Fernand Chaffiol-Debillemont
(18..-19..)

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Xavier Forneret
(1952)

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Voici une vingtaine d'années que ce poète singulier a pris une place de premier plan dans le jazz symphonique du romantisme. Il fut le virtuose de la trompette bouchée. Les sons qu'il a tirés de cet instrument ont un accent si étrange, dans leur discordance même,

Que notre âme depuis ce temps tremble et s'étonne.

Ses fervents sont nombreux ; la cohorte s'enfle chaque jour. Les uns l'admirent bruyamment, les autres se montrent plus réservés, mais tous sont entraînés derrière lui vers les sentiers abrupts où il s'est parfois égaré. M. André Breton a écrit en 1927 :

Forneret ? Un homme que nous avons rencontré dans les ténèbres et à qui nous avons baisé les mains.

Quant à moi, la première fois que je fus mis en présence de Forneret, vers 1930, je n'ai pas été jusqu'au baisemain. Je l'ai tout d'abord regardé d'un oeil amusé, puis je l'ai salué avec la déférence que l'on doit à un esprit troublant qui avait subi pendant un trop long temps l'injure du silence. Et, à mon tour, j'ai pris la plume pour défendre sa mémoire, pour réparer, suivant mes faibles forces, une injustice. En 1941, M. Francis Dumont, exégète de qualité, a fait mieux. Il a réuni dans un précieux florilège les meilleures pages de l'écrivain, commentées d'une façon fort pertinente.

Je crois qu'il n'est pas inutile de raviver mes impression premières. Forneret est devenu un classique dans son genre ; on n'écrira jamais assez d'études pour l'assister dans son ascension.

C'est par Vapeurs, ni vers ni prose (Duverger, 1838), que j'ai été introduit dans le monde extravagant de Xavier Forneret. Le livre est noblement imprimé. L'auteur avait soigné l'écrin. Je l'ouvris et restai confondu.

Le recueil renferme trente-quatre Vapeurs, dont la dernière est un cri de l'âme en un seul vers de douze pieds :

Oh ! qu'Elle se souvienne, et Elle pleurera.

Gagné par l'émotion, je poussai plus avant et tombai en arrêt sur la quinzième Vapeur, d'un souffle plus puissant car elle forme un quatrain en l'honneur de Victor Hugo. La voici :

Un jour qu'on me priait de parler d'Angelo
Je répondis : « Ce drame est de Victor Hugo ;
Et moi qui ne vaux pas la peine qu'on me nomme,
Je ne fis qu'admirer un dieu qui s'est fait homme.

Une telle élévation dans l'effacement, une si parfaite ingénuité dans l'hommage m'inspirèrent des sentiments fraternels envers ce poète. En dépit de mon siècle qui le bafoue, j'ai la faiblesse d'aimer Victor Hugo ; il enchante encore mon âge mûr. Forneret venait de formuler avec simplicité une de mes plus chères pensées. Aussi j'acquis le livre sur-le-champ, impatient d'en pénétrer les beautés. Une préface, pleine de feu, me projeta à toute vapeur dans son ciel lyrique. Notre écrivain se définit de la sorte :

On pourrait peut-être dire que l'âme est un vaisseau d'air dont les voiles se gonflent de vague et d'incertitude, dont notre esprit est le mât, l'espérance la proue et nos pensées la carcasse.

L'auteur de ce livre est quelquefois plus triste qu'une larme, jamais plus gai qu'un sourire ; souvent plus en fièvre qu'une dent qui souffre, jamais plus calme qu'une feuille en équilibre sur une branche.

Cette larme, ce sourire, cette dent qui souffre, cette feuille en équilibre, excitèrent mon coeur. Après avoir dévoré l'ouvrage, je voulus saisir l'homme exilé dans l'oubli. Je n'ai pas ménagé mes peines et, d'une main émue, j'ai essayé de modeler une glaise sommaire. Mais c'est dans le marbre que le poète doit survivre.

Xavier Forneret naquit à Beaune, le 16 août. 1809. Son père était un riche propriétaire de vignobles à Beaune et à Pommard. Sa mère, Eléonore Mathieu, était de Pommard également. Il sortait donc d'une vieille souche bourguignonne. Une solide fortune l'aida beaucoup dans ses entreprises littéraires, que l'auteur de ses jours regardait d'un mauvais oeil. Il lui arriva même, quand il toucha son héritage, de payer, avec des barriques de ses meilleurs crus, les directeurs de théâtre qui avaient la témérité de monter ses pièces. Il ne négligea rien pour apprivoiser la gloire, laquelle se montra farouche tant qu'il vécut, car elle réservait ses sourires à son ombre.

Ses excentricités vestimentaires ont fait date. Forneret se plaisait à scandaliser la Bourgogne tout entière en se promenant par les rues de Dijon enveloppé dans une cape de velours et coiffé d'un chapeau pointu, tel un nécromant. Le violon était une de ses passions ; il en jouait, disait-on, la nuit, dans une tour gothique, sous le regard des hiboux. Le bruit courait aussi que les murs de ses appartements étaient tapissés de tentures noires semées de larmes d'argent et qu'il couchait dans un cercueil capitonné. Ce n'est pas un petit mérite que de lancer la mode des lits clos.

Ayant de la sorte créé sa légende, Forneret, torturé par de hautes ambitions dramatiques, annonça en 1834 à ses compatriotes la venue de L'homme noir au visage blanc. Le titre de ce drame dessine son portrait ; il en fit son enseigne. Afin d'assurer le succès de cette fantaisie historique, il se mit à la tête d'une troupe de hérauts d'armes moyenageux, qui parcoururent la bonne ville de Dijon en portant des oriflammes. Intrigué par cette mascarade, le public accourut en foule au théâtre. Il n'y eut qu'une seule représentation ; sous les huées des spectateurs la pièce tomba. Cabale, cabale ! cria notre Beaunois sifflé. La vieille rivalité qui depuis Piron dresse Dijon contre Beaune, tourna ce soir à l'avantage de la capitale de la Bourgogne. Ah ! les rancunes sont tenaces en province.

Le mépris est l'arme des forts. Forneret abandonna ces Béotiens à leur triste indigence intellectuelle et alla porter sur les scènes parisiennes les fruits de son génie. Il s'y fit jouer, à ses dépens naturellement ; il essuya de nouveaux déboires. Ses démêlés avec Théophile Deschamps, entrepreneur de spectacles sur le boulevard du crime, au sujet d'un versement de huit mille francs qui n'avait pas donné le résultat escompté par l'auteur, eurent quelque retentissement dans les feuilles du jour. Procédurier, retors, avide de publicité et naïf en outre, Forneret considérait qu'il n'est pas de petits moyens pour faire parler de soi. Lorsque toutes les portes lui furent fermées, car les directeurs redoutaient l'homme noir blanc de visage, il se rabattit, avec quelle amertume, sur la province, où il renouvela le coup de la parade. La calme sous-préfecture de Gray garda longtemps le souvenir d'une manifestation artistique qui faillit tourner au scandale. En fin de carrière, il chercha refuge sur les obscurs tréteaux d'amateurs. C'est à Achille Ricourt, qui dirigeait alors un conservatoire de déclamation rue de la Tour-d'Auvergne, qu'il confia en 1853 Mère et fille. Le 29 juillet, en pleine canicule, ce sombre mélodrame affronta les feux de la rampe. Les élèves de cette école lyrique l'interprétèrent sur le mode grotesque. Des amis fidèles avaient été conviés à la cérémonie. Ils étouffèrent leur hilarité sous des applaudissements frénétiques. Xavier Forneret, la main sur le coeur, vint saluer une salle en délire. Eut-il conscience de la mystification ? J'en doute. Paré d'un candide orgueil, comme l'est de lin blanc le catéchumène, il vivait en état de grâce.

Je profite de l'occasion pour signaler que le phare romantique a balayé de son pinceau lumineux la France entière. A Rouen, un certain Coquatrix eut l'esprit particulièrement échauffé. Il publia en 1834 une tragédie en prose Italie, qu'il dédia à notre premier dramaturge. Attention, ce n'est pas Victor Hugo mais Alexandre Dumas, dont Antony reste le modèle du chef-d'oeuvre immortel. Dans une copieuse préface, qui est une profession de foi, il l'exalte à sa manière :

Ne vous a-t-il pas semblé, comme à moi, quand après avoir médité le Misanthrope, vous tombez sur Antony, ne vous a-t-il pas semblé que le cadavre de Molière avait brisé du crâne sa pierre sépulcrale pour venir fondre tout son génie dans un autre cerveau ?

Molière, certes, ne prévoyait pas cette transfusion de sa matière grise, Dumas non plus du reste, quoique la modestie ne fût pas son faible. Ah ! brave Coquatrix qui, un peu plus loin, avoue ingénument :

Pour être content de ses livres on ne devrait jamais les relire.

Il s'est bien gardé de relire son oeuvre car il l'a publiée sans crainte, sur papier fort, orné d'un frontispice de Gustave Morin que vante Champfleury. Après cet accès de fièvre, Coquatrix se tut. Cependant, en 1865, il fit tirer à cinquante exemplaires un petit ouvrage intitulé Normandie, agrémenté de son portrait. Il ressemblait alors à un sévère tabellion atteint de calvitie, le nez chaussé de bésicles et portant gravement une haute cravate enroulée autour du cou. « Italie, Italie ! », péché de jeunesse qu'on renie en prenant du ventre.

