Rien n'y fit. Ah cette femme, fût-elle la plus aimante de son sexe ne pourra jamais l'adorer au paroxysme où je l'adorais !

Dieu, Dieu ! Dire qu'il est possible d'aimer, de se consumer à ce point, sans que ce feu gagne et embrase celui vers qui tendent et s'allongent désespérément, affamées, altérées comme des âmes de damnés au fond de la géhenne, toutes ces flammes, toutes ces voluptueuses et sinistres flammes d'amour ! Dire que jamais il ne se rendit à la prière, à l'imploration muette de tout mon être, qu'il ne se sentit point frémir tout au moins de pitié amoureuse en cette explication suprême qui m'amputa de tout ce qui m'attachait à la terre ! Et qui viendra parler après cela de fluide, de magnétisme et de télépathie !

Il ne se figura jamais ce que j'avais lutté pour ne pas l'effaroucher ou l'obséder, ce que je m'étais contenu et flagellé pour me conduire selon le gré de la masse contem­poraine et ne pas le compromettre aux yeux des vertueux médisants ! Depuis mon enfance je réfrénai mon tempérament, je déguisai ma pensée, je donnai le change à ma famille et à mon entourage sur mes véritables incli­nations. Jugez de la fatigue, de l'écœurement et du dégoût que me causait cette comédie, cette perpétuelle dissimulation ! Mais c'est seulement le jour où j'aimai pour de bon, que je sondai toute l'étendue de ma détresse et de mon désespoir. Les cinq années que durèrent mes relations lancinantes et balsainiques avec l'être élu, je fus le plus torturé des martyrs. Ah ! je voudrais voir combien de mes juges étant à ma place eussent résisté à cette projection de leur être vers la chair défendue, eussent repoussé loin de leurs lèvres la coupe que la nature offrait à leur soif exceptionnelle, eussent eu la force d'étouffer le cri de délivrance, de paralyser ce geste de soulagement, de salut et de secours suprême ! Eh bien, tant qu'il fut auprès de moi, tant que, de loin en loin, nos lèvres se rapprochèrent en un baiser que j'eusse voulu perpétuer suave et ineffable et étendre jusqu'à la possession complète, je chérissais cette tentation, cette torture, je prenais goût à ce supplice comme à une épouvantable gageure, je me roidissais fière­ment, presque radieux sous l'implacable acharnement des conventions et des règles générales. Désespérément chaste malgré mes désirs éperdus, je me trouvai légitime et je n'aurais pas échangé mes postulations contre tous les appétits de ce monde conforme. Je préférais à leurs conjugaux embarquements pour Cythère, à leurs langoureuses idylles au pays du Tendre, ma passion rouge et noire, mon ascension du volcan sulfureux, mes périples exaspérés sur les lacs asphaltides... J'exultai au milieu des fournaises, j'attisai mes incendies...

Souvent je lui écrivis des lettres brûlantes que je ne lui envoyai pas, mais que je con­servai pour qu'il les lût seulement après ma mort, car j'estimais alors qu'il est de ces déclarations que les trépassés, les expiants seuls ont le droit de formuler par delà les limites du tombeau... Il pourra lire à présent ces lettres puisque je n'appartiens déjà plus à la même terre que lui... Et qui sait ? Peut-être serviront-elles à l'instruction, voire à l'amusement de son amante, et n'y attache­ront-ils, partagés entre la curiosité et le dégoût, que la valeur d'un phénomène pathologique ? »

A cette supposition atroce, il fit entendre un cri qui donna l'idée d'un vaisseau se rompant dans sa poitrine ; puis il fut quelques secondes avant de recouvrer la parole, et lorsqu'il reprit, à chaque phrase il semblait se porter un coup de poignard :

