Remy de Gourmont
(1858-1915)

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Le Livret de l'Imagier

(1920)


FRONTISPICE

Ne fût-ce en celle-ci, ou bien en celle-là, ou, même en cette autre, parmi les très antiques bibliothèques d'on ne sait plus quels Là-bas - les très antiques bibliothèques, autrefois parcourues et, voracement, grigno­tées ? ....

Quand et où courbant nos dos sur des rampes, fleuries de chaumardantes horticultures en pierre grise - avions-nous gravi les longs escaliers, qu'on ne se rappelle qu'à peine, spiroïdaux ainsi que des tire-bouchons, et quand et où heurtant nos coudes et nos genoux aux folles sculptures des plinthes, aux allégoriques grimaces frissonnantes en les frises - avions-nous suivi les corridors qui convenaient, les corridors étroits et froids et obscurs et qui - vraisemblablement - nous menèrent (sans doute par des porches bas) en de bien oubliées petites salles in­nombrables endormies sous des voûtes, et mal éclairées par les verrières de rares ogives, et toutes remplies de silence, de renfrognement et de grimoire ? ....

Et, alors, dans ces petites salles voûtées où, peut-être, flottait éternellement une fade odeur de rêve desséché, parmi ces bouquins entassés selon un ordre méthodique et morne le long de murailles, jusques aux architraves, qui donc, quel providentiel  savantas à lunettes rondes en corne, à perruque et à cu­lotte, eut l'adorable lubie de nous révéler les rayons des merveilleux manuscrits ou, entre missels dorés et enluminés comme des belles dames, il nous arriva (on croit se le remé­morer) de découvrir (ne fallut-il pas, bien que cela se passât ainsi ?) ce petit livre sali, jauni, crasseux, fripé, corné, sans somptueuse reliure et sans miniature, ce petit livret qu'évidemment nous prîmes, à première vue, pour l'aide mémoire familier et de poche de quelque pauvre jongleur.

Pourtant, ce n'était point cela, point le portatif guide-âne d'un chanteur ambulant, d'un héroïque râcleur de rebec, et ces feuillets contenaient (on l'affirmerait quasi­ment) une oeuvre, certes, moins précieuse que la moindre épopée du dernier trouvère, mais aussi, avons-nous cru plus rare, et, qui sait ? plus curieuse : l'album de voyage d'un de ces artisans qu'il faut bien appeler sublimes, d'un de ces glo­rieux Imagiers, tailleur de pierres ou colorieur de fresques, enlumi­neur de parchemins ou orfèvre, ciseleur ès-métaux ou peintre de verrières, sculpteur de chêne et d'érable ou tisserand de trames de haute-lice qui, bien que déjà, hélas ! vivant en pleine Renaissance, avait pourtant conservé dans son coeur la foi tenace du Moyen-Age, l'ardent spiritualisme de l'art gothique, la haine du matérialisme et du classique pastichisme de la nouvelle Ecole ! Sur ce petit cahier de vélin, chaque jour, au hasard des belles choses rencontrées, il consignait, le bon artisan, ses réflexions, ses rêveries, ses émotions, ses critiques, ses ad­mirations. Il y notait, non point pour l'approbation d un banal lecteur, mais pour lui, pour s'instruire et pour se rappeler, les visions suggérées, ses imaginations interprétatives, des observations techniques, ces mots d'énigme qu'on dérobe parfois aux chefs-d'œuvre et qu'on n'apprend jamais dans les Académies ! ....

Et, vraiment, ne fût-ce pas de cette heure trouble et douce, en cette très vieille et très mal ressou­venue bibliothèque de Là-bas et d' Autrefois, que nous prit la fan­taisie de nous métamorphoser pour quelques semaines, aujourd'hui, en ce pauvre Imagier du passé, — et puis, oubliant tout, doctrine, philo­sophie, esthétique, science, théories, de pieusement rechercher, parmi les usines et les casernes du maintenant, les débris méprisés des choses qu'il aimait, lui, pour, nous aussi, avec sa naïve émotion de bon artisan, noter sur un livret pareil au sien, nos réflexions de dociles écoliers devant les chers rêves éternisés des magistraux ancêtres de ces âges si péremptoirement défunts ? ...


SUR CHAMP D'OR

Sur champ d'or, la Vierge et l'Enfant Jésus, tous deux effarés en leurs auréoles, où, en lettres pures, se gravent les prophéties. L'un et l'autre regardent dans le noir, dans l'infini, et devant leurs prunelles se dresse le Calvaire. L'Enfant aux fins cheveux d'or ramène à sa gorge astrictée sa menotte tremblante ; il est à moitié dévêtu : sa chemisette blanche, semée de sanglantes étoiles, lui tombe de l'épaule, et sous sa brassière rouge ponctuée d'or, remontée par le roulis des muscles, le ventre se dénude, et paraît son sexe puéril de Dieu chaste. L'attitude est la peur nerveuse du nourrisson, et s'il ne se rejette pas au sein maternel c'est que - raison et amour infinis en un corps d'enfançon, - il ne veut pas la faire pleurer : elle ne pleure pas. Elle est transfixée par de la terreur. Elle voit. Toute sa face porte les effroyables stigmates de l'hallucination douloureuse. L'œil, fixe, est terrifié par l'indéniable apparition. Il y a dans cet oeil l'agonie au Jardin, la trahison de Judas, le reniement de Pierre, la verbération au poteau, les crachats, la croix traî­née comme une chaîne le long du Golgotha, les mains fendues par les clous, les pieds déjointurés, le sang qui coule de la criblure des ironiques épines et aveugle les yeux, obstrue la bouche, le sang des mains, sang des pieds, le sang du côté et le sang des sacrifices futurs, la mort en ignominie et la mort en gloire, qui est encore la mort. La bouche est selon la courbe de la douleur la plus avérée, et quelle pâleur ! Sa tête se penche un peu, comme fas­cinée. A peine sent-elle le présent fardeau de l'enfant : c'est l'homme qu'elle porte, et cadavre, sur ses genoux pitoyables. Sa main gauche, sortant d'une étroite manche dorée et damassée, retient plus quelle ne soutient le bambin, qui s'en va d'elle, la reine-mère, dressée dans la chai­se aux volutes d'or. La robe bleue étreint une poitrine où l'angoisse, s'il n'était était divin, ce lait de vierge, le ferait tourner, comme aux nourrices qui ont eu grande frayeur. Les cheveux - et cela a un air de lamen­tation bien symbolique, - un mouchoir sombre les recouvre et retombe en pleurant sur les oreilles ; coiffure petit-être de contadine, peut-être authentique de dame florentine, mais qui, là, accentue et remémore le deuil de l'âme. La merveille, c'est la tristesse inconsolable de la Mère et du Fils n'osant pas se regarder, se connaissant tous deux voués à un supplice ineffable et sans rémission : mais la nature humaine, naturelle en la mère, imposée au fils par l'Ordre suprême, se crispe un instant sous l'inéluctable réalité : ils ont peur, peur l'un de L'autre, peur du spectacle visible en leurs yeux, ils ont éternellement peur, et ils savent, les Inconsolables, qu'ils ne doivent pas être consolés.


LA MORT
SAINT-INNOCENT

Jusqu'à la Renaissance, jusqu'à cette monstrueuse jobarderie du clas­sicisme, sorte de terreur intellectuelle qui courbe encore l'humanité sous le couperet métaphysique des grammairiens (le Truquage ou la Mort !) jusqu'à la fin du XVe siècle, les poètes, tant latins que de toutes vulgaires langues, s'ingénièrent à diversifier le diadème de la très laide et inéluctable reine.

C'est Saint Bernard :

O miranda vanitas ! O divitiarum
Amor lamentabilis ! O virus amarum !
Cur tot viros inficis, faciendo charum
Quod pertransit citius quam flamma stuparum ?
Homo miser, cogita : mors omnes compescit.
Quis est ab initio, qui morti non cessit ?
Quando moriturus est, omnis homo nescit
Hic vivit hodie, cras forte putrescit.

C'est Martial d'Auvergne, en sa Dance des Femmes :

LA MORT

Après, nouvelle mariée
Qui avez mis vostre désir
A dancer et estre parée
Pour festes et nopces choisir,
En dançant je vous viens saisir
Au jour dhuy serés mise en terre !
Mort ne vient jamais à plaisir,
Joye sen va comme feu de ferre.

LA NOUVELLE MARIÉE

Las ! demy an entier na pas
Que commencay tenir mesnaige
Par quoy si tost passer le pas
Ne mest pas douleur ains grand raige,
Car javois bon petit couraige
De marchier et faire marveilles.
Mais la mort de trop près me charge.
Petit de vent abat grant feuilles.


La mort, qui, en les vignettes de ce poème, se diversifie selon mille attitudes est fort reconnaissable ; ce n'est pas un squelette, c'est la hideuse mort Saint Innocent, au sexe liquéfié, à la peau du ventre vide retom­bant sur des cuisses pareilles à des os que ronge un chien et autour desquels se voient des restes de chair. Cette putréfaction qui tient debout se couronne encore de quelques foufes de cheveux (on dirait blonds!) et elle en profite pour faire la belle, tendre le jarret, se camper, une main appuyée sur un bouclier à ailes, dresser l'autre en l'air, comme une menace.

Statue d'albâtre, elle trônait jadis, comme en une guérite, dans une sorte de cercueil sans couvercle attaché à la tour Des Bois, au cimetière des Innocents, - et de là veillait les morts et surveillait les vivants.

Le bouclier porte cette inscription :

Il n'est vivant tant soit plein d'art
Ne de force pour résistance
Que je ne frappe de mon dart
Pour bailler aux vers leur pitance.

Priez Dieu pour les tspass

La main qui tenait le menaçant dart est inerme à cette heure, - mais le doigt levé suffit à se faire comprendre.
 
           
FEMME COUCHÉE          

Au loin, un paysage fait de masses d'ombre, forêts et monts ; devant, entre des balustrades de basalte et de marbre blanc, une Femme couchée sur de l'herbe fleu­rie quelle écrase, négligente.

Elle est nue, d'apparence, en la chemise de linon collée à sa peau ; du nombril au dessous des genoux une draperie rouge abrite les arcanes ; les pieds nus se posent l'un sur l'autre ; de son bras droit elle se dresse à demi, en faveur de la souplesse de son buste ; du gauche elle enlace paresseusement un Amour ; deux frères du Favori, à ses pieds, jouent, ceints de feuilles étoilées, avec des fleurs puisées en une corbeille, qui est la corbeille d'abondance des grâces surérogatoires dont le caprice de l'Unique se pare aux heures d'ennui d'être belle sans rivales.

La Dame sourit, énigmatique et ironique dans le cadre des blonds serpents que déterminent ses cheveux ; l'air doucement et sûrement dominateur, l'air bien d'être la Reine, — et d'être là, parce qu'il lui plaît de se faire voir, Vénus ait repos et Vénus perverse, celle que l'on dé­sire et celle que l'on craint, déité décevante et douloureuse, aussi une sorte de Notre-Dame qui garde de la tromperie des méchants cœurs et méchantes langues :

Vénus, princesse gracieuse,
Prosternez, vous prie Humblement.
Celle, serpent malicieux
Qui nous meurtrit visiblement. (1)

Elle est encore un peu la Dame des légendes, en les heures du nonchaloir, celle qui se peut se distraire a ne rien faire, celle qui attend les hommages et ne les reçoit qu'à son gré :

A vous seigneurie et justice
Ressort à souveraineté...
Mesmes, quant ung amant boutté
Est en amours, vous le sçavez,
Nous doit serment de feaulté ;
Car telz droit nous sont reservez (2)

Celle que l'on aime à genoux :

Eux, à genoulx et clos les yeulx
Promectent que, jeunes et vieulx,
Nous serviront sans contredire. (3)

Celle qui se vante de ses aptitudes à l'amour :

Aussi voz cuisses sont petites
A les asseoir et tenir ;
Mais les nostres sont pieçà duictes
Pour les aymans entretenir
Que vous ne pourriez soustenir... (4)

Et dans son regard de songe se voit peut-être aussi la terrible douceur qui effrayait les amoureux florentins de la Donna Angelicata :

Se'l viso mio alla terra s'inchina
E di vedervi non si rassicura,
Io vi dico, madonna, che paura
Lo face, che di me si fa regina.

Perchè la beltà vostra pellegrina
Quaggiù tra noi soverchia mia natura
Tanto che quando vien, se per ventura
Vi miro, tutta mia virtù ruina. (5)

(Si mon visage à la terre s'incline, - Et, vous voyant, ne se rassure, - Je vous le dis, Madame, c'est la peur, - Qui a fait cela, la peur devenue ma reine. - C'est pourquoi votre beauté pérégrine, - Ici-bas, parmi nous, gouverne ma nature, - Tant que, quand elle advient, si d'aventure, - Je la regarde, toute ma force est en ruine.)

