Robert de Flers
(1872-1927)

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Le Rire du Sphinx
(1896)

A Marcel Proust

– Petite Hildé, tu viendras ce soir à la huitième heure au bas faubourg, murmura Kaloukli à l'oreille de la jeune fille à l'instant où elle le croisa sur la place du marché portant sur l'épaule une outre de peau de bouc qu'elle venait de remplir d'eau fraîche à la fontaine.

– Oui, au bas faubourg, répondit Hildé d'une voix calme, presque grave.

– Tu sais, précisa Kaloukli, devant la boutique d'Odjïeir, celui qui a fait pour toi les babouches que je te donnai à la dernière lune.

– Je sais, répéta Hildé sans se départir de sa tranquillité devant la boutique d'Odjïeir.

Et comme pour la tenter plus sûrement Kaloukli ajouta :

– J'apporterai du miel des ruches du palais du Roi et un gâteau d'orge, celui que tu aimes, que ma mère a pétri ce matin.

– A la huitième heure, répondit simplement Hildé, et elle s'éloigna d'un pas lent et assuré.

Hildé était une grande enfant, à peine une femme. Le plaisir que les vieillards avaient à la voir passer était fait d'une sorte d'acidité agréable. Elle avait la bouche et les lèvres semblables à des roses brûlées, les yeux teintés de vert, le regard oblique et perçant, les gestes menus, de grâce étriquée. son corps était souple et gracile sous la longue tunique bleue toute droite appliquée par le vent le long de ses jambes grêles, que l'on devinait nerveuses et brusques. Les longues mains étaient terminées par des ongles bizarrement découpés en forme d'amandes et frottés au safran, et ses cheveux noirs et luisants étaient noués sur la tête par deux brins de jonc fleuri. Une mèche pendait sur son cou bronzé, velouté d'un duvet fauve. A chaque pas ses hanches saillaient, harmonieuses et provocantes, et sa poitrine tremblant à peine, tendait l'étoffe légère de sa robe. Entre ses lèvres, fruits mûrs d'hier seulement, elle tenait un chalumeau de paille qui l'aidait à aspirer un peu d'air frais.

La soirée était lourde, le ciel de cobalt ; le soleil venait de se coucher, et pourtant point de détente dans l'atmosphère. Les carrières de Mokkatam toutes violettes, par endroits plongeaient dans l'ombre.

Lorsque Hildé eût disparu au détour de la rue étroite, toute blanche entre ses maisons basses aux terrasses de chaux vives, Kaloukli jeta sa rame sur son épaule et descendit vers le Nil. Il tira sur la berge une petite barque aux humbles gréements ; puis il enleva sa courte tunique et se mit à enduire de goudron la coque disjointe de l'embarcation. Un vieux marinier au visage étrangement tourmenté, aux lèvres minces et blanches s'approcha de lui.

On l’appelait : Ha-Keloubir, ce qui signifie : « le sorcier », le « méchant devin », le « marchand de sortilèges ». On lui attribuait de mauvais désirs, de coupables pensées ; on disait de lui : « c’est un espion des juges de l’Enfer. » Il méprisait les femmes, et les femmes le craignaient. Elles pensaient en le rencontrant : « Fuyons, il nous regarderait en fermant l’œil droit, et nous mettrions au monde deux crapauds et un gros rat. » Et les femmes pressaient le pas et ramassaient trois petits cailloux blancs qu’elles gardaient longtemps dans la main gauche en se tournant vers le couchant.

– Tu descends le fleuve cette nuit, Kaloukli, interrogea cet homme redoutable.

– Non, cette nuit je ne descends pas le fleuve, répondit Kaloukli sans quitter sa besogne.

– Écoute, poursuivit Ha-Kéloubir, je veux ton bien, tu es beau, tu es brave, ta poitrine est robuste et pourtant lisse comme la joue d’une petite courtisane ; tu as vingt ans et de la santé, et cependant tu n’es qu’un misérable pêcheur ; les petits poissons que tu prends dans tes mauvais filets ne t’enrichirons pas ; autant vaudrait ramasser de la fiente de chameau sur le grand pont. Je veux te prendre sur mon dahabieh ; viens avec moi, et laisse là cette méchante barque.

– Cette barque n’est pas méchante, répondit Kaloukli très simplement ; elle est vieille et usée ; mais cette barque appartient au père d’Hildé… J’aime Hildé…

– Hildé n’est qu’une femme, petit. Oublie-la, elle est pauvre et maigre comme une anguille.

– Que m’importe, puisque je l’aime. Hildé d’ailleurs est belle et douce, répondit Kaloukli. Elle aussi m’aime, elle me l’a dit ; elle me le dira ce soir encore dans la campagne.

– Ce soir, ricana le vieillard, il y aura trop de lune.

– Je la verrai mieux, et je serai plus heureux encore.

– Eh bien, pauvre petit, répliqua Ha-Kéloubir avec une pitié feinte, sache que tu es aussi naïf qu’un enfant ou qu’un vieillard. Je l’ai vue hier vers cette heure-ci, sous l’arche du petit pont de bois qui franchit le marigot d’Iglibi. Elle embrassait à la bouche ton frère Mouskemsir.

– Tu mens, Ha-Kéloubir, conclut paisiblement. Mon frère n’embrassait pas Hildé à la bouche. Mouskemsir sait que j’aime Hildé, d’ailleurs il aime Bedjolé, la servante du Cadi. Bedjolé est belle aussi, mais moins belle qu’Hildé.

– Décidément, petit, ajouta le vieux marinier, tu es à plaindre ; goûte l’eau du fleuve, les prêtres disent que sa source est un dieu et que ce breuvage donne de la raison. Pour l’instant mon ânesse a plus de sagesse que toi… tu ferais la joie des plus simples esprits… S’il t’entendais, le Sphinx lui-même ne pourrait s’empêcher de rire.

– Le Sphinx ne rit pas, riposta Kaloukli, scandalisé de ces paroles sacrilèges.

– Il rirait, te dis-je, affirma Ha-Kéloubir, et le vieux marinier s’éloigna en broyant entre ses dents des feuilles de tabac séché.

Kaloukli, sans se distraire de son travail, murmurait en hochant la tête :

– Le Sphinx ne rit pas… Le Sphinx ne rit jamais… Le Sphinx ne peut pas rire.

*
**

Un rayon de lune sur le marigot d’Iglibi…

Près du petit pont une ombre glissa et rejoignit une autre ombre. Il y eut des mots prononcés à voix basse et des baisers.

– Si ton frère nous voyait, chuchota une voix.

– Ne pense pas à cela, répondit une autre voix.

– Si, je veux y penser ; cela m’amuse et me fait peur..

– Ne parle pas ainsi.

– Je ne sais pas qui j’aime. Est-ce toi ? est-ce ton frère ? Il me semble que c’est toi parce que c’est pour moi un plaisir nouveau de te voir. Je crois parfois que c’est ton frère parce que c’est un plaisir déjà ancien de me rappeler. Comprends-tu ?

– Est-ce Bedjolé ou toi que j’aime ? Je suis sûr d’avoir aimé Bedjolé, tandis que toi… C’est justement pour cela que je pense plus à toi qu’à Bedjolé.

– Ce sera bientôt la huitième heure, interrompit la première voix. Je serai en retard, il y a loin d’ici au bas faubourg.

– On n’est jamais en retard. L’attente est un plaisir. Encore ta bouche sur la mienne. Remets ta robe.

– Elle est mouillée, tu l’as laissée tremper dans l’eau.

– Tu la sécheras en courant.

– Adieu.

– Adieu.

Un rayon de lune tremblait sur le marigot d’Iglibi.

*
**

– Est-ce toi, Hildé ?

– Oui, c’est moi.

– Tu as attendu ?

– Non, je n’ai pas attendu.

– Ah ! alors tu étais en retard.

Kaloukli prit les deux mains de la jeune femme et les mit sur ses yeux.

– Je suis aveugle, conduis-moi ; j’irai où tu voudras.

– Allons très loin, veux-tu, Kaloukli.

– Plus loin, répondit-il doucement.

– Allons au Sphinx…

– Non, non, pas au Sphinx ! où tu voudras, mais pas au Sphinx.

– Je ne veux pas où je voudrais, je veux au Sphinx.

– Non, je t’en prie, petite Hildé, pas au Sphinx.

– Alors je retourne dormir sur les nattes près du foyer, choisis.

