Édouard Ledeuil
(1823-1891)

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Armanda Polouet,
dame correspondante de la société de secours aux blessés militaires
(1873)


Armanda POLOUET est née à Touques (Calvados) en 1838.
  
Privée de sa mère, à peine au sortir du berceau, ce fut Mlle BOULAY-RIVIÈRE, sa tante, qui prit soin de sa jeunesse et de son éducation. Ame grande et généreuse, Mlle Boulay fit à son image le cœur et l’esprit de son enfant d'adoption.
  
Bientôt aussi Armanda, riche de talents et de dualités rares, et riche encore d'une grande fortune, pouvait-elle espérer le plus riant avenir.... quand le destin brisa ses joyeux rêves. Un matin elle se trouva ruinée. Beaucoup se fussent découragées. La vaillante jeune fille se souvint, au contraire, des leçons de sa protectrice. La lutte fut pénible, les regrets furent déchirants, mais enfin, fière et digne, elle dit résolument adieu au luxe, au plaisir, au monde ; ne retint de ses goûts et de ses habitudes que le goût du travail et l'habitude de la bienfaisance ; et, mettant à profit les arts qu'elle avait cultivés pour son agrément, elle se fit professeur pour pourvoir à son existence et à celle de ses pauvres.

Mademoiselle Polouet tient les orgues de l'église cathédrale de Chateaudun.
  
Cependant, depuis vingt ans, elle vivait dans cette ville, modeste, ignorée, faisant le bien dans l’ombre, quand les récents désastres de la patrie la forcèrent à donner à tous le spectacle d'une charité à la fois héroïque et touchante.
 
Heureuse la nation qui voit, dans les jours de son malheur, apparaître parmi ses enfants et parmi ses femmes d'aussi nobles figures que celles qu'il a été donné à Chateaudun de contempler durant les heures cruelles de son bombardement et de son agonie ! Heureuses ces nations, car le monde les admire et l'histoire les nomme ! Heureuses, car les revers sont pour elles des épreuves qui retrempent leurs âmes, au lieu de les abattre ! Heureuses, car elles ne sauraient périr !
 
Tandis, en effet, qu'à Chateaudun des enfants de quinze, de dix-sept ans prenaient le fusil pour défendre le toit de leurs pères, deux femmes, deux émules y surgissaient aussi : l'une, dont le portrait a été fait avec des couleurs si belles par le Secrétaire général du BIOGRAPHE, M. P. AUCOUR ; l’une, disons-nous, Laurentine Proust, qui jurait de se battre si l’ennemi voulait envahir sa ville ; l'autre, Armanda Polouet, qui jurait de se dévouer aux blessés ; Laurentine Proust, humble et timide fille du peuple ; Armanda Polouet, délicate et sensible demoiselle.
 
Laquelle est le plus à admirer ? Celle qui s'est exposée à mourir en combattant, ou celle qui, sous la mitraille et dans l'incendie, a cherché un soldat à panser, un agonisant à sauver ? Celle qui a suivi son père courant à l'ennemi, ou celle qui a écouté la voix qui lui criait : « Entends, c'est un frère qui souffre. » Toutes deux ont bravé la mort, toutes deux ont subi la ruine, toutes deux ont fait leurs actes sublimes avec la même simplicité. Pour nous, nous les confondons dans notre admiration, car leurs visages, à toutes deux, irradient à nos yeux du même reflet du plus noble et du plus pur des amours, l'amour de la patrie.
 
A peine les premiers bruits de guerre s'étaient répandus qu'Armanda Polouet avait sollicité d'être dame correspondante de la Société de secours aux blessés militaires. M. le docteur Raimbert, de Chateaudun, avait ouvert un cours de pansement ; elle l'avait suivi. « Je n'abandonnerai pas la ville », promettait-elle. Mais son cœur ne faiblira-t-il pas à rapproche du danger ? Non. Les hordes allemandes menacent : elle organise les ambulances, prépare le linge et la charpie. Les voilà ! Elle l'a dit : elle n'abandonnera pas la ville.
 
Et quand, le 18 octobre 1870, avec l'heure de midi, le bombardement de Chateaudun commence, on voit une frêle jeune fille, vêtue de noir, traverser la place et frapper à l'hôpital c'est Mlle Polouet. Elle a fait le sacrifice de sa vie. Partout où sa présence est nécessaire, elle court. Les obus ne respectent rien : ni l'asile des vieillards, ni les ambulances. Qu'importe ? Elle va de l'un à l'autre, pour être la première à recevoir les blessés.

Cependant, la nuit vient et l'on se bat encore ; il est dix heures et la fusillade retentit, terrible et acharnée : on dirait un suprême effort. Les francs-tireurs de Paris ont reconquis la place, mais Chateaudun brûle. L'Allemand a mis le feu - à la main - à tous ses coins. Le ciel, au-dessus de l'héroïque cité, reflète comme le brasier d'une immense fournaise. Dans le lugubre silence, qui a succédé tout à coup à la mousqueterie, ne s'entend que le craquement des maisons, qui s'écroulent avec un fracas sinistre. Les flammes, poussées par le vent, roulent dans les rues comme les flots d'un fleuve incandescent.....
   
Sous ces décombres, dans ces flammes, sont peut-être engloutis des compatriotes ou des combattants.

Quelqu'un veille à leur salut.

C'est notre héroïne.
   
Escortée de sa tante et de deux soeurs de l'hospice, elle part, guidant les pas de ses compagnes, relevant les blessés aux barricades, et arrachant à l'incendie les vieillards affolés. L'horreur de ce spectacle donne à son âme de l'audace. Ce n'est pas assez que de braver la mort au milieu de cet effondrement, elle arrêtera l'effondrement lui-même ; elle affrontera, au milieu de ses séides, l'homme farouche qui a donné le signal du pillage et de l'incendie.
   
- Le général prussien ? leur demande-t-elle. Le voilà. - Général, nous voudrions relever les blessés et les morts. - Qui êtes-vous ? - Des dames de la Société de secours aux blessés. - Des religieuses? - Non.
 
Le général et ses officiers étaient stupéfaits ; leur froid calcul leur sombre science n'avait pas prévu cette forme d'héroïsme. La Prusse avait organisé des brancardiers ; la France enfantait des brancardières. Regardant les chemins périlleux par où ces dames avaient dû passer pour venir jusqu'à lui et où elles voulaient retourner, ils se découvrirent, ils s'inclinèrent.

- Ce n'est pas tout, général ; l'incendie doit-il continuer ? - On a tué mes soldats !
 
Le général prussien s'était redressé de toute sa hauteur, en disant ces mots ; sou oeil était en feu, son bras étendu, sa voix menaçante.
 
« J'avoue qu'à cet instant - nous a dit Mlle Polouet - le sang français faisait battre nos coeurs d'orgueil ; nous pensions à cette poignée de braves qui avaient soutenu un si long choc pendant cette glorieuse journée, et nos lèvres s'ouvraient presque pour demander au général ce qu'il penserait de ses compatriotes, si l'ennemi, menaçant sa patrie, ils ne se conduisaient pas ainsi. Mais l'heure de l'humiliation avait sonné. Nos frères mouraient peut-être faute de soins : il fallait voler à leur secours. Vaincus, nous ne pouvions irriter le vainqueur.
 
- Général, reprit la tante d'Armanda, si l'incendie ne doit pas cesser, il est inutile que nous relevions les blessés, puisqu'ils doivent mourir dans les flammes, et nous avec eux, car nous ne les abandonnerons pas....
   
Et comme le général demeurait muet, inflexible : - Eh bien ! général, parlez ; devons-nous relever nos blessés et les vôtres ? - Mais, encore une fois, êtes-vous des religieuses ? - Non. - Non, en effet, vous n'êtes pas des religieuses, mais les soeurs des hommes. Allez, faites relever les blessés. - Quel sera notre sauf-conduit ? - Votre sauf-conduit ! Qui donc oserait vous insulter ? - Et qui protégera les hommes qui nous aideront ? - Vous-mêmes.
 
Et le général s'inclina pour la deuxième fois, respectueux et ému.    ,

Aussitôt les pompiers se mirent aux pompes, et Mlle Polouet courut, avec sa tante, aux quartiers où l'on s'était battu.
 
Que d'habitants, que de compatriotes, et combien de nos braves francs-tireurs lui doivent la vie ! Il n'est pas une barricade qu’elle n'ait visitée, pas une maison qu'elle n'ait sondée. Ici, ce furent des gardes mourant ; là, de nos frères d'armes mutilés ; ailleurs, des vieillards et des femmes asphyxiés qu'elle disputa au trépas. Cinq jours et cinq nuits, elle veilla au lit des amputés, les défendant contre un ennemi plein de colère, les protégeant contre toute offense, inspirant aux Prussiens un tel respect qu'ils lui obéissaient quand elle leur commandait d'être attentionnés pour ses blessés, et que leurs officiers auraient cru commettre un sacrilège en forçant le seuil d'une maison protégée par sa présence.

Cependant, Mlle Polouet a d'autres angoisses : sa grand'mère, âgée de quatre-vingts ans, est dans les larmes, croyant ses filles massacrées ; celles-ci courent à Mondoubleau la consoler ; mais, comme le frère de Mlle Polouet veut les emmener toutes en Belgique, Armanda et sa tante s'y refusent : « La France est en deuil, disent-elles ; nos blessés nous réclament nous allons les rejoindre. »
   
Ce n'était plus possible : les Prussiens, en leur absence, avaient de nouveau envahi Chateaudun. On ne passait plus.
   
Pouvaient-elles demeurer oisives et inutiles, tandis qu'on se battait sous leurs yeux, à Mondoubleau même ? Mme  Desveaux-Touzier, de cette ville, a un coeur charitable et une fort belle maison. La maison est transformée en ambulance par Mlle Polouet. A peine l'ambulance est installée qu'elle est pleine de Prussiens blessés. Mais l'ennemi est le même qu'à Chateaudun : sa rage est toujours à redouter, et, devant cette rage, il faut encore être intrépide et patriote.

