Jules Laforgue
(1860-1887)

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Stéphane Vassiliew
(1881)


Loin, bien loin de votre patrie dont la nostalgie vous tua, dans un coin du cimetière ensoleillé de la petite ville où ensemble nous fîmes nos classes, voilà six ans déjà que vous dormez, mon pauvre Stéphane !

Qui pense à vous, ce soir, par ce tiède clair de lune d'avril où j'évoque votre douce figure ? Vos camarades du lycée, aujourd'hui étudiants, vident des bocks sur le trottoir du boulevard Saint-Michel, embrassent des filles, baillent au drame en vogue. Ils ont bien oublié celui qu'ils appelaient : « Je m'ennuie ».

Et celle pour qui vous êtes mort, et qui ne le saura jamais ? Où est-elle ? Sans doute elle parade en maillot, sous le gaz cru, aux bravos allumés de tout un cirque, ou, furtivement, derrière un portant, baise le museau enfariné d'un clown.

La vie est drôle, la vie est triste, mon pauvre Stéphane. Mais je veux raconter votre si courte, si poignante destinée.


Je faisais ma septième dans un trou quelconque de province. Une après-midi de juin que la classe entière et le professeur lui-même s'assoupissaient, au ronron monotone d'un mot-à-mot du De Viris, un hum ! prolongé et digne, bien connu, annonça le censeur. Un éveillement courut. Il amenait un nouveau.

Quand un élève entre au lycée en juin, un mois avant la distribution des prix, c'est pour y passer les vacances, pour y demeurer ; il est orphelin, ses parents sont au diable.

Le nouveau venu était un garçon de onze ans, chétif, l'air délicat et résigné. Le professeur lui indiqua une place.

— Vous vous appelez ?

— Stéphane Vassiliew.

Le professeur tendit l'oreille et lui fit épeler.

— Vous venez ?

— ... de la gare.

Des rires partirent ; il ne parut pas les entendre.

— Non, de quel lycée venez-vous ?

— Mais... d'aucun.

— Voyons, où avez-vous commencé vos classes ?

— Nulle part, je voyageais.

On n'en put tirer davantage. Lui devait être très fatigué, car il s'accouda comme pour reprendre un somme que cette présentation avait interrompu.

— Allons, mon ami, nous ne sommes pas ici au dortoir, suivez l'explication avec votre voisin.

Le voisin c'était moi ; je lui poussai mon De Viris sous les yeux et, comme les marges en étaient fleuries de croquis drôles, avec un sourire doux et triste, il leva les yeux vers le propriétaire. Je souris aussi, plus franchement, mais avec une imperceptible pointe de compassion pour sa peine que j'avais devinée. Et je dus lui plaire, car de ce jour je devins son ami, le seul qu'il ait supporté durant les cinq années qu'il passa au lycée. Encore voit-on par les premières lignes de ce récit que je ne le tutoyais pas.

Pour moi cependant, comme pour ses autres camarades, sa vie restera un mystère.

Il était né en Podolie, à Kaminiée. Nous ne savions rien de ses parents. Nul ne venait le voir au parloir. Il ne sortait jamais, et passa pendant cinq ans toutes ses grandes vacances au lycée. Il ne recevait jamais de lettre. Pourtant on le voyait toujours mis avec un luxe inconnu parmi les fils de bourgeois ou de paysans que nous étions tous. Il avait de l'argent pour tous ses caprices. Il payait des leçons de piano, qu'il ne prenait pas le plus souvent. D'où tout cela lui venait-il ? et puis sa sauvagerie, son air d'éternel ennuyé, sa mort étrange ?... Enfin, je raconterai ce que je sais.

Je le revois tel qu'il était à quinze ans, l'année de sa mort, maigre, le visage finement modelé et d'un teint « de demoiselle » contrastant avec nos hâles de provinciaux, des yeux... — tiens, je ne me rappelle pas la couleur de ses yeux ! — sans doute des yeux de Russe et des cheveux noirs hérissés ; toujours des mines souffreteuses, en toute saison des foulards délicats au cou, très frileux, montant pour un rien à l'infirmerie. Il était d'ailleurs soumis, avec quelques autres, à une sorte de régime d'anémique : le matin il mangeait une côtelette, tandis que nous n'avions tous qu'un croûton de pain avec des noisettes ou des figues sèches ; à la récréation de dix heures, le garçon d'infirmerie arrivait avec un plateau où étaient diverses potions, il appelait des noms, et Stéphane accourait entre autres vider son plein coquetier d'huile de foie de morue et prendre sa pastille de menthe ; et à quatre heures, il montait à l'infirmerie boire du vin de quinquina ou autre chose.

D'une nature retirée, ombrageuse même, il ne criait pas, ne courait pas, ne riait guère, n'était jamais des jeux ou des complots qu'on organisait, mais allait toujours seul, cherchant les coins, pour rêver jalousement à ces choses qui étaient sa vie, qui le consumaient et qu'il ne voulait pas dire.

Et ses camarades respectaient sa sauvagerie. Une seule fois, dans les commencements, l'un d'eux s'avisa de venir le bousculer par plaisanterie, mais Stéphane entra dans une fureur blanche, si effrayante, qu'elle ôta toute envie de récidive, non qu'il fût à craindre avec son corps malingre, mais on aurait eu peur qu'une pareille colère, se renouvelant, ne le brisât.

Que de fois je l'ai observé rêvant ainsi, les yeux fermés et perdus intérieurement : durant les longues études du soir, dans le silence et le bruissement des plumes sur le papier blanc, interrompu parfois d'un remuement de pieds, d'un bruit de règle tombant à terre, d'un froissement de papier, d'une fusée de rire rattrapée dans un sérieux accès de toux ; en classe, pendant la correction des devoirs ou l'explication monotone des auteurs à la chapelle, aux heures ensommeillées en récréation, tandis que les autres jouaient ou causaient par groupes derrière lesquels on battait le briquet ; partout.

Le jeudi et le dimanche on allait en promenade. Aussitôt sortis de la ville, on rompait les rangs, et les élèves débandés, par la route ou à travers champs, la tunique sous le bras, cherchaient, qui un fossé pour boire de la vase dans son képi, qui des raves violacées à déterrer, qui un buisson derrière lequel on pût, impunément, en griller une.

Stéphane choisissait un endroit un peu à l'écart, s'accommodait dans les herbes, et là, les yeux fixés à l'horizon, oubliant peu à peu son sort, reprenait ses éternelles songeries.

De ses yeux agrandis il buvait l'inconnu immense, là-bas, les longues routes blanches de poussière, les plaines, les collines, les rivières. Il devinait les landes, les steppes sans borne sous le grand ciel, les marches au matin dans la rosée et le soleil, les haltes aux heures lourdes de midi, les campements par les nuits scintillantes ou paisiblement inondées de clair de lune, la vie errante, la vie libre ! Et ses lèvres minces se serraient, comme retenant des pleurs de rage qui lui montaient à l'idée que c'était impossible, qu'il ne pouvait pas encore.

Bientôt, il se réveillait aux voix des élèves formant leurs rangs pour regagner le lycée. Il reprenait son air indifférent et ennuyé de tous les jours, mais combien il était plus triste quand, la porte aux énormes serrures franchie, il sentait sur ses épaules retomber le froid de cette prison aux murs nus percés de grilles poussiéreuses. Tous les soirs il se renfermait dans son mutisme ombrageux et, la nuit venue, de mon lit, sans remuer, je l'observais ; il ne s'endormait pas, il se mettait sur son séant et songeait, les yeux ouverts ; alors ses souffrances lui revenaient, l'incurable ennui, l'injustice, le mystère de son existence le prenaient à la gorge, et je l'entendais sangloter en mordant ses oreillers dans le grand silence du dortoir endormi.

Je l'avais deviné, aimé dès le premier jour, ce pauvre exilé. Je cherchais sans cesse des occasions de lui être agréable et, tout en respectant son humeur jalouse, mon regard lui disait bien que je le comprenais, que j'aurais voulu le consoler. Mais je n'ai jamais osé l'interroger. Et cinq années passées ensemble ne m'ont laissé sur sa vie que des conjectures.

Pourtant, je le sentais, ce qu'il lui fallait ce n'était pas l'existence du lycée, les journées machinales et se ressemblant toutes, le latin, le grec, la discipline monotone et bête, mais la vie errante, les horizons nouveaux. Cela, c'était dans son sang, dans sa race mystérieuse.

Qui sait ? Sa mère était peut-être une de ces bohémiennes de hasard à la peau basanée, aux anneaux de cuivre, aux haillons bigarrés, et dont les yeux noirs attisés d'un amour sombre doivent avoir parfois la fatale vertu qu'elles attachent à leurs philtres et à leurs amulettes.

Pardon, mon pauvre Stéphane, voilà que je bâtis un roman sur vos souffrances réelles, pour monter mon imagination et désennuyer des gens qui ne croiront pas que vous avec existé, et ne vous donneront pas un battement de leur coeur !

Oh ! qu'elles ont dû lui paraître désespérément longues ces cinq années jour par jour écoulées, tuées, entre les mêmes murailles grises, les mêmes fenêtres grillées de ce lycée de petite ville ; cinq ans des mêmes journées monotones coupées, par le roulement du tambour, d'occupations régulières.

Qui ne se souvient de la cloche de son lycée, de cette cloche — l'âme de la prison — au son particulier et comme abruti dans sa tristesse depuis tant d'années, laissant tomber une à une les heures lentes dans cette atmosphère ennuyée et sans amour ?

Et Stéphane vivait, lui, dans l'incessante torture de sa vie intérieure, de ces nostalgies qu'il ne savait pas, mais qui étaient en lui. Il n'avait pas non plus, comme nous, une famille où passer ses vacances, et comme nous, pendant l'année, ces mille distractions qu'apportait le petit événement : l'arrivée d'un nouvel élève ou d'un nouveau pion, l'approche d'un congé, les récits de la rentrée, la menée et les émotions d'un complot, les bons tours joués, les livres défendus qui circulaient, l'expulsion d'un camarade, l'émulation, les conjectures sur les places et les prix, tout cela le laissant parfaitement indifférent.

Il ne passait d'ailleurs ni pour un bon ni pour un mauvais élève. Il était aussi intelligent qu'un autre mais d'une incurable paresse ; les pions, les professeurs, le proviseur semblaient s'être donné le mot pour la respecter exceptionnellement.

Et après une année écoulée avec ses congés du jour de l'An, du Mardi gras, de Pâques, de la Pentecôte, une autre recommençait, se traînant aussi lente, aussi monotone, aussi vide que la précédente.

D'abord l'hiver triste, deux longs mois ternes et enfermés, loin du ciel, loin des champs là-bas, et que Stéphane passait presque entièrement à l'infirmerie à cause d'engelures qui faisaient deux plaies de ses pauvres pieds délicats. Il se trouvait que dès le premier hiver le pion avait écrit ces lignes dans un rapport au proviseur : « Monsieur Vassiliew, pour des motifs que je n'ai pas à apprécier, trouble chaque nuit le dortoir par des soupirs exagérés. »

L'infirmerie mettait dans la vie dure et froide du lycée comme un coin maternel, une atmosphère de paresse et de petits soins. Sous la surveillance des soeurs, dans ce calme qu'alanguissait la bonne odeur de la lingerie à côté, loin des livres, des camarades et de la cour aux flaques gelées, Stéphane passait doucement, monotonement, ces journées d'hiver, si courtes entre le lever tardif et le soir allumant le gaz dès quatre heures.

Il y avait bien le matin, l'heure terrible du pansement, alors que l'eau tiède ne suffisait pas à décoller les bandages, et les nuits, où ses pieds cuisants dans la chaleur du lit le faisaient hurler de douleur ; mais comme les après-midi étaient tranquilles et mélancoliques, et comme il en jouissait mieux à écouter vaguement à certaines heures le roulement en bas, le murmure égal et chantant des soeurs faisant leurs dévotions, les sonneries de clairon dans le quartier de cavalerie en face, les voix des élèves en récréation, puis le grand silence du lycée !

Stéphane rêvassait sur un livre qui lui tombait des mains, allait de son lit au calorifère vernissé de faïence blanche qui trônait au milieu, ronflant gravement ; du calorifère à la fenêtre.

Là surtout il se plaisait, écartant de la main le rideau de serge jaune, regardant tout en bas la rue triste où de rares passants se hâtaient dans la boue et la neige. Devant lui s'étendait jusqu'à l'horizon le vaste ciel balayé de brumes sales, plein d'un immense vol tournoyant de cendres grises. Et, n'osant plus bouger, il restait là des heures, seul, doucement affranchi des choses, perdu dans cet éternel et silencieux tourbillonnement de flocons qui descendaient, descendaient, toujours, inépuisablement.

Et la nuit tombait déjà quand la soeur arrivait et le grondait d'avoir encore sali ses vitres en faisant, du bout du doigt, de la calligraphie dans la buée qu'y soufflait son haleine, tandis qu'il rêvait, perdu.

Mars passait, vite emporté dans ses rafales d'averses, et c'était avril. Les platanes de la cour bourgeonnaient, les externes apportaient des hannetons dans des cornets de papier, l'approche des congés de Pâques mettait dans l'air une gaîté, un relâchement et comme un besoin de flâne printanière.

Et les élèves partaient pour quinze jours. Il n'en restait plus qu'une vingtaine, les uns punis, les autres n'ayant pas de correspondant qui pût les faire sortir. On les réunissait sous un pion, et c'étaient chaque jour, le matin, l'après-midi, le soir, des promenades loin dans la campagne.

Les pieds encore endoloris des souffrances de l'hiver, Stéphane souvent ne parvenait pas à se chausser et, les élèves envolés vers les routes, les arbres, le soleil, il restait seul. Il errait dans le silence du lycée déserté, le long des piliers, dans les études en désordre, par les cours tristes, sans autres camarades que les moineaux qui piaillaient dans les platanes et s'abattaient dans la caisse au pain.

C'est dans ces jours-là qu'il a le plus souffert. Les yeux mouillés, il m'en parlait à la rentrée ; il me disait les après-midi de beau temps passées seul sur le banc de pierre, au fond de la cour, à rêver de sa vie.

Il me confiait que, dans ces heures tristes, un livre le consolait, le Télémaque. C'était, dans le chapitre douzième, ces pages où Philoctète raconte comment il fut abandonné dans l'île de Lemnos à cause de l'infection que répandait dans le camp des Grecs la plaie qui lui mangeait le pied. Stéphane se sentait des pitiés, des consolations infinies à lire et relire ce passage : « Je demeurai presque pendant tout le siège de Troie seul, sans secours, sans espérance, sans soulagement »... surtout ces phrases qu'il avait soulignées dans son exemplaire : « Cette île déserte et sauvage où je n'entendais que le bruit des vagues de la mer qui se brisaient contre les rochers »... « Car ce fut pendant mon sommeil que les Grecs partirent ; jugez quelle fut ma surprise et combien je versai de larmes à mon réveil quand je vis les vaisseaux fendant les ondes ! »... « O rivages ! Ô promontoires de cette île ! c'est à vous que je me plains, car je n'ai que vous à qui je puisse me plaindre ; vous êtes accoutumés à mes gémissements. »

Mais une fois qu'il était parvenu à se chausser, il ne manquait pas une promenade, gardant même ses chaussures au lit, de peur de ne pouvoir les remettre le lendemain.

Et quelle trêve !, quel aliment à ses nostalgies que ces journées passées dans l'oubli de tout, en pleine campagne, sous le grand ciel, devant l'horizon !

Durcie par les gelées de l'hiver, la terre semblait s'amollir aux tiédeurs d'avril ; on sentait partout l'éveil des germes, le renouveau. Des verdures tendres sortaient, les pâquerettes mouchetaient de blanc les nappes vert cru des prés, les haies des chemins s'épaississaient, laissant passer des corolles de campanules, les arbres des vergers s'étoilaient de fleurs roses.

Stéphane, assis à l'écart, rêvait des heures, suivant du regard les triangles d'oiseaux qui passaient très haut et s'en allaient là-bas, là-bas, dans des pays.

Et les congés écoulés, la vie du lycée reprenait, plus énervante encore dans les lassitudes que donnait ce beau temps dont on ne pouvait jouir.

Cependant les jours s'allongeaient, on faisait chaque soir une promenade de deux heures, outre celles du jeudi et du dimanche.

Et c'étaient déjà les congés de la Pentecôte.

Puis juin et juillet amenaient trois nouvelles sorties par semaine pour les bains froids ; et peu à peu un relâchement général et heureux à sentir approcher les vacances envahissait tout le lycée. On ne travaillait plus, on discutait des prix, les professeurs faisaient des lectures amusantes. Les jours de grande composition, pas de classe l'après-midi, mais promenade très loin dans la campagne, au soleil d'été, parmi les blés et les maïs, le long des rivières. En étude, pour entretenir la fraîcheur, le pion, en manches de chemise, ordonnait de continuels arrosages. On dormait, on confectionnait des cages à mouches avec un bouchon et des épingles. Aux casiers étaient piqués des calendriers, et chaque matin, en descendant du dortoir, on en détachait un feuillet portant en gros chiffres le nombre de jours, d'heures, de minutes à passer encore dans « la boite ».

Enfin arrivait le jour attendu. La cérémonie des prix était vite bâclée, avec ses fanfares, ses discours et ses paniers de lauriers ; et la désertion du lycée commençait sans ordre, dans le pêle-mêle des élèves, des parents, des bagages, dans les échanges de félicitations, de compliments, de condoléances et d'adieux.

La gorge serrée, seul, assis au fond de la cour sur son banc, Stéphane regardait ses camarades partir un à un, jusqu'au dernier.

Au crépuscule, c'était fini. Stéphane errait par le lycée sans échos. Oh ! que les salles d'étude étaient navrantes avec leurs rangées de casiers vides, des cartons de cahiers traînant çà et là, une casquette déchirée foulée en un coin ! Et les cours avec leurs préaux sombres, leurs files de platanes ennuyés ! Comme l'herbe allait bien pousser pendant deux mois !

Et assis sur son banc de pierre, il songeait. Lui, personne ne venait le chercher, nul ne l'aimait. Qui pensait à lui à cette heure ? Il était seul. Et il pleurait en silence, jusqu'à la nuit, abîmé dans la tristesse de sa destinée qu'il ne comprenait pas.

Mais cet abattement ne durait pas, il avait devant lui deux grands mois de liberté. Nulle surveillance ; le pion de service partait de son côté, Stéphane du sien ; on n'avait qu'à se retrouver au lycée aux heures des repas et à la tombée de la nuit. Encore cette règle n'était-elle observée que les quinze premiers jours ; bientôt Stéphane sortit dès l'aube pour ne rentrer que le soir très tard.

Alors on ne le voyait jamais par les rues de la ville. C'était une fureur de s'en aller loin, bien loin, à travers champs et prés ; de se perdre dans les grands bois solennels, où l'on est seul parmi les arbres graves ; de passer des journées entières à rêver absorbé dans la vie des choses, dans l'oubli de la fatigue et parfois, aux heures lourdes, dans un vague état de non-être.

Le plus souvent, sept heures sonnaient quand il dépassait l'octroi où stationnaient, en capulets de luxe, les paysannes arrivant pour le marché dans un encombrement de paniers pleins d'œufs et de légumes, de boites au lait et de poulets gisant dans la poussière, liés par les pattes.

Encore cinq minutes de chemin, et l'on était en pleine campagne. Stéphane quittait la route blanche de poussière pour se jeter dans les champs.

Les vapeurs des grands labours montaient dans l'air frais du matin, les sillons s'éveillaient confusément, des alouettes fusaient vers l'azur, l'eau des fossés chantait contre les écluses, au loin les prés mouillés scintillaient comme arrosés de soleil ; on entendait se répondre les coqs dans le prochain village dont les maisonnettes blanches escaladaient ce coteau, là-bas !

Et le long des rideaux de peupliers bordant les prés arrivaient déjà des faucheurs, le sarrau sur l'épaule, des faneuses avec leurs râteaux, des chars attelés de boeufs lents dont les clochettes tintaient. On se mettait à l'aise, on mangeait un morceau, et faucheurs et faneuses se dispersaient par le pré, tandis qu'à côté du char, sur la lisière, à l'ombre des peupliers, les boeufs vautrés dans leur bouse ruminaient, broyant lentement.