Mais surtout elle est, et elle est là par la raison que la beauté a droit aux premiers plans, parce qu'elle représente le droit au rêve, le droit pour de blonds cheveux serpentins, pour des yeux clairs et noirs, pour une bouche dédaigneu­sement voluptueuse, pour des seins purs, pour la sérénité des lignes sous le linon et la draperie pourpre, pour des pieds innocents de la chaussure, pour de longs doigts d'oisive amou­reuse, - le droit de meurtrir les fleurs et les hommes ; femme, Aphro­dite et courtisane.


SALOMÉ

Meretrix suadet, puella saltat, sanctus decollatur, - telle en un ver­set de vieille séquence l'histoire de la mort du Précurseur. Une légende allemande rapportée au Xe Siècle dans les Praeloquia de Rathier de Vérone, puis dans le poème latin du Renard, composé en Flandre (Rheinardus I, 1145 et suiv.) donne une autre cause immédiate à cette décollation préfigurative. Hérodiade, fille d'Hérode, aimait Jean Baptiste, le voulait, ne voulait que lui.

" Haec virgo, thalamos Bap­tistae solius ardens.
Voverat, hoc dempto, nullius esse viri. "

Hérode se fâcha, fit supplicier le prêcheur qui avait ensorcelé sa fille. Hérodiade prit entre ses mains la tête coupée et approcha des lèvres mortes ses lèvres avides ; les lèvres mortes se rouvrirent pour un souffle d'horreur, et la pucelle au terrible amour disparut dans l'espace, - où elle voyagera jusqu'à la fin du monde, symbole des passions sacrilèges.

La Salomé dut frère prêcheur florentin ne ressembe guère ni à la voluptueuse et savante danseuse, ni à la violente amoureuse : en sa robe de lilas très pâle, elle est chaste comme l'imagination du pur moine ; son air est un peu méchant et un peu ennuyé, comme d'une qui fait son métier et non son plaisir ; blonde décolorée par les essences, elle se lève légère et adroite, dessine en son vol de beaux plis symétriques mais laisse à peine voir la forme de son pied vêtu de pourpre.

Cependant, dehors, le Saint pose sur le billot sa tête de Géant, de précurseur du Géant de la double substance ; elle roule et un valet l'apporte en la salle du festin, où rêve, attablé avec ses officiers, le Tétrarque couronné d'or.

Et Salomé danse toujours, toujours, — puisque c'est son métier de femme.


NOTES :
Frontispice par G. Albert-Aurier.
Sur Champ d'Or. — Au Louvre, salle Michel-Ange. - Terre cuite polychrôme Écoles d'Italie (XVe Siècle).
La Mort Saint-Inncent. — Au Louvre. - OEuvre, dit-on, de François Gentil Troyen, qui mourut vers 1540. Je la crois plus ancienne.
Femme couchée. — École de Botticelli. - Au Louvre, galerie des Primitifs italiens. (N°1299 du catalogue.)
Salomé. — La mort de Saint Jean Baptiste de Beatofra Giovanni de Fiesole detto l'An­gelico, (Au Louvre, Primitifs italiens, N°1291.)
Notes de "Sur Champ d'Or".
Telle est cette effroyable et glorieuse oeuvre d'un Inconnu, qui a eu le génie d'évoquer avec rien que cela, une mère et son nourrisson, les XIV Stades de la Pas­sion du Sauveur (avec les mêmes éléments Raphaël donne à satiété l'impression de l'animale joie de la pouliche et de son poulain). Je ne crois pas que l'on puisse aller plus loin dans la représentation de l'invisible par le visible, - ce qui est l'Art tout entier.
Notes de la "Femme cochée".
(1) Le Rousier des Dames, Sive le Pélerin d'Amours, nouvellement composé par Messire Bertrand Desmarins de Masan (XVe Siècle).
(2) Le débat de la Demoiselle et de la Bourgeoise, nouvellement imprimé à Paris, très bon et joieulx (XVe Siècle).
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Cino da Pistoja.

(texte non relu après saisie - 03..II.14)

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