La nouvelle circule, en effet, que, le lendemain, au petit jour, Mondoubleau, qui vient d'être mis à sac, sera bombardé pour s'être défendu. Mlle Polouet l'apprend à la dernière heure. Elle va au lit d'un officier prussien blessé et le prie de faire appeler le général. Le général arrive : « Général, dit Mlle Boulay-Rivière, qui, à cause de son âge plus avancé, prenait toujours la parole la première, nous connaissons votre dessein ; mais nous abandonnerons tous les malades qui sont ici et qui sont, tous, vos soldats, si une seule bombe tombe sur la ville après votre sortie de cette maison. »

Le général ne paraissait pas disposé à abandonner son projet.
   
Et moi, continue Mlle Boulay, désignant sa nièce, je ne puis me résigner à faire une deuxième fois le sacrifice de la vie de cette enfant, ni, après avoir vu ma maison pillée, me résigner à voir brûler ma ville natale. »    .

- Se tournant alors vers l'officier qui l'avait fait appeler, le général échangea quelques paroles avec lui, à la suite desquelles il promit d'épargner la ville.
 
Trois mois s'écoulèrent ainsi, où Mlle Polouet passa ses jours et ses nuits au milieu des blessés.

Mais qu'étaient toutes ces fatigues !
 
Non seulement elle s'occupait des présents, mais elle songeait aux absents : toutes les occasions qui se présentaient d'adoucir quelque malheur, elle les saisissait.
   
L'officier prussien, auprès de qui elle avait intercédé pour obtenir de son général que Mondoubleau ne fût pas bombardé, était guéri.
     
« Que puis-je pour vous témoigner ma reconnaissance ? demanda l'officier. - Qu'aucune troupe allemande ne passe plus par Mondoubleau ; qu'on rende le plus promptement possible les prisonniers de Chateaudun et de Mondoubleau ; qu'on les traite jusque-là avec humanité, et qu'on soigne nos blessés dans vos ambulances comme vous l'avez été dans la nôtre. »
 
Des traits semblables parlent d'eux-mêmes : ce serait pitié que de leur ajouter le moindre commentaire.

Aussi nous contenterons-nous de relater encore ceux-ci :

Le frère d'Armanda est à Bruxelles ; il faut qu'il participe à son oeuvre ; c'est lui qu'elle prend comme intermédiaire pour faire passer argent et lettres aux prisonniers.
   
Les parents, désolés, ne reçoivent pas de nouvelles de leurs enfants ? Elle écrit à l'officier prussien qui lui doit la vie et, par lui, obtient renseignements, extraits mortuaires et adoucissernents.

Mondoubleau a été frappé d'une forte contribution de guerre.
 
En récompense des soins que les Prussiens blessés ont reçus dans l'ambulance de cette ville, et dont Armanda est la directrice, l'ennemi rend 8.500 francs de cette imposition.    Enfin, saurions-nous mieux terminer l'esquisse d'une vie si bien remplie qu'en citant ces belles paroles de notre héroïne ?
 
A Mondoubleau, le général prussien lui avait dit : « J'épargnerai la ville, mais à la condition que vous me répondiez sur votre tête de la vie de ce jeune officier. - Je ne connais pas d'ennemis, quand ils sont blessés, » répondit-elle.

La guerre finie, la vie militante d'Armanda Polouet n'était pas fermée.
   
Des francs-tireurs blessés restaient à Chateaudun ; des veuves, des orphelins réclamaient merci et secours. La noble demoiselle, en dépit de son accablement, de ses dernières veilles et des poignantes émotions qui avaient, suivant son expression, argenté prématurément sa chevelure, continua sa tâche.
   
Pansements, consolations morales, secours en argent, démarches pour obtenir la régularisation des actes de l'état civil, elle n'eut pas de repos qu'elle n'eût séché ou rendu moins amères toutes les larmes qu'il lui était donné de connaître.
   
Nous lui devons personnellement, chaque jour encore, de pouvoir faire rendre justice ou accorder miséricorde aux familles de nos compagnons d'armes qui ont succombé glorieusement à Chateaudun.

Aussi son nom est-il prononcé par tous avec un respect touchant.
 
Pour elle, elle ne semble pas se douter du courage et de la force d'âme qu'elle a déployés durant la campagne.

« J'ai fait mon devoir, dit-elle ; j'ai écouté ma conscience ; et si ma porte est ouverte aux malheureux, quoi de surprenant ? N'est-ce pas l'obligation de toute chrétienne ? »

L'humanité est honorée par des caractères de cette grandeur.

Nous le répétons : la nation qui les possède est heureuse.

Non, France, tu ne périras pas !

Paris, décembre 1873.

Édouard LEDEUIL,
Lieutenant-colonel des francs-tireurs
de Paris-Chateaudun.


Armanda Polouet

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