Stéphane allait au hasard, sautant, marchant à petits pas, prenant parfois la course,s'asseyant pour se relever aussitôt sans motif, s'arrêtant devant chaque chose, se grisant minutieusement de sa liberté absolue, loin des regards, en plein air, parmi les herbes et les choses, sous le grand ciel bleu de velours.

Mais il fuyait bientôt vers des endroits qu'il savait :

Derrière un long fourré d'incultes et vivaces frondaisons ne laissant passer à cette heure que quelques filtrées de soleil, une mare dormait, obstruée de joncs, couverte de lentilles d'eau. Stéphane s'établissait là, au bord. Tout son être jouissait confusément du ciel bleu, du soleil chaud, de la perspective des champs, des senteurs errantes. Il rêvassait à n'importe quoi, à rien, arrachant des joncs, s'amusant à fixer les gros yeux ronds d'une grenouille respirant paisiblement sur une pierre, à regarder les argyronètes patiner à travers les lentilles plates, et de fines libellules vibrer çà et là.

Puis, vite, il mangeait ce qu'il avait apporté dans ses poches, pour n'avoir plus à songer à son estomac.

Midi ruisselait d'aplomb sur les champs.

Stéphane sentait peu à peu une torpeur l'envahir à contempler sans pensée, les yeux mi-clos, la campagne accablée au loin, les maïs immobiles avec leurs longues feuilles pendantes, les luzernes en fleurs, les carrés de blés d'or ondulant parfois sous un coup de brise chaude, les prés fauchés, les hautes meules de paille couvertes d'une bâche, et tout là-bas, noyés dans le tremblement diaphane de l'air bleu, les points blancs des villages avec les flèches grises des clochers, les coteaux vert sombre, et la boule d'azur cerclant l'horizon. Un long silence régnait ; on n'entendait qu'un bourdonnement de mouches invisibles et que le continuel cri-cri métallique des cigales montant au loin des sillons brûlés.

Alors Stéphane, cuisant doucement au soleil torride, absorbé dans la fixité inconsciente de ces choses, sentait sa tête tourner. Il coulait sans volonté et sans force à un énervement délicieux. Il jouissait de cette vague sensation que son cerveau se délayait en mille ébauches de rêveries flottantes,que son être s'éteignait, se dispersait à travers la nature dans l'air embrasé, le cri-cri des cigales, les sèves ivres, la vie cachée. Il fermait les yeux, et quand des brises passaient sur les frondaisons, il rêvait qu'il s'éparpillait dans le bruissement infini des feuillages.

Et il restait ainsi longtemps, bien longtemps ; il ne savait pas, il n'y avait plus d'heures.

Parfois, des quatre coins du ciel, arrivaient des paquets de nuages noirs. L'atmosphère pesait plus étouffante. Bientôt, sous de brusques rafales, les cimes des arbres se courbaient, de grosses gouttes tièdes commençaient à crépiter sur les feuilles et l'averse tombait enfin, emplissant de son grand bruit le silence de la campagne.

Et Stéphane, abrité au plus épais du fourré, écoutait la pluie, regardait là-haut les nuages voyageurs s'en aller.

Mais déjà le soleil reparaissait entre de vagues arrachements de nuées blanches et buvait l'ondée. La vie reprenait plus fraîche, ça sentait plus fort la verdure, des limaces sortaient, et les oiseaux morfondus en boule sur les branches lissaient du bec leurs plumes hérissées et repartaient dans l’air léger.

Puis le crépuscule descendait, apaisant tout. Là-bas, le soleil déclinait, épandant sur les champs un éventail de larges rayons pâles, illuminait çà et là les dômes verts d'un bois, les tuiles rouges d'une maisonnette, des fumées lointaines qui montaient. Les collines allongeaient leurs ombres sur la plaine.

Et l'astre d'or sombrait derrière l'horizon dans un magnifique incendie, s'atténuant peu à peu en une gloire de nuées roses.

Alors c'était l'heure douce, l'heure consolante parfois, et d'autrefois ineffablement triste.

A la surface de l'étang dansaient des chœurs de moucherons brusquement traversés par des hirondelles qui filaient buvant au vol. Un vent frais se levait sur les prés, apportant l'odeur saine des foins coupés. Les rideaux de peupliers avaient des bruissements de feuilles argentins. Au loin, des troupeaux rentraient dans un poudroiement. Des chars passaient avec des grincements d'essieux.

Stéphane se levait, ivre, chancelant presque, de cette journée absorbée toute sans volonté et sans force dans la vie inconsciente de la nature. Et lentement, par la route bordée d'arbres, il regagnait la ville, pris d'une douce souffrance à entendre monter derrière lui, dans l'apaisement des champs, le sanglot mélancolique des rainettes.

Cependant septembre amenait les derniers beaux jours.

Oh ! les tristesses d'automne ! le ciel pluvieux, les brumes de l'horizon, les grandes routes détrempées aux ornières pleines de feuilles mortes ; au loin une charrette qui court sous l'averse oblique, une vieille qui va, cassée sous un fagot de bois mort ; et la désolation éternelle du vent dans les grands arbres dépouillés, et l'agonie humaine des couchants, et les rafales qui passent sur les cimes rouges des bois, emportant des vols de feuilles rouillées dans un bruit prolongé de cascades lointaines. La nature souffrante est celle qui nous va le plus au coeur aujourd'hui. Et Stéphane passait alors ses heures les plus infinies.

Par les routes plantées de bouleaux aux frileuses ramures, il allait marchant vite, les mains aux poches, les yeux fermés, sûr qu'il était de ne cogner personne, oubliant tout, écoutant le vent, qu'il coupait, siffler à ses oreilles, et il rêvait qu'il allait ainsi, échevelé, dans la nuit noire et le concert des rafales, par des landes sans bornes.

D'autres fois, c'étaient de monotones après-midi passées à songer devant le ciel gris rayé de pluie, à chanter, dans le vent qui les emportait, des lambeaux d'une étrange et nostalgique mélopée nationale.

Souvent il rentrait trempé jusqu'aux os, et c'est ainsi qu'il contracta une petite toux sèche qui ne le quitta jamais.

Peu à peu, dès octobre, la discipline se resserrait. Le lycée se préparait à la rentrée. On arrachait l'herbe des cours. On faisait des réparations. On sciait des bûches pour l'hiver. Le censeur revenait, puis le proviseur, puis les pions. Stéphane avait moins de liberté, ses sorties étaient régulières et surveillées. Enfin arrivait le soir de la rentrée.

A huit heures, dans l'étude silencieuse et vide aux casiers repeints, les lampes allumées, le pion se promenait les mains au dos.

Des élèves arrivaient un à un.

Parfois, un train en amenait une bande bruyante, le hâle aux joues. On s'asseyait au hasard ; on parlait tout haut. C'étaient des reconnaissances, des exclamations, des questions, des récits. « Quelle classe fais-tu ? Est-ce vrai que chose saute une classe ? — Vous savez, nous allons avoir un type fort, un trapu. » On commentait professeurs et pions.

