Ninon de Lenclos
(1620-1705)

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La coquette vengée
(1659)
[traditionnellement et faussement attribué à N. de Lenclos]

    Ma nièce disait Éléonore à Philomène, quand vous serez à Paris, ne faites point amitié ni conversation avec toute sorte d'hommes : il y a bien du choix à faire parmi eux; mais surtout évitez les philosophes. Voilà un mot que vous n'entendez pas, je le vois bien, un peu de patience, vous allez bientôt savoir ce que c'est. Quand Dorilas votre frère, allait au collège, vous avez vu souvent dîner chez vous un certain homme qui faisait tant de révérences et tant de gestes en entrant, qui riait an nez de tout le monde, qui parlait toute sorte de langues hormis la nôtre, qui avait toujours les cheveux mal peignés, la barbe sale et le collet entrouvert, toujours crotté, toujours la soutane grasse et le long manteau déchiré. Ne vous souvient-il pas d'un éclat de rire qui vous prit à table, un jour, quand il disait au laquais qui lui donna à boire qu'il se couvrît, autrement, qu'il n'accepterait jamais le verre de sa main, avec des compliments si longs et si opiniâtres qu'il fût mort de soif, si votre père n'eût eu pitié de lui? Vous le connaissez; c'était le maître qui enseignait la philosophie à Dorilas; c'était un philosophe, mais il n'était pas de ceux dont je veux vous parler.

    Vous avez encore ouï parler cent fois d'un certain abbé qui est dans notre voisinage, dont la vie est toute retirée, qui ne songe qu'à lui, qui ne veut point faire d'amis de peur de s'engager à être le leur, qui se cache au grand monde pour en éviter l'embarras, qui fuit les compagnies comme autant d'occasions d'intrigues et de soucis, qui n'aime que ses livres et ses chiens, et encore plus ses chiens que ses livres; et autant de fois que nous en avons parlé, nous avons toujours ouï dire que c'était un philosophe; ce n'est point encore là ce que j'entends.

    Il y a d'autres philosophes qui aiment la compagnie, mais celle de leurs semblables, où ils ont leurs coudées franches et la liberté entière de tout dire et de tout faire, des philosophes goinfres, qui courent le cabaret, qui ivrognent sans cesse, parce qu'ils disent qu'ils n'ont jamais tant de plaisir que quand ils ont noyé ou endormi leur raison, qui leur joue cent mauvais tours quand elle veille, qui les contraint de faire cent réflexions fâcheuses, et qu'ils appellent l'ennemie capitale de leur repos. