Henry Gauthier-Villars
(1859-1931)

leaf.gif

La Sacoche
Histoire normande


SUR la route, la belle route blanche dont une pluie brusque vient d'abattre la poussière et de reverdir les bernes, la belle route percheronne bordée d'herbages immenses où les grands boeufs nonchalants vous regardent passer avec des meuglements doux, le mufle appuyé sur les limandes, le maître Jouvin se hâte vers le bourg voisin, sorti à pointe d'aube, laissant aux soins du frère Louis sa petite ferme, déjà éveillée au travail. La mine guillerette et le pas régulier, le dos rond sous la blouse des dimanches que gonfle la brise matinale, le paysan se dépêche pour arriver de bonne heure à l'étude de Me Robbe, le notaire de Mauves. La vieille sacoche en cuir lassé par des ans et des ans de bons services, la vieille sacoche qui lui pèse à l'épaule, sous la blouse bouffante, recèle en son gousset mal clos par un, fermoir paresseux les dix mille francs qu'il porte au notaire et qui vont rendre, enfin ! les frères Jouvin propriétaires de l'herbage de là Saulaie, convoité depuis plus de dix ans.

Voilà deux heures qu'il marche : la route est longue; enfin il voit, à un coude subit du chemin, dans une coulée des Buttes-Saint-Georges, luisant sous le soleil dans la verdure, les premiers toits de Mauves. La maison du notaire, à l'entrée du village, il l'aperçoit déjà : les panneaux flambent sous le soleil. Dans la rue calme qui monte, personne. Les femmes dans leur cuisine, les hommes aux champs. Dans la tranquillité limpide du matin, le tombereau du boueux met un peu de vie dans le village assoupi, cahotant sur ses essieux, au pas nonchalant du vieux cheval qui dort presque dans les brancards en descendant la côte que monte le maître Jouvin.

Un peu las, le fermier gravit à pas ralentis la pente raide qui monte au petit bourg, le regard distrait par le miroitement de la rivière qui se tortille sous les saules du val, au pied d'un éboulement de futaies, bordée de prés verts, où ruminent des bœufs blancs et roux, accroupis par groupes, immobiles, l'air boudeur.

— V'là du beau pré et des belles bêtes murmure avec envie le paysan.

Et il s'attarde dans sa contemplation, supputant le prix du bétail et des terres. Pas de bruit. L'air est si pur qu'on distingue jusqu'au moindre détail et qu'on entend, sans en perdre une note, la chanson traînante d'un valet de charrue qui laboure au flanc du coteau, là-bas, de l'autre côté de la vallée. Des fermes s'entrevoient, çà et là, grises dans le vert des arbres, avec des poules « accouflées » sur le bas de porte des écuries. Des coqs chantent, des abois de chiens se répondent dans les lointains. Le cahotement continu de la voiture du boueux tic-taque toujours distinct et clair, malgré l'éloignement, assourdi seulement et comme cotonneux lorsque des hérissements de frondaison s'interposent.

Lentement, le maître Jouvin reprit sa marche ; mais, comme il allait sonner à la porte du notaire, il blêmit soudain. A demi suffoqué d'angoisse, il dut s'accoter au mur. Il n'avait plus sa sacoche...

*
* *

Il fallait bien se rendre à l'évidence : le maître Jouvin avait perdu sa sacoche.

Le maître Jouvin était un homme pratique. Il réfléchit ; il n'avait rencontré personne sur la route ; il ne devait raconter sa mésaventure à personne, pour conserver quelque chance de rentrer dans son bien. Il revint donc sur ses pas, et lentement, minutieusement, brin d'herbe à brin d'herbe, pierre à pierre, il scruta la route de ses regards fouilleurs.

Tout en cherchant, il songeait : la sacoche était soutenue à son flanc par une lanière en cuir, bien vieille, qu'il avait dû, le matin, consolider avec des ficelles. Le cuir avait cédé, c'était certain, et, entraînée par son poids — quatre mille francs en or ! — la sacoche était tombée. Pourtant, la chute aurait dû faire du bruit ; comment le tintement des louis ne l'avait-il pas averti ? Elle avait dû tomber dans l'herbe des bords de la route. L'herbe haute, non fauchée encore par le cantonnier, aura sans doute amorti le choc. Il était donc à moitié endormi ou quasiment fou, quand le malheur était arrivé.

— Bon sang de bonsoir

Un détail lui revint. Il s'était assis un moment, sur une « levée » pour se reposer. L'herbe épaisse du tertre avait tenté sa fatigue... C'était là, parbleu! que, sa lanière brisée, la sacoche avait glissé, au revers, tout doucement, jusque dans le fossé gazonné. Il la retrouverait là.

