Ernest d'Hervilly
(1839-1911)

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Les Armes de la femme
La Bouche
(1876)


Faites entrer Thomas Diafoirus.

- Thomas Diafoirus, dites-nous ce que c’est que la bouche ?

THOMAS DIAFOIRUS (il récite)

« La bouche est la première partie du tube digestif, c’est-à-dire une cavité située entre les deux mâchoires, et circonscrite en haut, par la voûte palatine ; en bas par la langue ; latéralement par les joues ; antérieurement par les lèvres, les arcades dentaires et les dents ; postérieurement par le voile du palais et le pharynx (il reprend haleine)… C’est cette partie du visage par où sort la voix, et par où l’on introduit les aliments… les aliments… »

- Monsieur Thomas Diafoirus, vous parlez seulement ici de la bouche de l’homme, j’ose l’espérer encore ?

- Monsieur, c’est aussi de la bouche de la femme que je viens de vous donner la description, selon nos meilleurs auteurs…

- De la bouche de la femme ?

- Certainement, monsieur.

- Monstre !!

- Mais…

- Pas un mot de plus !! - Tenez, voici la porte… et du cerf poursuivi prenez soudaine l’allure !

    (Sortie précipitée de Thomas Diafoirus).


I

Une bouche de femme (soupir) !

Misérable Thomas Diafoirus ! Infâme Thomas Diafoirus !

Alors, il traite donc le Baiser de contraction du muscle orbiculaire labial !

Ah ! Thomas Diafoirus, raca !

Mais pardonnez-moi, ô chère Parisienne que j’ai croisée, hier, sur le boulevard, et dont la bouche spirituelle, prise comme au filet, sous les mailles d’une voilette à fleurs, m’a inspiré les meilleurs vers d’un gros volume qui paraîtra prochainement, pardonnez-lui, à cet absurde et savant Diafoirus, car il ne sait ce qu’il dit !

O bouche de Parisienne, bouche qui n’es ni trop grande ni trop petite, bouche qu’un employé aux passeports qualifie tendrement de bouche moyenne, bouche minaudière et cependant, gratià plena, bouche charmante, charmeuse, charmée, ô bouche de dame de Paris, permets que je t’adresse ici mes admirations les plus agenouillées.

Bouche de parisienne, bouche d’où sort une gerbe incessante de - « mais si, ma chère ! » - « mais, pardon, ma chère ! » - « Mais, comment donc, ma chère ! » - et cent mille autres banalités du même genre, que l’air dont elles sont dites rend rares et délicieuses, ô bouche qui sais si bien tout dire sans rien savoir, reçois encore une fois ma salutation qui n’est pas du tout angélique.


II

S’il le faut, oui, pour baiser avec discrétion, une fois, une seule, la bouche exotique à laquelle j’ai songé si souvent, et qui mêle, sous le ciel aimable du Japon, le doux parfum de son haleine à l’odeur délicate des théières fumantes, je suis prêt à me faire tatouer en bleu sur les reins et sur les jambes toute sorte de scènes bizarres ; c’est dire que je consens à devenir un humble betto porteur de norimons.

Mais j’exige, en retour, lorsque toutes sortes de scènes bizarres : amours d’oiseaux et de fleurs, levers de lune derrière le Foushiama, débarquements de guerriers à favoris féroces sur des grèves hérissées de flèches, etc., etc., seront dessinées sur mon derme en points d’un bleu indélébile, j’exige que l’un des Norimons que je porterai, en compagnie de gaillards aussi bien tatoués que moi, contienne (on doit y être étrangement condensé !) cette jeune fille très-fardée, gloire éphémère de Kioto, dont la bouche aux lèvres dorées a si souvent brillé dans mes songes.

O lèvres dorées des jeunes courtisanes japonaises !

Qui, pour vous effleurer, une fois, une seule, discrètement, ne consentirait à se laisser tatouer, sur la chûte des reins, l’interminable histoire des héros de l’Empire-du-Soleil-Levant, et à offrir aux passants rêveurs, en se promenant, ainsi illustré, dans les rues populeuses de Kioto, le moyen de s’instruire en s’amusant.