Xavier Forneret était d'une autre trempe. Lui, le prince des ténèbres, n'a jamais abdiqué et jusqu'à la limite de ses forces, il jongla avec ses songes.

Cet amateur distingué étonne par sa fécondité, en dépit de l'indifférence qui accueillait ses productions. Les écrivains doués d'une puissante originalité élisent pour patrie le désert où ils marchent délibérément, guidés par l'étoile mystique qui brille dans le silence de leur nuit.

Volontiers il signait : « Un homme noir blanc de visage », par défi. Certains ouvrages présentent en outre des singularités typographiques qui devaient retenir l'attention. Par exemple, Pièce de pièces (Duverger, 1840), n'est imprimée qu'au recto et en gros caractères. Son dernier recueil de vers Ombres de poésies (Dumas, 1860), renferme un poème, L'Infanticide, en lettres de sang, comme il se doit. A tout hasard, il adressa une Lettre à Dieu, qui resta sans réponse. En revanche, une lettre à Victor Hugo lui valut un mot flatteur, car le demi-Dieu, du haut de son nuage olympien, aimait à bénir sans discernement ses thuriféraires agenouillés.

La bibliographie de Xavier Forneret remplirait deux bonnes pages. J'ajouterai à cette liste Les deux destinées (Barba, 1834), avec un frontispice de Tony Johannot, qui illustre la scéne suivante :

Charles se frappant d'un poignard : Attends, je vais avec toi (il tombe sur le cercueil). M. de Saint-Brienne accourant avec frénésie et un poignard à la main : Homme infâme ! je te cherchais partout... Mon poignard ne rougira donc point de ton sang... Justice est faite !

Je raffole de ces divertissements shakespeariens. On ne fait pas de bonne tragédie sans une tuerie générale.

Ensuite vinrent : Vingt-trois trente-cinq (Barba, 1836), frontispice de Washnut. Rien (1836), Sans titre (1838), Encore un an de sans titre (1840), avec un portrait de l'auteur par A. Legrand. Le visage est fin, le regard rêveur et la bouche mince esquisse l'ironie. Après une retraite dans sa propriété de Mimande, il publia Lettres rimées (Dentu, 1858), Caressa (1858), qui eut deux éditions, Mon moi aussi (1861) et enfin Broussailles de la pensée (1870), dont le titre résume sa manière.

Tous ces livres sont d'une rareté insigne. Le bibliophile s'essouffle à les chercher.

A partir de 1870 Xavier Forneret abandonna la littérature. Il se retira dans sa maison de Beaune, où il termina ses jours dans la solitude. Ses compatriotes, qui avaient entendu parler de ses ouvrages sans les bien connaître, le tenaient pour un original inoffensif. Il était devenu un vieillard de mise soignée, grand et légèrement voûté, à la figure émaciée, affable et glacé, spectre d'un siècle mort. On lui pardonnait son violon, bien qu'il lui fît rendre des sons plaintifs qui ne charmaient pas toujours les oreilles. A une matinée de bienfaisance, il fut cruellement moqué. Xavier Forneret joua devant un parterre de sots, qui exagérèrent l'enthousiasme et le couvrirent de fleurs. Et, avec la même candeur qu'à la représentation de Mère et fille, il vint saluer sans fin, cassé par l'émotion, les larmes délayant la poudre de son vieux masque rasé de frais. C'était lamentable. Mais l'ange qui veille sur les poètes lui avait voilé les yeux.

Il mourut quelques mois plus tard, le 7 juillet 1884. Il mit cinquante ans à ressusciter, - délai honorable pour l'étrange semeur de rêves qu'il fut.

A vrai dire, Xavier Forneret est un écrivain inégal. Souvent sa langue fourche et son pied choppe. On dirait l'aveugle de Brueghel qui, avec un bâton, tâte un terrain plein d'embûches. Ou bien encore, on a l'impression que ses visions sont comme des fleurs captives dans une boule de verre et qu'il cherche en vain la baguette magique qui peut les délivrer. C'est là tout le drame de la poésie.

Voici le début de la Vapeur 26, que je vous prie d'accueillir avec indulgence car l'auteur, quand il la composa, avait la fièvre à la suite d'une mauvaise grippe :

Dans un rêve à sueurs, j'ai aperçu un homme
Qui m'apparut du coup, et je ne sais pas comme,
Il portait du feu jaune après ses vêtements.
………………………………………...........
Sa langue frémissait dans sa bouche allongée,
Son visage semblait blanc comme une dragée.

En évoquant Napoléon, la douleur le fait pleurer comme une fontaine, au sens strict du terme :

Il est donc mort, c'est vrai, c'est prouvé, c'est fini,
Et pour moi sa famille est éteinte avec lui.
Quand je trouve un des siens qui nous conte une histoire,
Mes yeux à un enfant pourraient donner à boire.

Ses images se reflètent dans des miroirs brisés :

Oh ! Donne ce regard qui me prenne le cœur
Aussi vite qu'un nez est pris par une odeur.
La porte du soleil se remue sur ses gonds
Ainsi que l'écrevisse allant à reculons.

J'aurais tort de m'affliger. Forneret a fait sauter les serrures des chambres où la raison s'étiolait, prisonnière ; il a ouvert des fenêtres sur des paysages inversés. Cependant j'aime mieux le surprendre dans ses meilleurs moments car je craindrais, en abusant de ces citations, de trahir son génie.

La pièce la plus fameuse est la Vapeur 13, intitulée Un pauvre honteux. Cette page d'anthologie, qui a stupéfié Monselet, fait passer le frisson de la folie que nous côtoyons dans le cauchemar. Edgar Allan Poe n'a pas été emporté aussi loin en descendant dans le Mælström. Je transcris intégralement :

Il l'a tirée
De sa poche percée,
L'a mise sous ses yeux :
Et l'a bien regardée
En disant: « Malheureux ! »

Il l'a soufflée
De sa bouche humectée ;
Il avait presque peur
D'une horrible pensée
Qui vint le prendre au coeur.

Il l'a mouillée
D'une larme gelée
Qui fondit par hasard ;
Sa chambre était trouée
Encor plus qu'un bazar.

Il l'a frottée,
Ne l'a pas réchauffée,
A peine il la sentait ;
Car par le froid pincée
Elle se retirait.

Il l'a pesée
Comme on pèse une idée,
En l'appuyant sur l'air.
Puis il l'a mesurée
Avec du fil de fer.

Il l'a touchée
De sa lèvre ridée.
D'un frénétique effroi
Elle s'est écriée :
« Adieu, embrasse-moi ! »

Il l'a baissée
Et après l'a croisée
Sur l'horloge du corps,
Qui rendait, mal montée,
De mats et lourds accords.

Il l'a palpée
D'une main décidée
A la faire mourir.
- Oui, c'est une bouchée
Dont on peut se nourrir.

Il l'a pliée,
Il l'a cassée,
Il l'a placée,
Il l'a coupée,
Il l'a lavée,
Il l'a portée,
Il l'a grillée,
Il l'a mangée.

Pour nous convaincre qu'il s'agit bien d'un mauvais rêve, l'auteur, dans un renvoi au bas de la page, nous en donne la source :

Quand il n'était pas grand, on lui avait dit : « Si tu as faim, mange une de tes mains. »

Xavier Forneret a le don du raccourci.

Les maximes scintillent dans son coffret de lapidaire. Les unes sont de la verroterie, les autres de vraies pierres qui jettent des feux. Voici mon choix :

L'homme noir parle :

« Le sapin dont on fait des cercueils est un arbre toujours vert. »
« J'ai vu une boite aux lettres sur un cimetière. »
« Cimetiére veut dire : allons nous reposer. »

L'amant désespéré soupire :

« Oh ! l'affreuse chose que d'entrer sans émotion dans la chambre d'une femme. »
« C'est le miroir qui se mire dans la femme. »
« Oh ! que c'est malheureux que la femme mange, même des fraises dans du lait. »
«J'ai rêvé que le Diable avait attaché à sa queue un coeur de femme ; qu'il en fouettait les hommes sans pouvoir leur faire mal ni les corriger. »

L'humoriste pince, sans rire, sa lyre :

« L'animal a des pattes qui travaillent, l'Homme a des mains qui prennent. »
« Le poison est l'ami de l'homme puisqu'il le tue. » « L'ennui s'habille à la mode. »
Le penseur rêve :
On se dit quelquefois : « Si Dieu était partout où serait l'homme ? »
« On peut marcher sans tête. »

Enfin voici le bourgeois qui bat le rappel des nobles sentiments :

« Les quatre points cardinaux qui doivent orienter la vie sont : la Probité, la Bonté, la Dignité, la Justice. »
«L'habit rapé d'un honnête homme reluit de toutes ses dettes payées. »

Dans cette dernière voie, il est prudent de ne pas suivre Forneret. Quand le poète n'est plus en transe, M. Prudhomme apparaît. On le voit cheminer à grandes enjambées, en sifflant faux, dans la morne plaine de la banalité. Dualité déconcertante, dont je suis le premier attristé.

Aussi je préfère terminer sur cette déclaration hautaine : « Souvent il n'y a rien dessus, tout est dessous. Cherchez ! »

Et nous avons découvert l'Annonciateur de la poésie moderne.


(texte non relu après saisie. 03.11.06)

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