« A peine eut-il fui ma présence, que je voulus m'élancer à sa poursuite. Pour le revoir, je lui eusse demandé pardon de ma trop exigeante tendresse ; j'eusse abjuré et rétracté du moins en paroles, ma seule, ma suprême religion. Je songeai aussi à l'assas­siner avec sa maîtresse, quitte à me suicider ensuite. Mais non, je l'aimais jusqu'à tous les sacrifices, jusqu'à tolérer son bonheur auprès d'une autre créature, jusqu'à survivre à son abandon, jusqu'à accepter une existence privée désormais de toute effusion et durant laquelle il ne me resterait plus qu'à repaître douloureusement mon cœur des mirages et des leurres de notre intimité défunte. Aussi, au moment où je m'emparais du revolver, je me représentai une larme, un regard de ses beaux yeux, un de ses cajoleurs et mutins sourires d'autrefois, et cette évocation me navra à tel point que laissant choir l'instru­ment homicide, je m'effondrai dans un fauteuil d'où je m'abattis sur le plancher en proie à une crise de nerfs voisine de l'épilepsie, et ne cessant d'appeler l'absent avec des râles exaspérés par l'horrible certitude de l'irré­parable...

Pour oublier je recourus aux voyages ; je parcourus des Océans, j'accompagnai nos rudes marins du Nord jusqu'aux pêcheries boréales. Le plus souvent, vautré au fond de la barque, l'idée fixe me rongeait et au plus fort des tempêtes, le fracas des éléments et les blasphèmes ou les prières de mes compa­gnons ne parvenaient à étouffer le timbre de la voix aimée, de la voix lointaine qui ne cessait de vibrer à mes oreilles, de me chanter les serments et les confidences de jadis !

Pour oublier aussi je me mis à boire, j'ivrognai avec la crapule ; vain remède : miroir maléfique, l'alcool ne me réfléchissait que plus désespérément adorables les grâces et les perfections de l'absent...

Alors je songeai à satisfaire brutalement ma chair. Ma passion rebutée se dédomma­gerait en immédiates débauches. Il me fallait calmer à toute force ce sang de lave, cette sève leurrée et toujours trahie, hélas, à laquelle je ne pourrais offrir d'assouvissement sans attenter aux moeurs de mes dissem­blables... Ah, de cet amour pur entre tous, de ce sacrifice de mon être à un autre être, de cette immolation perpétuelle de ma con­science et de mon caractère à cet enfant de prédilection, je sortais réprouvé, ivre de terribles revanches, friand de représailles érotiques... Ah je me moquai bien des sages et des justes ! Crime contre nature, diraient-ils ! Contre quelle nature ? Ma vie entière n'avait-elle pas été un crime contre ma nature à moi ?

Un matin de mardi gras, anniversaire de notre première rencontre, je me réveillai en m'écriant avec une rage sardonique : « Ah, c'est carnaval ! Si je me déguisais en homme normal, si je faisais la cour aux femmes, puisque c'est aujourd'hui carnaval ! Je ne me reconnaîtrais peut-être plus moi-même ! » Ce que je ris à cette pensée ! Jamais je ne ris autant de ma vie. Ah ce fou rire me reprend... Ma gaieté fut même telle que mon courage et ma résolution grandirent jusqu'à m'entraîner vers un acte téméraire. J'étais décidé à en finir, j'obéirais à ma vocation.

Le soir même-j'avisai dans un bal à deux sous, un jeune éreinté de barrière de jolie mine, bien découplé, vêtu de velours fauve. Un de ces pauvres diables de voyous, défloré depuis longtemps par les promiscuités des coucheries en commun, un de ces vicieux candides qui ne songent pas à mal en gredi­nant dans les galetas, sur les pelouses et les bancs des parcs suburbains et au seuil noir des impasses borgnes.

A l'écart, guidé par ce pilotin sans vergogne j'abordai enfin au havre défendu ; je goûtai pour la première fois auprès de ce samaritain d'amour le cuisant et questionnaire bonheur, la détresse béatifiante des majeurs naufrages. Au réveil de cette crise je n'étais plus qu'une épave...

Et à présent, jetez-moi la pierre, accablez-moi de crachats... Votre haine provient peut-être d'une inconsciente envie. Et surtout n'allez pas me plaindre. Faites-moi grâce de votre pitié, car je vis le monde mâle en sa puissante splendeur ; j'appréciai plus profon­dément ses prestiges que ne pourraient le faire vos femelles ; je scrutai mon sexe par les meilleurs des yeux, les yeux pathétiques des Grecs et des Renaissants, les yeux de Platon, de Michel-Ange et de Shakespeare ! Ah ! la publique nature eut pour moi des charmes secrets, des frissons nouveaux, des coups de foudre que la masse de ses tribu­taires ne connaîtra jamais.

Et qu'importe même mon amour malheu­reux, puisque c'est à la profondeur de la vallée des larmes que se mesurent les altitudes de l'amour. Oui, je m'enorgueillis à présent de mon supplice, car celui que j'aimais, jamais il n'aimera, jamais il ne sera aimé ainsi, je le jure ! Oui, mon amour fut plus sublime que toutes les passions consacrées. Ah, aimer au sein des pires opprobres, aimer presque seul et pour ainsi dire contre tous ! »

Il se tut. Sa voix déchirait les coeurs et énervait les écoutants ainsi que des bouffées d'orage tour à tour rafraîchissantes et délétères, humides de vapeur électrique ou enso­leillées de blafard crépuscule, et à la fin elle S'était élevée, les cordes tendues à se briser, comme pour dénoncer au trône du créateur les erreurs de sa providence.

Le silence communiant et apitoyé de tous ces transgresseurs se résolut en un murmure de compassion, spécieux et discret à l'égal d'une caresse des branches aux nids qu'elles abritent, avances chatouilleuses des feuilles balsamiques aux plumages douillets : on eût entendu sourdre des larmes, et même se contracter les gorges avalant la salive reprise aux lèvres altérées de baisers. Vaincu par ces ambiances rédemptrices le plus misérable d'entre ces exceptionnels se détendit et donna cours à son émotion. Presque hiératique, transfiguré, Jacques la Veine, prenant au sérieux son rôle d'interprète des consciences lui prodiguait l'onction de ses paroles : « Tu aimas et fus digne d'amour... En obéissant aux impulsions de ta nature, tu ne barras pourtant point le chemin au courant passion­nel de ton proche. Tu n'abusas de personne ; c'est plutôt le monde et la fatalité qui ont pesé sur ta bonne volonté : tu fus loyal, généreux et droit, n'usant pour te faire aimer en toute plénitude que de la magie et des sortilèges de la bonté absolue et de l'esprit sans malice. Oui, il a le droit d'aimer qui bon lui semble celui qui se livre avec cette sublime ardeur... Donc sois des nôtres, demeure sans crainte au milieu de nous, et peut-être rencontreras-tu un jour dans nos refuges cet amour réciproque qui t'aura été refusé toute la vie...... »

Tous s'empressaient autour de l'uraniste, quand un des derniers venus, le seul qui n'eût pas encore parlé, s'écria :

— « Ah non, par exemple ! Non jamais je ne pousserai l'esprit de tolérance jusqu'à frayer avec ce saligaud... Pouah ! Il me dégoûte ! Et cependant je ne suis pas prude, et ce ne sont point les préjugés qui m'étouf­fent. Il n'est même point de luxure que je n'aie pratiquée. J'ai usé et même abusé de toutes choses. Par la nature de mon industrie, je disposais sans cesse des plus hautes intelligences, des meilleurs caractères et des plus friandes beautés. J'ai fait profit et litière de tout ce que respectent les imbéciles. Ah ! je ne suis pas homme de sentiment, moi ; je ne me forge point des chimères et ne construis point de romans, comme ce piteux et lamen­table fou.