– Oh ! je t’en prie, supplia Kaloukli. C’est dangereux ; les hyènes sont méchantes au printemps.

Hildé éclata de rire.

– Tu as peur, tu es un petit garçon. Veux-tu que je te conduise à ma mère. Elle allaite mon petit frère, qui est né au dernier Rhamadan.

– Je n’ai pas peur, Hildé, et il sera fait comme tu le veux.

Ils partirent dans la nuit. De l’autre côté du Nil, ils s’assirent, attendant que la lune fût plus haute. Puis ils reprirent leur course.

– Nous ne serons pas au Sphinx avant la onzième heure ; tu seras fatiguée, Hildé ; tes pieds saigneront.

– Mes pieds ne saigneront pas ; n’aie pas peur de cela. Quelqu’un qui est presque un homme doit n’avoir peur de presque rien.

– Je n’ai peur de rien.

– Si, tu as peur.

Et elle se serra contre lui.

Un vent tiède se leva, qui semblait suivre le courant du fleuve.

– Non, je n’ai peur de rien, affirma de nouveau Kaloukli.

– De rien ? interrogea insidieusement Hildé, qui sentait bien qu’il mentait et qu’une crainte vague, mystérieuse, lui glaçait le cœur.

– De rien, persista Kaloukli ; puisque la seule chose que je craigne est impossible.

– Ce que l’on craint n’est jamais impossible, sans cela on ne la craindrait pas, repartit Hildé ; allons, dis-moi cette chose terrible.

– Tu rirais de moi.

– J’ai de jolies dents. Et elle lui prit la main, qu’elle posa sur son épaule nue.

– Hé bien, reprit Kaloukli avec quelque hésitation, j’ai peur que le Sphinx…

– Que le Sphinx ?… continua-t-elle.

– Que le Sphinx ne rie. Ha-Kéloubir m’a dit que le Sphinx riait, Ha-Kéloubir est sorcier… Et j’ai dit que le Sphinx ne riait pas, que le Sphinx ne riait jamais, que le Sphinx ne pouvait pas rire. Et maintenant que je vais avec toi vers le Sphinx pour baiser ta bouche à son ombre gigantesque, j’ai peur que le Sphinx ne rie. Il peut rire. L’âme d’un dieu l’habite, disent les prêtres.

Hildé fut prise d’une joie si folle, si exubérante, si insurmontable que la confusion de Kaloukli alla jusqu’à la crainte de la voir s’évanouir.

Cette hilarité le calma, et il pensa : « Je suis fou, je n’ai plus mon bon sens ; l’amour me possède et m’a pris toute ma raison ; les pierres ne rient pas… le sourire que les sculpteurs sacrés ont voulu mettre sur le visage des dieux est à jamais figé… »

Mais Hildé le harcela de plaisanteries.

– Le Sphinx rira avant toi, petit enfant ! c’est certain. Tu verras, nous le ferons rire, nous lui dirons tant de bêtises qu’il ne pourra pas garder son sérieux. Tu verras, tu verras.

Et de plus belle, Hildé battait des mains en poussant mille petits cris.

Les crapauds noirs, sur leur passage, sautaient dans les mares endormies ; les palmiers se balançaient lentement sous la brise ; le bruit du fleuve arrivait par instants dans des bouffées de vent. Des bandes d’oiseaux aux longues ailes blanches striaient la nuit de leur course légère et muette. Le sable fin grinçait sous les pas des jeunes voyageurs. Des étoiles, gouttes de lait à peine brillantes, se levaient au ciel ; la lune montait. Au-delà des champs calmes faits de roseaux et d’ajoncs s’étendait le désert, d’or froid, d’or éteint sous la clarté bleuâtre qui l’inondait. Dans les herbes il y avait comme des frôlements, les épis de maïs semés par le Khamsin au bord des fossés humides s’entrechoquaient avec un bruit sourd.

Hildé se taisait.

Kaloukli l’écoutait se taire.

Soudain une masse énorme, prodigieuse, dont le sommet se perdait dans l’obscurité du ciel, se dressa immobile, sereine, surgissant au-dessus du désert comme un formidable vaisseau au-dessus des eaux de la mer.

– Le Sphinx, dit simplement Kaloukli en étendant la main.

Hildé se contenta de répondre :

– Nous y serons bientôt. Comme il est grand ce soir !

– Oui, il est encore plus grand que de coutume, remarqua Kaloukli.

– C’est parce qu’il va rire, plaisanta la jeune femme.

– Ne dis pas cela, je t’en conjure, implora Kaloukli. Et doucement il demanda :

– Lèvres.

Elle lui donna sa bouche.

– A présent, continua-t-il, tu peux me dire tout ce que tu voudras.

Elle sourit, heureuse de calmer à son gré la crainte superstitieuse de son amant.

Maintenant leurs pieds nus s’enfonçaient dans le sable, ils avançaient plus lentement.

Un feu follet s’alluma sur la vase chaude de la dernière mare et courut vers le désert où il s’évanouit.

Hildé s’élança, voulant l’atteindre, et dans sa course tomba. Elle resta à terre. Kaloukli s’agenouilla, baisa ses mains, ses bras, son cou, et la prit sur ses épaules. Les yeux perdus dans la nuit, Hildé jouait ses longs doigts dans les cheveux crépus du jeune homme.

Elle lui dit :

– Tes cheveux sentent bon ce soir ; tes épaules sont robustes. La nuit est belle. Tu verras… il est doux de s’aimer…, tu verras.

Et ils se turent.

Les salamandres devant eux s’enfuyaient sur le sable tiède.

Dans l’atmosphère qui semblait comme un désert de silence la voix d’Hildé s’éleva un peu nasillarde et traînante.

Elle chantait :

« Le Sphinx est la face du Soleil au moment où il passe du signe du Lion au signe de la Vierge. C’est pour cela qu’il ne peut pas mourir.

« Le Sphinx est l’union mystérieuse et sacrée d’Isis, douce et gracieuse, et d’Osiris fort et puissant. C’est pour cela que ses griffes sont solides comme la pierre aux flancs de la montagne et que sa poitrine est harmonieusement bombée, elle qui fût moulée dans la coupe des dieux. »

Maintenant le colosse les dominait, projetant sur le désert une immense ombre bleue. Du front, le Sphinx paraissait toucher les étoiles ; ses pattes étendues sur le sable semblaient de hautes montagnes, et sa croupe la première marche du ciel.

Hildé ne chantait plus, tout était redevenu silencieux.

– Quelque chose a bougé, s’écria soudain Kaloukli.

– Ce sont des dattes mûres qui tombent sur le sol dans le bois de Memphis, répondit Hildé.

– Ah ! oui, c’est cela ; tu a raison, petite Hildé, c’est bien le bruit des dattes mûres qui tombent sur le sol.

D’un pas lent ils longeaient la masse du Sphinx. Lorsqu’ils eurent franchi l’immense patte enfouie dans le sol, Kaloukli posa à terre la jeune femme. Comme un jeune et gracieux serpent, elle rampa et vint s’adosser au colosse de pierre.

Elle étendit les mains en avant. Kaloukli s’agenouilla, prit les mains et les posa sur ses oreilles.

– Il n’a plus peur, dit-elle ; il n’entend plus. Hou ! Hou !

L’aboiement d’un chacal répondit, lointain.

– Je n’ai jamais eu peur, tu es une méchante ; tu veux me faire de la peine.

– Jamais eu peur ! Tu as oublié ; tu te vantes maintenant. Jamais eu peur ! Souviens-toi… et le rire du Sphinx ?

D’un joli geste, la paume en l’air, elle montrait l’énorme face de cette sorte d’animal divin aux formidables assises, éternel et muet gardien du désert.

Kaloukli leva les yeux.

Eh bien, rit-il ? interrogea Hildé.

Kaloukli ne répondit pas… ; il vint vers elle et voulut la saisir. D’un bond elle lui échappa. Il la rattrapa, et la couvrit de baisers sur la nuque.

Elle poussa de petits cris de fâcherie et de plaisir.

– Assez, assez ! Finis, Kli-Kli, ou je ne te suivrai plus.

Dans ses bras, il la retourna, mit ses lèvres sur les siennes, et, bouche à bouche, murmura :

– Tu me vois, dis ?

– Oui, je te vois! Tu es vilain, tu abuses de ta force. Tu sais bien que je t’aime pour de rire.

Il fit le geste de pleurer.