Deux comparaient leurs pouces rôtis par les cigarettes. D'autres ne parlaient pas, prenant des airs esquintés pour faire croire qu'ils avaient profité de leur dernier jour en se payant par la ville « une noce à tout casser ».

Cependant, en un coin, un élève isolé, indifférent à toutes ces choses, sommeillait accoudé sur la table. On le remarquait, on s'interrogeait. Et quelqu'un finissait par reconnaître Stéphane, dit « Je m'ennuie ». On l'avait laissé là deux mois auparavant, accoudé à la même place, et on l'y retrouvait. Quel abruti ! pensait-on.

Cinq années passèrent ainsi.

En 1875, nous faisions ensemble notre troisième. Stéphane avait quinze ans, âge de lassitude et de besoins d'activité inconnus. Il était plus malheureux que jamais, ses nostalgies, ses délicatesses nerveuses de sensitif et de malade se trouvant compliquées de tous les troubles d'une puberté précoce.

On était aux premiers jours d'avril.

Un cirque anglo- je ne sais plus quoi, qui venait de s'installer sur une place de la ville, faisait alors la grande conversation du lycée. En récréation, sous les platanes bourgeonnant de verdures tendres, on détaillait les programmes fantastiques apportés par les externes. Il y avait des clowns très cocasses, des écuyères en maillot, des exercices impossibles ; mais la great attraction du spectacle était un orchestre tzigane en costume national. Nous-y conduirait-on ?

Enfin, un samedi soir, le censeur, annoncé par son hum ! habituel et digne, vint dire que le lendemain, dimanche, on irait au cirque. Et le pion fit le tour de l'étude pour recueillir de chacun le prix de sa place. Stéphane donna son argent, s'informant à peine de quoi il s'agissait.

Le lendemain, vêpres expédiées, nous sortîmes, division par division, en rang, les tuniques brossées, les gants à peu près blancs.

Arrivés dans la salle du cirque, on se dispersa, cherchant une bonne place, à travers les banquettes mi-circulaires étagées en gradins. Ainsi que me l'avait conseillé un externe, je courus, entraînant Stéphane, me placer au bout de la rangée des bancs, sur le passage des écuries, pour voir entrer et sortir, et jouir du spectacle plus que les autres.

La salle était encore vide. Nous regardions tout curieusement. En haut, dans les frises, des anneaux, des trapèzes, des enchevêtrements de cordes ; à gauche, une estrade pour l'orchestre ; devant nous, le ring sablé de sciure de bois ; çà et là, des tremplins, des obstacles, des perches.

Nous cherchions des jeunes filles à contempler. Des gamins circulaient, criant des programmes, des sucres d'orge. Les gradins s'emplissaient rapidement. On reconnaissait de loin des externes endimanchés qui, pour nous faire envie, jouaient de la canne, tiraient leurs manchettes, entraient et sortaient, se bousculant.

La musique nous fit patienter vingt minutes, et le spectacle commença. C'étaient des gymnastes, des écuyères, de jeunes éléphants savants, des jongleurs faisant valser, devant les mille bouches béantes du public, des oranges d'or et des poignards effilés. C'étaient, se formant dans l'attente et le silence de tous, au son d'une musique lente, des pyramides d'hommes qui, arrivés à l'équilibre, posaient un instant avec un sourire brave, et soudain s'écroulaient, aux mesures précipitées de l'orchestre, en vingt sauts périlleux symétriques. Tout cela entremêlé de clowneries funambulesques, de pirouettes, de gifles, de mots drôles prodigués par les paillasses au rire énorme dans leur masque enfariné.

Puis un entr'acte pendant lequel l'orchestre, quittant son estrade, fit place à une dizaine d'hommes étranges, à la peau bronzée, au profil d'aigle, aux yeux ardents, aux lèvres fortes, aux moustaches noires, aux cheveux longs et crépus, le fameux orchestre tzigane en costume national, petites vestes et larges pantalons bouffants dans les bottes de cuir. Ils pressaient fiévreusement dans leurs doigts crochus les bas'alja, les grands archets, et, sur un signe, ils attaquèrent une de leurs czardas endiablées.

A ce moment, me retournant vers Stéphane, je fus étonné de le voir s'éveiller, les yeux agrandis, buvant de tout son être cette musique, avec un imperceptible frémissement de ses lèvres blanches, et comme écoutant des choses lointaines. Et nous étions si bien suspendus, lui aux archets des tziganes, moi à l'expression grandissante de son visage, que nous n'entendîmes point à nos côtés le frôlement d'un galop dans un bruit de grelots. Debout sur deux chevaux lancés, une écuyère de seize ans venait de faire son entrée et contournait l'arène.

On regardait les programmes : « Wilma, danse magyare ».

Une vraie beauté de bohémienne ; le teint d'une orange, le front bas mangé de cheveux laineux et noirs, la lèvre inférieure proéminente ajoutant à l'expression dure des yeux, des yeux si sombres qu'on n'y distinguait rien. La tête prise dans un cercle de cuivre où des sequins tintaient au moindre mouvement, des anneaux aux oreilles et aux chevilles, elle portait un corsage de velours noir imbriqué d'écailles de cuivre, un maillot rose avec une jupe de gaze légère comme une écume et qui planait dans la voltige.

Droite elle allait, déroulant au-dessus de sa tête une écharpe bariolée, portée par les enthousiasmes de la musique et l'admiration de ce millier de spectateurs.

Elle commença par les exercices ordinaires, troua des cerceaux de papier frisé que lui tendait un clown grotesque, exécuta plusieurs sauts, retombant toujours harmonieusement, l'écharpe déployée, la tête penchée dans un sourire mourant.

Stéphane la dévorait du regard et, quand elle passait devant lui, il fermait un instant les yeux dans le vertige délicieux où le jetait le vent de sa course, et les rouvrait pour la suivre de nouveau. Je ne l'avais jamais vu ainsi.

Soudain ! raclant douloureusement les cordes frémissantes, les archets entonnèrent un chant où pleuraient, hurlaient toutes les passions d'une âme sauvage. Et, toujours au galop régulier de ses deux chevaux, la petite bohémienne commenta une danse troublante et compliquée, aux poses rythmées, modulées sur les caprices fantastiques des joueurs. Nulles transitions dans cette musique. D'abord le soupir affaibli d'une songerie indécise, puis des appels de tendresse, de longs râles d'amour, des élans passionnés qui tombaient à des résignations inconsolables pour se relever d'un bond dans un tumulte de rages, de sanglots, d'affolements, de grincements sardoniques s'apaisant doucement bientôt en lamentations infinies. Et la gitane aux anneaux d'or dansait, se tordait voluptueusement, ondulait, glissait avec des souplesses félines, comme ne pouvant se résoudre à vouloir échapper à d'invisibles étreintes qui la feraient pourtant mourir de plaisir. Sous les caresses errantes et magnétiques de ces musiques qui la tenaient, elle avait des étirements ensommeillés, elle se penchait en avant, les bras tendus avec des regards ardents où brûlaient des nostalgies, puis se rejetait, tombait à genoux, retrouvait des restes de forces, se relevait, arrondissait les bras avec des inflexions alanguies, serrant nerveusement les bouts de l'écharpe comme les mains d'un être, et peu à peu, au paroxysme de l'extase où la plongeaient tous ces philtres insaisissables, elle se renversait écrasée, haletante, pâmée, la tête sur l'épaule, la bouche ouverte, les yeux mourants d'ivresse. « Oh ! que la mort arrive et me prenne dans l'extase de cette danse ! » dit une chanson magyare ; et la gitane disparaissait à nos côtés, emportée au galop automatique des deux chevaux, tandis que, les tziganes se démenant comme des possédés avec leurs longs cheveux noirs, les archets éclataient en rages triomphales comme pour se griser de leur propre puissance, fous d'avoir charmé, dompté, énervé cette créature.