Ce que je voulais, je le réalisais par l'argent ; avec l'or tout-puissant, j'achetais les con­sciences, les talents et les pudeurs. Je pratiquais l'usure en cachette... Des débiteurs réduits à quia se tuèrent, je fis mettre le grappin, et rondement, sur les deniers qu'ils laissaient à leurs veuves et à leurs orphelins. J'aurais fait vendre jusqu'à leur suaire, jusqu'aux clous de leurs cercueils... Ce que l'on devient philosophe, ce que l'on apprend à mépriser les mortels. Jouir, tout est là. A tout prix, coûte que coûte. Pour sauver leur mari, leur frère, leur amant, les femmes, les soeurs, les fiancées, se donnaient à moi ; menacés de faillite et de déshonneur public, des parents s'affolèrent jusqu'à me céder leurs fillettes. Je leur mettais le marché à la main et jamais je ne reculai. Lorsque j'avais jeté mon dévolu sur une proie, je la forçais dans ses derniers retranchements. Je jouais serré, mettant aux prises la pudeur et la faim, l'honneur intime et le scandale public. Avez-vous vu dans les ménageries les pigeons livrés aux serpents ? Ainsi la faim croquait et affolait la pitoyable pudeur. Ou mieux, c'est moi qui représentais la Faim, le Fléau, l'inéluctable Voracité, et je dévorais les timi­des oiselles ; je croquais, je souillais les vierges éplorées... Sans l'indiscrétion d'un employé, sans une maladresse, la seule que je commis dans mon existence, je recommence­rais une nouvelle série de vols et de viols clandestins... Figurez-vous que c'est pour un faux, un simple petit faux, une peccadille comparée à tout le reste, que je me fis pincer et que la justice interrompit mes profitables expériences du caractère humain... ah, ah, admirez-moi, dites, ne suis-je pas votre maître à tous ? De l'amour, il n'en faut jamais... de l'amitié encore moins... Soyez riche, soyez fort ; haïssez les hommes et méprisez les femmes. »

Et en parlant il se rengorgeait, il se frap­pait la poitrine de ses poings velus, il riait d'un rire diabolique, faisait rouler ses paroles avec la forfanterie et la jactance d'un cabotin fanfaron, convaincu de conquérir le prestige et la popularité des lâches et des vils qui composent la majorité des hommes.

Mais il ne se doutait point, tant il se grisait et s'émoustillait au souvenir de ses turpi­tudes, de la honteuse réprobation qui mon­tait contre lui, dans cette assemblée de scélé­rats et en cette pouillerie de malchanceux.

Ceux qui étaient assis autour du poêle s'étaient redressés et reculés instinctivement ; le cercle s'élargissait de plus en plus autour du péroreur, comme s'élargiraient les mailles d'un filet dans lequel on tenterait d'empri­sonner l'effroi.

Le feu s'était éteint, les pipes ne grésil­laient plus ; et si on avait pu discerner les visages, on aurait constaté que vieux ou jeunes accusaient une répugnance, une aversion, une horreur grandissante.

Cette odeur de geôle, cette odeur de bouc et de miséreux, de fleur de bosquets infestés de hannetons, saturait depuis longtemps ce chauffoir au point d'avoir enduit les plâtres des miasmes et des virus de toutes les effluences humaines, mais c'est à présent que ces grouilleux, que cette noire cuvée s'aperce­vait pour la première fois de la trop grande fermentation et aurait voulu s'échapper du pressoir. Pour la première fois, et à mesure que le faussaire s'étendait sur son ignominie, ils avaient soif d'air respirable et ils se bou­chaient les narines, ils suffoquaient et dans leurs gorges un seul mot sifflait : l'Infâme.

Eux, remplis d'indulgence pour tous les écarts, pour les violences sanguinaires, les trouées et les incendies des crimes passion­nels puisant leur origine dans la générosité, les fluides affectifs, les nostalgies des com­munions, eux qui avaient absous et qui, bien plus, se déclaraient prêts à partager les rapprochements illicites comme cette vierge chrétienne qui, passive, se donna un jour à un désespéré en se fermant les cieux pour lui en entr'ouvrir les portes, se détournaient avec horreur de ce lâche vicieux, de ce pres­sureur de la chair enfantine et timide, de ce minotaure sournois. Il leur incarnait l'affreuse omnipotence de l'argent ; les maléfices et les envoûtements du métal maudit draîné et manipulé par la bourgeoisie.