III

Celle-là venait de boire, après avoir exécuté toute une série des mines divertissantes où nous avions lu, gravement, le léger combat d’une forte gourmandise contre la peur, - Oh ! bien modérée - de l’opinion publique, quelques gouttes d’une liqueur agréable contenue dans un petit verre extrêmement fragile.

La liqueur agréable contenue dans un petit verre extrêmement fragile, avait été trouvée excellente, et, ma foi, le Rubicon bu, on en avait redemandé !

Cette fois, la lutte des convenances contre le désir, renforcé qu’il était de souvenirs doux et récents, fut d’une brièveté inexprimable, et la liqueur excellente s’évapora, si j’ose le dire (telle la rosée aux premiers rayons du soleil de thermidor), entre deux lèvres incarnates, frémissantes de plaisir.

Puis, une seconde, que dis-je ! une tierce à peine plus tard, il passa comme une ombre de regret sur les lèvres ravies. Regret, - le ciel me pardonne de l’insinuer ! - non d’avoir tari si rapidement un petit verre de liqueur, mais de n’avoir rien laissé, rien, au fond du fragile calice de cristal.

Mais cela ne dura que le temps d’un éclair.

Et nous vîmes bientôt un insidieux petit bout de langue rouge, - mais pas déhonté ! - s’introduire sans bruit dans l’intérieur du ciboire profane, et en interroger délicatement les parois brillantes.

On eut dit la trompe avisée d’une abeille économe et prudente s’assurant, avant le retour à la ruche, qu’aucune parcelle de nectar n’a été oubliée dans une fleur.

La fleur, c’est le petit verre que l’aurore remplit, tous les matins, sur le comptoir de la Nature pour les insectes qui se rendent à leur atelier.

L’examen du verre extrêmement fragile n’ayant pas donné un résultat très-satisfaisait, l’insidieux petit bout de la langue agité d’une trépidation nerveuse où nous lûmes, gravement, l’effet de la déception et du dépit combinés, abandonna sa besogne ingrate, et rentra dans son aimable domicile habituel après s’être promené vivement sur des lèvres encore humides, ça et là, soit de droite à gauche et de gauche à droite.

Et les lèvres furent closes à leur tour avec un doux clapement qui rappelait le bruit d’une cosse de balsamine éclatant en octobre.


IV

Souvenir pénible et cher.

C’était le lendemain d’une effroyable catastrophe militaire, que l’histoire était étonnée d’avoir à enregistrer, le jour de Sainte Rosalie, en automne, sur l’une des grandes places de la capitale d’un empire, au pied d’une aiguille de grani rose rapportée des pays du soleil.

Il était midi.

Une émotion formidable, faite de douleur, de rage et de honte, agitait les flots, sans cesse accrus, de la mer humaine qui déferlait sur la place immense, houleuse et grondante, menaçant un palais où, à cette heure de suprême danger, des courtisans essayaient encore de sauver une couronne déshonorée au profit d’une souveraine tenace et frivole.

Et telle était l’universalité de l’indignation populaire contre l’auteur du désastre inouï qui venait de frapper la Patrie au cœur, que je vis une adorable petite bouche, timide jusqu’alors, et faite seulement pour le sourire, le murmure amoureux et le doux nenni, s’ouvrir farouchement avec la grimace tragique de la Liberté de Rude, et, malgré la présence menaçante des agents de police qui se concertaient pour une charge dernière, proférer d’une voix dont la poignante acuité fit tressaillir profondément celui qu’elle aimait, ce cri vengeur où se résumaient les dégoûts et les désirs de la femme et de la citoyenne :

- A bas la Régence ! Vive la République !


V

Un soir d’hiver que les étoiles verluisaient durement dans le ciel profond, et qu’il gelait à fendre des cèdres, au-dessous d’un nez quelque peu glacé dont les narines, comme celle d’une petite antilope au soleil levant, lançaient deux jets fins de vapeur, j’eus la complaisance de contempler longuement avec une émotion extraordinaire - la jeunesse n’a qu’un temps, ou deux, n’est-ce pas ? - la bouche inconcevablement petite d’une gracieuse personne fort coupable assurément, mais dont le cœur ne me semblait pas d’ailleurs accablé sous le poids du remords.