Soudain on entendit ce cri : Eljen ! Tout le monde regarda. C'était Stéphane. Il s'abattait à genoux, les bras levés, le visage d'une pâleur effrayante, un sourire éteint sur les lèvres, les yeux mouillés et brillants, encore dans l'étonnement de ce mot retrouvé, de ce mot Eljen ! qui est le hurrah ! des tziganes.

Quand nous rentrâmes au lycée, Stéphane était déjà à l'infirmerie. Nous sûmes vaguement que, revenu de son évanouissement, il était tombé dans une fièvre accompagnée d'un délire plein d'incohérences bizarres.

Le surlendemain, il descendait et reprenait parmi nous ses habitudes d'autrefois. Seulement, il se montrait plus ombrageux que jamais, avec parfois des lueurs farouches dans les yeux ; il parlait peu, ne travaillait pas et refusait à peu près de manger. Le proviseur avait recommandé de ne pas le contrarier.

Le jeudi suivant, l'après-midi, il me prit à part pour causer au fond de la cour, dans le spleen et le silence du lycée les jours de sortie.

La veille, au dortoir, tandis que tous dormaient, l'entendant sangloter, j'avais doucement chuchoté : « Qu'avez-vous, Stéphane ? vous souffrez ? » Il m'avait tourné le dos.

Alors il me confia tout, dans un flux de paroles auquel je n'étais pas habitué de sa part. Il savait que le cirque partait ce jour même pour Toulouse. Or il voulait entendre encore ces tziganes, il voulait surtout revoir la petite bohémienne. Il l'aimait. Il l'aimait comme on aime au lycée, de cet amour unique où l'on met beaucoup de tête, un peu de cœur, rien des sens, et qui chez lui se compliquait d'une foule d'instincts et de rêves inconnus nouvellement éveillés.

Il était donc prêt à s'enfuir du lycée. Comment ? il ne savait pas, mais il ne resterait pas une semaine de plus, il mourrait plutôt. Il ne songeait pas aux obstacles, tout disparaissait devant cette pensée, la seule qui occupât son être : s'évader, retrouver ce cirque, le suivre partout, voir la petite bohémienne et vivre avec elle dans l'enivrement de ces musiques qu'il se rappelait maintenant ! qui étaient en lui, et qui l'avaient tant fait souffrir alors qu'il ne savait pas.

Je le regardais, stupéfait. S'évader ? mais par où ? à quelle heure ? et je lui montrais les murs de la cour grossièrement crépis, hérissés de tessons de,bouteilles et donnant sur des jardins particuliers où, sans nul doute, on le rattraperait. Et en admettant qu'il parvint à sortir du lycée, à traverser la ville, il ne fallait pas songer au chemin de fer ; et alors les routes ? laquelle prendre ? — et puis Toulouse, c'était au diable !

Mais lui, obstinément, en revenait toujours à ceci : il avait de l'argent et, pour aller vers Toulouse, il n'avait qu'à marcher en laissant toujours derrière soi les Pyrénées bleues à l'horizon.

Je me tus, sachant bien qu'on le ramènerait au lycée au bout d'un ou de deux jours, comme cela arrivait infailliblement aux deux ou trois élèves qui par an tentaient de s'évader comme lui.

Le samedi soir suivant, il se plaignit d'un mal de tête et monta à l'infirmerie ; personne n'y fit attention.

Le lendemain, dimanche, le temps était splendide. Stéphane rêvassait, soulevant le rideau de la fenêtre et, une heure sonnant, il songea, ivre soudain, qu'en ce moment, tout le lycée (proviseur, censeur, économe, pions, élèves, domestiques, jusqu'au lampiste et aux marmitons) était en bas à vêpres, à la chapelle.

Seule une sœur vaquait par l'infirmerie. Son premier mouvement fut de s'élancer. Mais il aperçut la sœur.

— Ma sœur, si je descendais à vêpres ?

— Mais oui, monsieur Stéphane, je vais vous donner un paroissien.

Un éclair lui traversa l'esprit.

— Non, je suis habitué au mien, je vais le chercher à l'étude.

Il descendit au galop, courut vers l'étude, à l'autre bout du lycée, au fond de la dernière cour.

Il regardait, cherchant. C'étaient les derrières du lycée donnant sur un enchevêtrement de petites ruelles sales, peu fréquentées, où l'on entendait parfois, la nuit, du dortoir, des cris : « à l'assassin ! » et des rires d'artilleurs tramant leurs sabres, et où, le dimanche, l'après-midi, ne passait pas un chat.

Mais il était trop faible pour escalader ces murs, hérissés d'ailleurs d'éclats de gros verre. Au préau se trouvaient remisés les appareils de gymnastique, l'échelle y serait peut-être ! Hélas ! elle était deux fois haute comme le mur, et si lourde ! Pourtant le temps pressait !

Et il allait affolé, par la cour, fouillant les coins, examinant chaque chose, les piliers, les arbres, cherchant... Que faire ? Et il s'élança vers l'étude pour y prendre une chaise, un banc, n'importe quoi.

Et voilà que par un hasard extraordinaire, qui n'arrivait qu'une fois tous les deux mois, une porte qui se trouvait là, et par où passaient les chars de bois, les voitures aux provisions, était tout bêtement ouverte devant lui.

Il sortit naturellement. Et la première ruelle traversée, il se mit à courir, ivre, sans penser, sans respirer.

Il déboucha sur une place pleine de monde et ralentit son pas, marchant le long des maisons. Alors il respira et songea. Comme le cœur lui battait ! Et il s'aperçut qu'il était nu-tête. Un képi l'eût trahi, mais, nu-tête, on le remarquerait. Il allait plus vite, n'osant regarder les bourgeois lents et endimanchés qui se promenaient.

Un quart d'heure après il dépassait l'octroi. Il était sur la grand'route, en pleine campagne. De loin en loin, un couple de paysans endimanchés. Il se remettait, songeait à ce qu'il venait de faire, sondait ses poches pour tâter son argent. Et soudain, à cette idée que les élèves, les pions, le censeur sortaient en ce moment des vêpres, dans une panique folle, il prit sa course à travers les champs, les prés, loin de la route, sautant des fossés, s'empêtrant dans les terres labourées.

