Ernest d'Hervilly
(1839-1911)

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La Pomme et le Magistrat
Fable ? - Non - Souvenir.
(1876)


Ce que c’est que de nous ! Je devrais commencer par la pomme. C’est évident. Tout m’en fait un devoir. L’ancienneté de sa race d’abord, qui précéda de longtemps la race moins savoureuse des magistrats. En effet, quelques personnes se rappellent encore, sans doute, le rôle que joua une pomme, il y a de cela fort longtemps, dans un singulier fait divers qui eut pour théâtre le premier Jardin d’acclimatation connu. Dans l’endroit boisé en question, une pomme calville, peut-être, mise en coloris par un serpent sans délicatesse, fut gagnée et mangée par une jeune dame préhistorique mariée depuis peu à un homme qui dormait toujours. Chose singulière, entre parenthèse, cette pomme croquée, dont une descendante, en tombant quelques siècles plus tard, fit concevoir à un géomètre anglais le système de la gravitation universelle, n’inspira cette fois au Jardinier en chef du Paradis qu’une violente colère qui se traduisit par la mise à la porte du mari somnolent et de son épouse trop éveillée. Etrange et évidente supériorité du créateur sur la créature.

Donc, la pomme date de loin, de beaucoup plus loin que les magistrats (à moins qu’on ne fasse de Jéhovah un premier juge), et c’est par la pomme que je devrais commencer mon ouvrage. Mais non ! C’est par le magistrat, inamovible d’ailleurs, que j’entamerai mon récit.

Il faut toujours prendre le taureau par les cornes, c’est le proverbe qui le dit, bien qu’il soit tout aussi incommode et tout aussi dangereux de le prendre par la queue. Mais passons.

Je prends donc mon magistrat par la tête.

Figurez-vous une tête de grenouille… méridionale, je veux dire pourvue d’un teint basané, posée sans précaution sur un petit, très-petit corps humain, vêtu de noir correctement.

Une cravate blanche a pour mission de cacher aux regards profanes la ligne de démarcation qui sépare le bipède du batracien.

Par le haut, grenouille aux yeux inquiets, fureteurs, saillants d’une façon gênante pour tout le monde, et garçonnet par le bas, tel se manifeste ce magistrat sur lequel j’ai l’honneur d’appeler votre attention.

Où se manifeste-t-il publiquement le plus souvent ? Je vais vous le dire. On le voit, de 6 à 8, tous les soirs, à la table d’hôte du meilleur hôtel d’une petite ville du nord, Houblonkerke, si vous le permettez.

Il exerce près le tribunal de cette ville la profession de juge d’instruction. Tirer les vers du nez des assassins, en gonflant sa gorge de grenouille habile, en faisant rouler des yeux de grenouille bonasse, en coassant sans façon, est sa méthode. Elle n’exclut pas la sévérité, quand le ver est extrait du nez coupable.

Mais, hors du cabinet où il se livre à ses insinuantes grenouilleries, c’est bien le plus roide petit magistrat qu’on puisse rencontrer. Plus de bonasse parole, plus de coassement trompeur, plus d’œil qui enlève la méfiance du cœur du criminel. La muscade est passée. L’intègre prestidigitateur exécute son tour légal. Il a mis dedans le meurtrier. La société n’a plus qu’à le saluer comme son vengeur.

Et la société se met à plat ventre devant lui.

Aussi, grenouille austère, grenouille réservée, grenouille appelant, par sa tenue, par son genre excellent, les hommages et les respects du marécage humain, il s’assied, tous les soirs, de 6 à 8. à la table d’hôte dont il est l’éminent pensionnaire, entre M. le garde du génie et M. le substitut.

Ils sont tous les trois célibataires. Dois-je blâmer les dames et les demoiselles qui ne leur ouvrent point, légitimement, leurs bras enchanteurs ? non, ou bien faiblement !

Pourtant, aux heures, rares comme des éclipses, où le magistrat se fait grenouille du meilleur monde, grenouille beau danseur, grenouille qui consent à croire - oh ! pour une minute ! - que tous ceux qui l’entourent ne sont pas de vils coquins destinés à lui tomber sous la main, un jour ou l’autre, à ces heures-là pourtant, dis-je, quelque personne du sexe irritable aurait peut-être pu s’éprendre du magistrat.

Mais cela n’a pas eu lieu.

On s’étonne même à Houblonkerke que le cas ne se soit point encore présenté, et l’on en jase entre hommes.

Que Houblonkerke s’en étonne ou non, le fait est que, même à la grenouille souriante, relevant les pommettes et agitant son menton rasé bleu comme celui d’un acteur, aucune créature charmante n’a jamais répondu par un sourire encourageant.

Thémis, dont les yeux sont par bonheur recouverts d’un bandeau, reste la seule compagne du magistrat.

Thémis ne faisant pas de cuisine, le magistrat mange à la table d’hôte.

C’est là, quoique indigne, qu’il m’a été donné d’admirer, au bas bout de la table, les grenouilleries hautaines du pensionnaire, révéré par les garçons tremblants de l’Hôtel du Soleil d’Or.

Mais arrivons maintenant à la Pomme.

La pomme, je la voyais aussi, tous les soirs, de 6 à 8, avec une demi-douzaine de ses compagnes, dans une coupe de porcelaine.

A Houblonkerke, l’hiver, et même l’été, il n’y a dans les coupes de porcelaine qui ornent les tables d’hôte des hôtels que des pommes, de pauvres petites pommes, des pommes exténuées, des pommes qui ont poussé dans de tristes jardins, sous les remparts, entre quatre soldats, sans soleil.

Ces pommes forment tout le dessert des Houblonkerkois.

Bref, chaque soir, à huit heures moins dix, j’assistais au tableau déchirant de la lutte, hélas ! bien inutile, qu’entreprenait, pour échapper à son sort fatal, une petite pomme distinguée dans la foule par un magistrat amateur.

La malheureuse petite pomme, rougeaude comme une auvergnate le dimanche, bêtasse, gauche, timide jusqu’à la stupidité, se blottissait de son mieux parmi ses camarades de la coupe, espérant se confondre dans leurs rangs.

Peines perdues ! comme disait Shakespeare.

A huit heures moins dix, montre en main, le magistrat, les mandibules encore tout imprégnées de fromage de Maroilles, jetait un coup d’œil de grenouille experte dans la coupe où frémissait la pomme un peu plus colorée que les autres, et dont la peau luisait comme mouillée d’une sueur d’agonie.

C’en était fait d’elle !

Le magistrat, d’une main sûre, l’attirait à lui, - oh ! inutile de résister !  - et, tel un jongleur, de droite à gauche et de gauche à droite, faisait passer et repasser avec dextérité la pomme captive.

Le magistrat la tournait, la retournait, la virait de ci de là, l’examinait, l’interrogeait, tout cela avec des mouvements secs et certains, inexorables.

La pomme semblait se ratatiner, s’amoindrir, se réduire à rien entre les doigts sans miséricorde de la grenouille, mais à quoi bon ? On ne trompe pas un juge d’instruction, dont l’œil sonde les reins et le cœur.

Il lui disait, grenouille fixement ironique : - « Non. Ce n’est pas la peine. Tenez-vous tranquille. Vous êtes dans mes mains. Je connais cela. - Avouez. - Voyons, avouez. Vous êtes mangeable, je le sais. Vous êtes très-mangeable. Vous serez mangée. Vous êtes rouge comme une pensionnaire un jour de distribution de prix. Cela m’est égal. Nous savons ce que veulent dirent ces rougeurs. Elles prouvent tout simplement votre parfaite manducabilité. »

Et il prenait son couteau, grenouille que rien n’apitoie, et il commençait à la peler, grenouille qui en a vu bien d’autres !

A chaque spirale de pelure, il s’arrêtait, et d’un regard bref, il disait, grenouille méthodique : - Votre nom ? Votre âge ? Profession ? - Inscrivez, greffier !!!

Et l’infortuné fruit, malingre, de race vulgaire, sans éducation, sentant l’âme lui tomber dans les pépins, répondait en se troublant, en pataugeant ; elle inventait des choses pour tâcher de satisfaire son impassible interrogateur, puis elle essayait de les retirer en s’apercevant avec effroi qu’elle venait d’aggraver son cas bien inutilement.

Enfin la pomme était savamment pelée, que dis-je ! écorchée vive, d’un pôle à l’autre, puis ouverte en deux, puis ses pépins lui étaient arrachés du cœur. Le magistrat triomphait.

Et c’était l’instant suprême. Adieu, la coupe de porcelaine ! adieu les amies qui vivront encore jusqu’au lendemain ! adieu tous ! - il fallait mourir.

L’échafaud buccal l’attendait. La toilette était terminée !

La grenouille ouvrait froidement, large comme un sac de nuit, sa bouche pleine de ténèbres, et, en trois morceaux, la chère petite pomme y disparaissait. Et un instant après, l’appétit des hommes était satisfait.

Ainsi chaque soir, se terminait la lutte défensive qu’entreprenait contre un magistrat retors une pomme purement innocente.


                         Ernest d’Hervilly


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