Elle n'y était pas. Elle n'y était plus. Sa trace se devinait encore dans le froissement du gazon. Quelqu'un était venu, l'avait prise, quéq' brigand dont il releva la piste fraîche parmi l'herbe écrasée.

*
* *

Sans passer par l'étude, le maître Jouvin s'en fut quérir le tambour de ville pour lui faire battre la précieuse « sacoche », promettant, à qui la rapporterait, une énorme récompense, deux mille francs, peut'-êt plus ! propos alléchant que le tambour reçut l'ordre de répéter — non comme une annonce officielle — en causant avec l'un, avec l'autre, vous savez ben, comme ça.

Sa mésaventure défrayait les conversations du petit bourg. C'était jour de marché, et, colportée de bouche en bouche, l'histoire, dès le soir, avait fait le tour du pays.

Morne, il rentra chez lui conter l'histoire, ressassant les détails, cent fois, à son frère épouvanté, qui ne risqua cependant aucun reproche, car ce doux colosse niais admirait son frère éperdument. Il ne répliqua donc rien ; il ne répliquait jamais rien. Seulement, après le repas du soir, tandis que le maître Jouvin, qui n'avait rien pu avaler, dormait un sommeil coupé de cauchemars, le gars Louis partait pour Mauves, à grandes enjambées.

*
* *

Le lendemain, dès l'aube, le gars Louis vint secouer son frère.

— Comben qu'nous lui donnerions, à c'ti-là qui nous la fiait r'trouver ?

— La sacoche ! Tu sais où qu'elle est ?

— Là, là, tout bellement, j'demande seulement combien qu'y faudrait donner ?

— Mille francs, oui, mille francs, j'dis ben !

— C'est beaucoup, mais tu sais ben c'qu'il faut. Écoute seulement.

Et le gars Louis raconta que, la veille, au café, il s'était laissé dire que le boueux de Mauves avait ramassé sur la route une vieille sacoche en cuir qu'il avait jetée dans son tombereau sans même regarder ce que c'était.

— Ça pourrait ben être notre affaire.

— Où qui demeure ?

Là-bas, dans la vallée, à deux bonnes portées de fusil d'ici.

— Allons-y, Louis. Ah ! nom de d'là, si c'est notre sacoche, sûr que j'y donnerai ben une pièce de huit cents francs pour sa peine, au gars boueux ! ah! nom de d'là !

Sur la route, il réfléchissait, allongeant le pas, talonné par l'espoir.

— Sais-tu ben, fit tout à coup son compagnon, que le boueux est encore ben honnête, car enfin notre argent, il est en billets et en louis d'or... si n'avait ren dit, qui qu'c'est qu'aurait pu prouver que c'était à nous ?

— Ben sûr que ça vaut une récompense, répondit Louis, avec un soupir. Ben sûr que faut y donner quéque chose pour la peine...

— Ça vaut ben une pièce de deux ou trois cents francs!

— Ben sûr ! j'peux pas aller à l'encontre... Tiens ! v'là sa chaumine là-bas, au pied du bois. I'n's'attend pas à notre visite.

— Ah ! ça va être une bonne affaire pour lui, mais ce qu'est dit est dit, je ne m'en dédis pas. Pour une pièce ed'cent francs, j'en verrai la farce, quoi! Ah ! il le mérite ben. Ça vaut ben ça.

— Ben sûr, répondit l'autre.

*
* *

Assis sur un banc de bois, le dos au soleil, le bonhomme les regardait venir...

— Une vieille sacoche ? répondit-il tout de suite. Tenez, la v'là.

Il ne l'avait pas ouverte, il ne savait pas ce qu'elle contenait : telle qu'il l'avait ramassée sur la route en rentrant, sans plus s'inquiéter de sa trouvaille, il l'avait jetée sur son tombereau.

La sacoche, du reste, portait les traces de ce dédain. Elle gisait à terre, lamentable et toute maculée de boue.

Fiévreusement, le maître Jouvin l'ouvrit, feuilleta la liasse des billets, compta les pièces d'or, pas un louis ne manquait à l'appel. Alors il éclata :

— En v'là un sagouin ! en v'là un sans soin C'est-y torché ! C'est-y propre ! Regarde-moi ça, gars Louis. On ne sait pas par quel bout la prendre... !

Le vieux, timidement, essaya de s'excuser. Il ne savait pas, il la croyait vide, sans importance, de rebut !

Mais plus le bonhomme s'humiliait, plus montait la colère du paysan :

— En v'là-t'y un sagouin !

— Ben sûr, dit le frère.

— Faut-y être dégoûtant ! Allons-nous-en, gars Louis, la colère me prend ; j'y dirais des sottises, à ce vieux saligaud-là !

Et ils partirent.

ACCUEIL   -   SOMMAIRE   -   JOURNAL DES NOUVEAUTÉS   -   BIBLIOGRAPHIE