Tout à coup il s'arrêta de pérorer... Dans l'assemblée venait de se produire un mouve­ment qui l'édifiait enfin sur la vertu de son prêche. La consternation de ces malheureux, criminels ingénus ou émotionnels, devant les frigides scélératesses de ce happe-chair avait-elle dégénéré en panique ? Oublieux de leur captivité, ne songeant pas que les gardiens ne pouvaient ni ne voulaient les entendre, plongés qu'ils étaient, ceux-ci, assez loin du chauffoir, dans des libations et des parties de cartes à la cantine, ils se ruèrent en masse vers la porte qu'ils ébranlaient à coups de pied, s'arrachant les ongles à vouloir écarter les battants, comme si l'incendie s'était allumé subitement dans la salle et que les flammes courussent à leurs trousses. Cette véhémente lave humaine allait-elle crevasser et faire sauter le cratère qui l'emprisonnait ?

Leur illusion ne dura point. Ne pouvant gagner le large, mettre de l'air respirable entre cet empoisonneur et leur pauvre trou­peau de brebis galeuses, ils se retournèrent contre l'exécrable, résolus à l'exécuter sur le champ, à l'empêcher de respirer plus long­temps dans leur milieu.

Ce conventicule de flétris et de piloriés fut secoué comme dans une trombe de repré­sailles. Ils le cherchaient en poussant des cris de mort.

Mains en avant, tâtant les parois, se recon­naissant les uns les autres, rampant sur les genoux, se traînant sur le ventre, ils s'éver­tuaient à le rejoindre et à le dénicher pour le broyer sous leurs talons, le pétrir sous leurs poings, pour le lacérer à coup de dents et de griffes, pour le noyer sous les crachats et l'ordure. On aurait dit les Colins-maillards de la mort.

Seul Jacques la Veine tentait de les calmer et prêchait la clémence : « Assez de juge et de justice, disait-il... Je ne condamnerais même pas celui-ci... Et surtout point de bourreaux... Ne touchons à la vie de per­sonne... La vie est sacrée. N'en privez point le plus misérable... Le mal n'est que l'appa­rence ; le crime, le résultat des lois.... Cet homme est son propre juge, son propre bour­reau.... Sa conscience, son destin même le punit... Où ne régna jamais l'amour sévit le pire des froids et des vides. La glace, les ténèbres de son cœur composent son capital supplice et ne tarderont pas à le supprimer, à l'ensevelir dans l'oubli... »

Le médiateur exhortait vainement cette meute exaspérée et sans doute eût-elle fini par atteindre le misérable, lorsque des clefs tournaillèrent dans les portes : la chiourme accourait enfin pour s'enquérir de la cause de cette tourmente et pour conduire le trou­peau du chauffoir à la chambrée. A l'aspect des gardiens, cette chasse plus sinistre que celles qui tempêtent dans les ballades de Burger, s'arrêta net. Ce fut l'effet d'un chant de coq ou d'un rayon d'aurore dans un sabbat ou une danse macabre. En un instant les hommes se trouvèrent sur leurs pieds, se mirent-en rang et prirent la pose d'ordonnance.

On les compta, il en manquait un ; on fit l'appel, l'usurier ne répondit pas. Alors les gardiens dirigeant le faisceau lumineux de leurs lanternes dans les divers recoins du chauffoir, avisèrent derrière un pilier un corps gisant pelotonné ou plutôt contracté dans une attitude simiesque. Les porte-clefs s'approchèrent de cette masse, reconnurent l'usurier, le n° 7260, et, comme il ne bougeait plus, ils le portèrent au dehors. Les autres prisonniers s'effaçaient contre la paroi, ne se souciant pas de toucher à ce cadavre. Le corps ne portait aucune trace de violence. Ni contusion, ni plaie. Et quand les gardiens parvinrent à écarter les doigts crispés comme ceux d'un chiragre, qu'il avait appliqués contre ses yeux, ils reculèrent devant l'indi­cible expression de terreur épandue sur le visage déjà violâtre, expression ajoutant au caractère significatif du recroquevillement désespéré du tronc et des membres. L'épou­vante l'avait tué. Ou peut-être avait-il été foudroyé par le premier éclair du remords ?

(texte non relu après saisie, 01.X.07)

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Georges Eekhoud par Emile Verhaeren (1892)

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