– Mais je t’aimerai pour de vrai dès que le Sphinx aura ri. On va jouer à le faire rire. Et elle ramassa à terre une poignée de sable, en criant :

– Tiens, vieux lion, vieux loup, voilà du loukhoum pour ta gueule !

Et elle lança le sable qui crépita contre l’immense torse de porphyre.

– Manqué, dit-elle.

Alors elle croisa les mains derrière le dos, et avec un enjouement impayable :

– Bonjour le Pacha, bonjour le vieux Turc aux grosses mamelles. Coucou, ah ! le voilà !

Kaloukli ne bougeait pas.

– Eh bien, tu ne dis rien ? toi. Ce n’est pas de jeu. donne-moi des dattes.

Il lui tendit une poignée de fruits. En un instant elle les eut dévorés et, ramassant tous les noyaux, dans un effort comiquement démesuré, elle les lança en l’air.

Le bruit des petits chocs s’égrena :

– Mais il est plus sérieux que le grand-vizir, plus sérieux que le patriarche d’El-Ayhar. Attends un peu.

Et elle se mit à danser avec mille contorsions on ne peut plus plaisantes, mettant ses doigts dans la bouche et ramenant les extrémités sur les yeux en une grimace de masque exotique, se jetant à terre et s’y roulant ; puis s’agenouillant et balançant son corps de droite et de gauche selon la cadence d’une psalmodie pieuse.

La lune, au plus haut point de sa course, éclairait la face gigantesque du Sphinx impassible et superbe. Un bruit lointain de brise agitant les palmiers troublait à peine le grand silence, un silence qui semblait fait pour l’immensité du désert.

Épuisée, Hildé vint se coucher contre la patte du monstre. Kaloukli s’étendit à ses côtés.

Eh bien ? lui dit-il.

– Eh bien, il ne rit pas, il est de mauvaise humeur ; il boude ; aucune folie ne peut le faire rire !

Et elle se plaignit en faisant claquer sa langue contre son palais :

– J’ai soif, ajouta-t-elle.

Kaloukli lui tendit une banane, qu’Hildé en une seconde dépouilla de sa gaine rugueuse. Elle la prit entre ses dents et s’approchant de Kaloukli le força à saisir l’autre extrémité entre les siennes. A mesure que les deux jeunes gens dévoraient le fruit leurs lèvres se rapprochaient, bientôt elles se joignirent, et elles rirent de se rencontrer.

Sous la taille souple de Hildé, Kaloukli passa son bras nu.

Une grande paix tombait sur le désert. La brise plus forte se chargea de lourds arômes, se fondit en lointaine musique.

– Petite, petite ! murmura Kaloukli presque à voix basse.

Hildé ferma les yeux, dégagea son épaule de sa simple robe.

Tu es jolie, plus que la plus jolie. Ne bouge pas. Viens tout près de moi… plus près, plus près encore.

Et maintenant ce n’était plus la petite gamine de tout à l’heure, qui gambadait et riait comme une danseuse du marché d’Alexandrie, mais une femme soudainement révélée par le désir qui montait à ses lèvres, à ses yeux dont il incendiait les champs clairs, qui gagnait ses bras, ses mains frémissantes, et son petit corps tout entier nerveux et souple, agité de frissons et de sursauts.

A demi pâmée, frôlant des lèvres le cou du jeune homme, elle chantonnait d’une voix très douce :

– Kli-Kli, mon Kli-Kli.

Elle ne riait plus, ne souriait pas. L’allure grave dont s’ennoblit la plus folle volupté au seuil du bonheur physique la rendait soudain sérieuse.

Et lui simplement, par besoin de sincérité, lui disait à l’oreille :

– Je suis heureux, Hildé, très heureux ; tu n’es pas aussi heureuse que moi.

Elle protesta :

Oh ! si, je suis très heureuse, Kli-Kli. Ta peau est aussi douce que celle de Bedjolé, et tes bras sont plus forts. Comme tu me serres contre toi, comme tu m’aimes ! Moi aussi, tu sais, je t’aime ! Je le sens bien maintenant. Je t’aime beaucoup, plus que beaucoup, tout à fait, pour toujours tu entends, pour toujours.

– Je te crois, Hildé ; je te crois ! Mais dis-le encore plus près.

Et elle répéta :

– Pour toujours !