Et ceci se passait dans un fiacre étroit, sentant l’odeur du Cirque, où, par instants, les becs du gaz des trottoirs déserts envoyaient d’éclatantes fusées de lumière.

Devant nous, de l’autre côté des vitres, encore que nos haleines les eussent voilées d’une buée protectrice, étincelaient, - tels des yeux sévères, - les deux boutons de cuivre fourbi des pans dorsaux de la houppelande du cocher.

Certes ! ces deux yeux métalliques, ces prunelles d’Argus que la Compagnie des Petites-Voitures coud aux pans dorsaux de la houppelande de ses cochers, me paraissaient bien inquiétants, et j’en avais le cœur tout troublé, - (vous le savez, la jeunesse n’a qu’un temps) ! - mais cette bouche était si inconvenablement petite !

Que vous dirai-je ?

Je saisis donc avec empressement, et à plusieurs reprises, l’occasion, qui m’était offerte du reste, de prendre avec mes lèvres la mesure exacte de cette bouche inconcevablement exiguë.

Et, ce faisant, j’eus le plaisir de voir les sévères yeux de cuivre de la redingote du cocher, s’apaiser peu à peu et nous regarder avec une certaine indulgence.

Je crois même qu’ils finirent par esquisser un sourire vague, à la faveur des ténèbres, derrière la buée qui couvrait les vitres.

Je n’ajouterai rien de plus.

Le reste, demandez-le aux étoiles qui, ce soir-là, verluisaient durement dans le ciel profond, pendant que les pierres de tailles, éparses dans les chantiers solitaires, se disaient entre elles, en grelottant de froid :

- Voyons, est-ce aujourd’hui que pour justifier le proverbe, nous allons nous fendre toutes seules, décidément ?


VI

A table, quand elle rit, cette demoiselle qui se moque si souvent de moi, ses lèvres découvrent gaîment deux impeccables rangées de quenottes très-blanches, mais fort bien aiguisées, enchassées solidement dans de belles gencives d’un rose vif, très-fraîches.

C’est charmant. Mais cela me fait peur à voir, comme si j’étais le Petit-Poucet.

On dirait la bouche d’une petite et innocente ogresse, lançant à table, dans la conversation de famille, cette supplique ingénue :

- Oh ! cher papa Ogre, je t’en prie, le cœur de ce gentil monsieur que tu as pincé ce soir à la chasse ? Tu sais que c’est mon morceau favori ? Donne papa Ogre, If you please ?

Il me semble aussi parfois, quand elle rit, à table, cette charmante créature, que je suis un matelot tombé à la mer, tout au fond, dans les forêts de corail rose où nichent les poissons volants, et que je vois luire soudain, près de mon triste corps, le brillant appareil masticatoire d’une folâtre requine décidée à goûter de moi, d’un bout à l’autre, tout en se jouant.

Alors je sens dans ma chair - qui se transforme en chair de poule parfaitement mouillée, - l’insertion de deux rangées de quenottes aiguës, blanches il est vrai, mais froides en diable !

Oh ! les belles ! Oh ! les effroyables dents !


VII.

J’ai l’honneur de connaître - Oh ! de visu seulement ! - une petite bouche du grand monde, bouche irréprochable de forme et de couleur, sauf deux ou trois légères fendillures sur la lèvre inférieure, causées par les insomnies - les bals, je suppose - mais que la cire Raisin corrige incessamment.

Cette bouche dont la lèvre inférieure est fendillée - (bien légèrement, je le répète et peut-être par suite d’un baiser donné ou reçu un peu trop nerveusement) - cette bouche a ceci de particulier qu’elle montre vers les commissures un soupçon de moustaches.

Pardon ! - J’ai bien dit moustaches, mais n’allez pas vous figurer que c’est rude comme les moustaches d’un phoque, ou comme le nasal balai pommadé d’un militaire.

Non - par la guerrière Pallas ! - non ; c’est fin comme le fil de la Vierge, c’est court comme le duvet d’une pêche, seulement, que voulez-vous ? Je n’y puis rien, et le fait est là, patent, probant, c’est noir comme l’Erèbe !

C’est ardemment noir, oui, mais c’est extrêmement agréable à regarder.

Cette lèvre rouge, fendillée ; ces poils follets, d’un noir aigu, au coin de la lèvre, tout cela ouvre à la rêverie d’un observateur ingénieux, galant et attendri, des échappées sur l’inconnu qui ne sont pas sans charmes.

Honni soit qui mal y pense, d’ailleurs !

Phèdre, la magnifique Phèdre, devait avoir aussi les commissures des lèvres ombragées d’un noir duvet.

Elle devait avoir également la lèvre inférieure d’un beau ton rouge, et cette lèvre inférieure, gonflée d’un sang impétueux et bouillant, devait être fendillée comme celle de la bouche du grand monde que j’ai l’honneur de connaître de visu.

Et c’est parce que la splendide fille de Minos et de Pasiphaé portait au coin de sa bouche exquise, adorablement arquée, une ombre de duvet couleur d’ébène, qu’elle s’écriait, vaincue par d’effrenés désirs,en proie à toutes, les tortures de l’amour défendu, et délaissée par son tueur de monstres de mari : « oh ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts ! »


VIII

Luisante et d’un vermillon tendre, pareille enfin à une baie de fusain dans les bois, l’hiver, alors que la brume vient de se dissiper, telle est encore la bouche de « Mademoiselle-je-prends-des-libertés », âgée de cinq ans.

« Mademoiselle-je-prends-des-libertés, » que sa maman gronde souvent, pour rire, et appelle aussi, quelquefois : « Mademoiselle-je-n’aime-pas-la-soupe » dormait l’autre soir sur les genoux paternels, tendant aux caresses des anges, - si ces froids personnages daignent s’occuper un peu de cela, - sa bouchette en fleur, innocemment entrouverte.

Modestes fils de la boue, viles créatures terrestres, nous regardions, nous, avec un muet attendrissement, les lèvres enfantines, ce calice immaculé, de « Mademoiselle-je-n’aime-pas-la-soupe », et nous échangions des sourires émus.

Nous aimons à croire que l’Ange-gardien de « Mademoiselle-je-prends-des-libertés » aura, ce soir là, daigné interrompre le solo de psaltérion qu’il joue incessamment dans les hauteurs du ciel, pour envelopper cette enfant d’un long regard d’amour.

S’il n’a pas interrompu son solo de psaltérion, il mérite le blâme le plus vif, et l’âme de la petite fille endormie aura eu raison de le traiter avec quelque dédain.

Or, le dédain de « Mademoiselle-je-n’aime-pas-la-soupe » est célèbre dans sa famille où il est particulièrement redouté. Personne ne s’y expose. Et sa maman qui lui donne des surnoms bizarres, en a profité pour l’appeler : - « Mademoiselle-je-me-donne-des-airs. »

Et c’est qu’elle est terrible en effet, et bien faite pour briser immédiatement le cœur de ceux à qui elle s’adresse, la mine dédaigneuse, ou la mine fâchée, de « Mademoiselle-je-me-donne-des-airs. »

O bouche à croquer !

Dormez, dormez, ma belle mignonne, entr’ouvrant votre bouche divine où les dernières gouttes égales du lait maternel se sont solidifiées, dirait-on, en premières petites dents blanches ; dormez et grandissez.

Plus tard, et cela va venir si tôt ! - vous pourrez être réellement, sans peur de vous l’entendre reprocher par un fiancé ivre de joie - « Mademoiselle-je-prends-des-airs, - et Mademoiselle-je-n’aime-pas-la-soupe. »

Tout ce que vous détesterez, il le haïra, tout ce que vous aimerez, il l’adorera, - du moins pour un temps !

Et plus tard aussi, hélas, si le désespoir vous pousse et si le Devoir ne vous retient pas, vous pourrez être encore : - « Madame-je-prends-des-libertés. »



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