Joris-Karl Huysmans
(1839-1911)

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Similitudes
(1876)


Et se trémoussant sur ses jambes cagneuses, sur ses jambes emmaillotées de tricots mi-partie rouges, mi-partie jaunes, le Nain évasa en un large rire sa bouche cruellement ravie, & soulevant les tentures me montra du doigt les étranges beautés qui se pressaient derrière le rideau & s’avançaient vers moi, les unes à la suite des autres.

Ce furent d’abord des tiédeurs vagues, des vapeurs mourantes d’héliotrope & d’iris, de verveine & de réséda qui me pénétrèrent avec ce charme si bizarrement plaintif des ciels nébuleux d’automne, des blancheurs phosphoriques de lunes dans leur plein & des femmes semblables à celles que Hamon a peintes dans son « triste rivage » ; des figures indécises, aux contours flottants, aux cheveux d’un blond de centre, au teint rosé bleuâtre des hortensias, aux jupes irisées de lueurs qui s’effacent, s’avancèrent, tout embaumées, & se fondirent dans ces teintes dolentes des vieilles soies, dans ces relents apaisés et comme assoupis des vieilles poudres enfermées, durant de longues années, loin du jour, dans les tiroirs de commodes à ventre.

Puis la vision s’envola & une odeur fine de bergamote & de frangipane, de moss roses & de chypre, de maréchale & de foin, qui traînait, ça & là, mettant comme une de ces touches sensuelles de Fragonard, un papillottage de rose dans ce concert de fadeurs exquises, jaillit, pimpante, énamourée, cheveux poudrés de neige, yeux caressants & lutins, grands falbalas couleur d’azur & de fleur de pêcher, puis s’effaça peu à peu & s’évanouit complétement.

A la maréchale, au foin, à l’héliotrope, à l’iris, à toute cette palette de nuances lascives ou calmées, succédèrent des tons plus vifs, des couleurs enhardies, des odeurs fortes : le santal, le havane, le magnolia, les parfums des créoles & des noires. Après les fluides légers, les glacis vaporeux, les senteurs caressantes & ensommeillées, après les roses faibles, les bleus mourants, les surjets de couleurs, les réveillons des tropiques, crièrent bêtement les rabâcheries vulgaires : lourdeurs des ocres, pesanteur des gros verts, épaisseur des bruns, tristesse des gris, bleuissement noir des ardoises ; & de lourds effluves de seringat, de jacinthe, de Portugal, rirent de toute leur face béatement radieuse, de toute leur face de beautés banales, aux cheveux noirs & pommadés, aux joues laquées de rouge et rechampies de talc, aux jupes tombant sans grâce le long de corps veules & gras.

Puis vinrent des apparitions spectrales, des enfantements de cauchemars, des hantises d’hallucination, se détachant sur des fonds tempêtueux, sur des fonds de vert-de-gris sulfuré, nageant dans des brumes de pistache, dans des bleus de phosphore, des beautés affolées & mornes, trempant leurs appâts étranges dans la sourde tristesse des violets, dans l’amertume brûlante des orangés, des femmes d’Edgard Poë & de Baudelaire, des poses tourmentées, des lèvres cruellement saignantes, des yeux battus par d’ardentes nostalgies, agrandis par des joies surhumaines, des Gorgones, des Titanides, des femmes extra-terrestres, laissant couler de leurs jupes fastueuses des parfums innommés, des souffles d’alanguissement & de fureur qui serrent les tempes & déroutent & culbutent la raison mieux que la vapeur des chanvres, des figures du grand maître moderne, d’Eugène Delacroix.

Ces évocations d’un autre monde, ces embrasements sauvages, ces tonalités crépusculaires, ces émanations surexcitées, disparurent à leur tour, & un hallali de couleurs éclata, prestigieux, inouï. Un ruissellement d’étincelles de pourpre, une fanfare de senteurs décuplées & portées à leur densité suprême, une marche triomphale, un éblouissement d’apothéose parurent dans le cadre de la porte, & des déesses, étalant sur leurs jupes somptueuses toute la fougue, toute la magnificence, toute l’exaltation des rouges, depuis le sang carminé des laques jusqu’aux flambes du capucine, jusqu’aux splendeurs glorieuses des saturnes & des cinabres, tout le faste, tout le rutilement, tout l’éclat des jaunes, depuis les chrômes pâlis jusqu’aux gommes-cutte, aux jaunes de mars, aux ocres d’or, aux cadmium, s’avancèrent, chairs purpurines & débordées, crinières rousses & sablées de poudre d’or, lèvres voraces, yeux en braises, soufflant des haleines furieuses de patchouli & d’ambre, de musc & d’opoponax, des haleines terrifiantes, des lourdeurs de serres chaudes, des allégro, des cris, des autodafé, des fournaises de rouge & de jaune, des incendies de couleurs & de parfums.

Et le Nain ricanait, bubulant, roulant ses yeux jaunes & ronds, sifflant entre ses dents mal distribuées : « as-tu compris les similitudes, les vraies similitudes des parfums & des couleurs ? tiens, regarde maintenant. » Et les draperies s’envolèrent à son geste. Les couleurs primordiales, le jaune, le rouge, le bleu ; les parfums, pères des odeurs composées, le musc tonkin, la tubéreuse, l’ambre ; parurent & s’unirent devant moi en un long baiser. A mesure que les lèvres se touchaient, les tons faiblissaient, les senteurs se mouraient ; comme le phénix qui renaît de ses cendres, ils allaient revivre sous une autre forme, sous la forme des teintes dérivées des parfums originaires. Au rouge & au jaune succéda l’orangé, au jaune & au bleu, le vert, au rose & au bleu, le violet, les non-couleurs même, le noir, le blanc, parurent à leur tour & de leurs bras enlacés tomba lourdement la couleur grise, une grosse pitaude qu’un baiser rapide du bleu dégrossit & affina en une Cydalise rêveuse ; la teinte de gris-perle.

Et de même que les tons se fondaient & renaissaient différents, les essences se mêlèrent perdant leur origine propre, se transformant, suivant la vivacité ou la langueur des caresses en des descendances multiples ou rares : maréchale, à base de musc, d’ambre, de tubéreuse, de cassie, jasmin & d’orange, frangipane extraite de la bergamote & de la vanille, du safran & des baumes de musc & d’ambre, jockey-club issu de l’accouplement de la tubéreuse & de l’orange, de la mousseline & de l’iris, de la lavande & du miel.

Et d’autres… d’autres… nuances du lilas & du souffre, du saumon & des bruns pâle, des cinabres & des cobalts verts, d’autres… d’autres… le bouquet, la mousseline, le nard, éclataient & fumaient à l’infini, claires, foncées, subtiles, lourdes.

Je me réveillai - plus rien. - Seule, au pied de mon lit, Icarée, ma chatte, avait relevé son cuissot de droite & léchait avec sa langue de rose, sa robe de poils roux.



                                *J.-K. Huysmans*




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