Le silence fut brusquement déchiré par un cri formidable. On eût dit un prodigieux éclat de rire ; il eût semblé que le désert tout entier riait. Le sol en fut ébranlé, les roseaux s’agitèrent autour des mares, les palmes s’entrechoquèrent dans les bois.

Affolés de frayeur les deux jeunes gens prirent la fuite. Kaloukli se retourna et subitement s’arrêta tandis que Hildé continuait sa course éperdue vers la ville.

Très distinctement il vit la face gigantesque du Sphinx secouée par une effroyable gaîté. La bouche largement ouverte laissait voir des dents dont chacune était aussi grande qu’une montagne ; les yeux, profonds comme le gouffre de la mer, regardaient, animés d’une titanesque joie, le petit pêcheur agenouillé dans le sable, et la poitrine de porphyre du monstre était agitée par les hoquets de cet indicible fou rire.

Alors Kaloukli se redressa, désespérément leva les bras au ciel, courut au Sphinx, le tourna, s’aidant des mains et des pieds, gravit la croupe colossale, franchit rapidement l’échine, parvint au col, gagna la tête, et, étendant les mains en avant, se jeta dans le vide.

Dans la froide et blanche lumière d’un rayon de lune, ce fut un petit point noir qui voltigea, une poussière.

*
**

Faiblement le soleil dora de rose les sables à l’horizon, les courlis crièrent vers le Nil.

A pas lents, dans le demi-jour, une femme s’avançait vers le Sphinx. Elle s’arrêtait souvent, ses épaules tremblaient. Elle était sans doute saisie par le froid du matin.

Comme si elle avait peur qu’on l’entendît, elle cria à voix couverte :

– Kaloukli, Kaloukli.

Le hurlement de la hyène surprise par le jour au milieu du désert répondit seul.

Elle pensa :

– Les hyènes sont méchantes au printemps.

Et comme la première fois elle appela doucement :

– Kaloukli, Kaloukli.

Elle leva les yeux vers le Sphinx, et elle aperçut sa face impassible qui se teintait de pâles violettes sous les feux de la pointe d’aurore. Soudain dans le sable elle vit comme deux points brillants, qui la regardaient.

Et elle répéta de nouveau :

– Kaloukli, Kaloukli.

Les deux points brillants flambèrent, il lui sembla que c’étaient deux yeux qui dardaient sur elles leurs prunelles étincelantes.

Saisie de terreur, la jeune femme s’éloigna rapidement et reprit en courant le chemin qui mène vers le Nil.

*
**

– Toi, à cette heure ? Que va dire Kaloukli ?

– Il ne dira rien, je ne sais pas où il est. Il m’a perdue !

– Où t’a-t-il perdue ?

– Au Sphinx.

– Au Sphinx ?

– Oui, j’ai peur.

– De quoi donc as-tu peur ?

– J’ai vu dans le sable quelque chose qui brillait, qui regardait comme des yeux.

– Petite folle, ce sont des pierres de lune qui étincelaient au soleil levant.

– Tu crois ?

– Mais oui, tu es une enfant. Mais tu es belle, je t’aime. Viens. J’ai un beau lit de fougères.

– Non, je ne viendrais pas.

– Tu viendras, puisque tu ne sais pas qui tu aimes, de moi ou de Kaloukli.

– Maintenant, je le sais. C’est Kaloukli que j’aime. Je l’aime beaucoup, de tout mon cœur. Tu ne peux pas te figurer comme je l’aime.

Et anxieusement, elle ajouta :

– Ce sont bien des pierres de lune, n’est-ce pas ?

– Bonsoir, tu es folle.

Et Mouskemsir ferma sa porte.

*
**

La barque qui appartient au vieux pêcheur dont Hildé est la fille n’a pas été goudronnée depuis longtemps. La coque est toute disjointe. A la crue prochaine l’eau envahira la petite embarcation.

Ha-Kéloubir a refusé de l’acheter pour une menue monnaie d’argent. Seulement sur la quille il a tracé ces mots : Le Sphinx a ri !

 

Hildé ne vient plus jamais sur le port. Les pêcheurs s’en plaignent, car Hildé est chaque jour plus belle. Un marchand de Syrie l’aime et lui donne de l’or. Elle est vêtue comme autrefois, simplement ; mais au cou elle porte toujours un collier de pierres de lune.



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