Puis, en courant, il se dit que ne le voyant pas remonter, la sœur le croirait rentré dans sa division ; le pion ne s'occuperait pas de lui, le sachant à l'infirmerie, et l'on pourrait ne s'apercevoir de sa fuite que le soir. Alors, il se rassura.

D'ailleurs, il était libre ! Les arbres, l'horizon, le grand ciel, puis là-bas, vaguement, Toulouse, les tziganes, la vie errante, le bonheur ! Et il s'enfonçait toujours tout droit, laissant derrière lui les prés, les champs, puis encore des prés et des champs.

Il traversa deux villages qu'il connaissait. Les clochers carillonnaient ; dans les cabarets on chantait, sur la place de l'église on jouait au bouchon, paisiblement. Puis encore des champs, des prés, et un petit bois où, un moment, il eut peur de s'être perdu.

Il prenait de préférence d'étroits sentiers entre deux carrés de blés verts, dérangeant parfois un couple d'amoureux qui faisaient semblant de cueillir des coquelicots.

Il avait mis sa veste sous son bras. Comme le lycée était loin, maintenant ! Et il marchait toujours. Il lui tardait d'arriver à ce peuplier, là-bas, il le dépassait et voulait arriver à cet autre, puis à cet autre encore, et il lui semblait qu'il faisait ainsi plus de chemin. Oh ! il voulait être très loin quand la nuit tomberait. Cette idée de la nuit lui donna un frisson, mais il était libre et sentait des redoublements d'énergie à se le répéter.

Un coteau se présenta. Il le gravit péniblement, se reposa vingt minutes au sommet, scrutant l'horizon, s'assurant que les Pyrénées étaient derrière lui, et descendit le versant opposé.

Maintenant il allait plus las, s'attardant aux poteaux indicateurs. Il s'arrêta devant une source qui filtrait, soulevant le sable, et s'étalait plus loin en flaques claires. Il s'assit, but dans le creux de sa main, mouilla ses tempes et se déchaussa pour baigner ses pauvres pieds gonflés de fatigue. Oh ! comme c'était bon ! il ne sentait plus rien. Et il reprit sa route, remettant sa veste à cause du vent frais qui se levait.

Il traversa un troisième village où six heures sonnaient. Il avait faim, mais rasa les devantures des boutiques sans oser entrer.

Il marchait toujours, mais plus faible, songeant que ses jambes ne pourraient le porter longtemps. Et le temps se couvrait, la nuit descendait rapidement, noyant tout. Bientôt, on n'y verrait plus. Et il avait déjà peur devant cette nuit noire qui allait le surprendre en plein silence des champs perdus, un dimanche ; il voulait arriver quelque part !

Et voilà qu'une petite pluie fine se mit à tomber. Pourtant, il ne pouvait pas revenir à ce village qu'il avait dépassé Peut-être même ne le retrouverait-il pas il se perdrait. Que faire ? Maintenant, c'était une averse battante. Il cherchait une hutte de berger. On n'y voyait plus. Il courait affolé dans le noir, distinguant à peine la ligne brune du sentier, un de ses pieds plongeant parfois dans un trou d'eau. Mais il allait toujours ; il ne s'arrêterait qu'au premier abri, une haie, un buisson.

Il arriva à un long mur blanc derrière lequel le vent balançait des formes noires, des cyprès. Sans doute un cimetière. Il le longea et, ne trouvant rien, se blottit dans un endroit à peine abrité par deux arbres qui dépassaient et des touffes d'herbes pendant au mur. Il était assis dans des pierres, des broussailles ; peut-être parmi des insectes immondes, des crapauds ; il eut un frisson, mais c'était si bon de ne plus marcher !

Et il restait là, frissonnant sous cette pluie têtue qui ruisselait à ses tempes et lui glaçait les épaules. Il était tout à fait nuit ; on n'entendait que le bruit monotone de l'averse dans le grand silence. Il se résignait à attendre l'aube, songeant à sa vie, à toutes ces choses, repris de sa petite toux sèche et opiniâtre.

A cette heure ses camarades étaient en étude, lisant à la clarté paisible des lampes les livres amusants qu'on leur permettait le dimanche. Il voyait sa place vide, au bout de la table, près de la chaire du pion. Sans doute, on savait sa fuite, on parlait de lui. Comme ils étaient loin de se douter ! Et bientôt ils monteraient au dortoir, dormir dans leurs bons lits, bercés par la chanson de l'averse !

Les heures passaient.

Soudain, dans la nuit noire, là-bas, un train qui filait poussa un coup de sifflet déchirant et douloureusement prolongé. Des gens dormaient dans des wagons capitonnés. Ils allaient peut-être vers Toulouse ! C'était le moment de la représentation au cirque. Dans les ruissellements du gaz, les bravos, les éclats triomphants des fanfares, elle dansait, souriante. Il la voyait avec ses anneaux de cuivre sur son teint orange, les yeux durs, ses cheveux laineux ; elle se renversait, pâmée, emportée au galop de ses deux chevaux, les yeux perdus. Alors, pris d'une dernière rage, il voulut se lever, partir, et retomba lourdement sur le sol ; il ne sentait plus ses jambes, sa tête tournait.

Et il fut envahi d'une lâcheté immense, il aurait voulu qu'on le ramenât au lycée, qu'on fît de lui n'importe quoi, il était trop malheureux.

Maintenant, il devait être neuf heures, dix heures. On n'entendait rien. Parfois, l'aboiement désespéré d'un chien de ferme. Et, toujours, l'averse éternelle.

Stéphane grelottait, mouillé jusqu'aux os, claquant des dents, secoué parfois de toussotements. Et, doucement, il se mit à pleurer. Sa vie n'avait été qu'une suite de chagrins qu'il ne comprenait pas. Nul ne l'aimait au monde. Ah ! il était trop faible pour toutes ces choses qu'on lui faisait... Il rêvait un océan de caresses où il n'aurait eu qu'à s'abandonner, il aurait voulu mettre sa tête dans le sein de quelqu'un qui l'eût aimé, et là pleurer, pleurer longtemps, ne plus rien savoir de la vie. Et il se trouvait seul, oublié de tous, sans lit, dans la nuit noire, sous la pluie, perdu dans des pays qu'il ne connaissait pas !

Et le coeur crevé de l'abandon de tout, il se laissa aller sur les pierres, fermant les yeux, n'essayant plus de s'abriter, ne grelottant plus, n'ayant plus peur, résigné à tout, jouissant de ne plus se roidir contre sa destinée.

Le lendemain, le lycée, ému par l'évasion de « l'Ennuyé », apprit qu'on l'avait rattrapé. Il était à l'infirmerie. Près d'un village, très loin, un paysan qui passait de grand matin l'avait trouvé évanoui, les habits collés aux membres par la pluie, et l'avait ramené dans sa carriole. On le disait très malade. Un convalescent qui descendait l'avait vu. Il était couché, très pâle, les pommettes doucement rosées, avec des accès de toux déchirants qui faisaient mal à entendre. Près du lit, le proviseur, très grave, causait avec le docteur. On parlait d'une phtisie galopante. Il allait mourir.

Soulevé sur ses oreillers, ses bras amaigris hors des couvertures, il songeait, promenant autour de lui ses yeux agrandis par les fièvres et peu à peu noyés d'ombre. Il ne répondait pas, ne se plaignait jamais, ne demandait rien, ne regardant même pas ceux qui lui parlaient, renfermé obstinément dans son mutisme farouche, refusant les potions d'un geste vague de suprême indifférence.

Il se sentait mourir un peu chaque jour, résigné, sans regrets, trop faible, n'attendant plus qu'une grande douceur qui serait la fin de ses misères, le cœur étranglé seulement parfois quand il pensait au cirque, là-bas !

Il passait des heures à regarder chaque chose dans ce petit dortoir des malades où il avait vécu tant d'après-midi tristes qui ne reviendraient pas : le parquet bien ciré, les lits blancs avec leurs boules de cuivre et leurs rideaux jaunes, au milieu le calorifère vernissé de faïence blanche cannelée, et cette fenêtre où il ne rêvasserait plus, perdu dans le tourbillonnement des flocons gris, aux jours d'hiver.

Puis il songeait à sa vie, écoutant les voix des élèves en récréation coupées net par le roulement du tambour et retombant au silence, et les sonneries de clairon dans le quartier de cavalerie en face, et le soir, le violoncelle lent et grave du censeur.

Et des étouffements le prenaient, des crises de toux le secouaient, les lèvres brûlées d'une continuelle fièvre.

Une semaine passa ainsi, longue, horriblement longue, le laissant chaque soir plus faible, plus près du grand repos.

Maintenant on avait débarrassé le dessus de la table de nuit de toutes les fioles pharmaceutiques. On le veillait. On n'attendait plus que la fin.

Le quatorze avril, au matin, le docteur du lycée s'installa avec un confrère qu'il amenait. Stéphane ne passerait pas midi.

Il s'éteignait peu à peu, n'ayant plus qu'un léger râle, promenant toujours cependant ses regards muets avec une intensité étrange, gardant jusqu'au dernier moment ses songeries jalouses.

Les deux médecins, le proviseur, la sœur, le pion de l'infirmerie étaient là, causant, s'apitoyant.

Stéphane ne les regardait pas. Est-ce qu'il les connaissait ? Aucun n'avait les yeux mouillés. Nul ne l'aimait au monde.

Le docteur ? Il en avait tant vu ! Il en voyait chaque jour comme lui, il était en même temps le médecin du Grand Hôpital et de l'Arsenal. Puis il avait sa famille.

La sœur infirmière ? Il se rappelait, dans les commencements, quand elle le pansait, s'être attendu à des attouchements guérisseurs qu'il savait vaguement ; rien n'était venu.

Le proviseur, lui aussi, avait une famille, une ribambelle de fils, un dans presque chaque classe. Puis, sans doute, il devait se féliciter intérieurement de ce que ce mourant n'avait pas de mère ; elle serait montée pousser les hauts cris ; on en aurait parlé, cela aurait effrayé les mères des autres. Et de plus, comme ça se trouvait ! Ce jour même, à deux heures, les élèves partaient chez eux en congé de Pâques ; l'élève Stéphane — le numéro 10 de l'infirmerie — serait enterré sans tapage, on n'aurait pas à envoyer une division de ses camarades l'accompagner au cimetière. Les familles ne sauraient rien. Enfin, on disait que le proviseur faisait la cour à la mère d'un certain élève ; cette dame viendrait bientôt pour chercher son fils, et le proviseur devait y penser. Mon Dieu ! que ce métier de proviseur donne des soucis !

Quant au pion, il n'attendait que l'heure d'être libre pour aller prendre son absinthe à la Brasserie de la Gare, ou entrer dans un mauvais lieu.

Les élèves non plus ne songeaient guère à lui ; dans quelques heures, ils s'envoleraient tous pour quinze jours, à la campagne, dans leurs familles qui les aimaient ; et en ce moment ils n'avaient pas d'autre pensée.

Non, il n'y avait personne. Il était seul. Il pouvait s'en aller dans la douceur mélancolique de cette journée de printemps qui disait que tout allait refleurir, que bientôt, pour de longs mois, il ferait bon au soleil, sous les arbres, par les champs, dans le cri-cri des cigales, les moissons, les vendanges, les incendies des couchants et, le soir, au crépuscule, le sanglot triste des rainettes montant au loin. Tout allait revivre et jouir de la vie.

Par la fenêtre entrait un rayon où dansaient des poussières d'or ; et c'est là que Stéphane tenait ses yeux attachés en se sentant descendre dans la nuit.

A deux heures sonnant, ce fut par tout le lycée un incessant va-et-vient de pas, un tumulte d'ordres, d'appels de garçons. Des voix d'élèves faisaient des réclamations dans la lingerie à côté. Un pion, en bas, criait très fort les trains : « Pour Pau ! pour Toulouse ! »

Dans une pièce voisine, le garçon d'infirmerie chantait, rangeant des affaires. Et Stéphane cherchait, du fond de son agonie, où il avait entendu ce refrain si triste. Il se rappelait : c'était dans les cabarets des villages qu'il avait traversés l'autre dimanche, le jour de sa fuite.

Bientôt, le proviseur sortit pour vaquer « à ses nombreuses occupations », et avec lui l'un des deux médecins. Puis le pion.

Et l'aumônier parut, petit, gras, les joues luisantes de santé, s'avançant d'un air recueilli. Comme Stéphane était de l'Église grecque, il s'agenouilla au pied du lit, se contentant de murmurer les prières des agonisants.

Lentement, Stéphane s'en allait, une douleur suprême noyant peu à peu l'expression jalouse de ses regards. On attendait.

Vers trois heures, il eut un mouvement, un instant ses traits amaigris se contractèrent, deux larmes coulèrent, silencieuses ; il dit faiblement : maman, maman ! d'une voix d'enfant gâté qui a un bobo, et ce fut fini.

Le docteur se leva, tira sa montre, et, prétextant ses malades de l'Arsenal qui devaient s'impatienter, sortit.

En bas, les élèves qui restaient s'amusaient au gymnase, on entendait dans les bruits de leurs voix les chocs des gros anneaux de fer. Des moineaux s'abattaient dans les platanes, emplissant de leurs piailleries le silence des cours désertes.

La sœur demeurait seule près du cadavre pâle, aux lueurs de deux bougies, susurrant des prières, le visage baissé sous sa grande cornette.

Pauvre Stéphane…


(Texte non relu après saisie, 14.V.07)

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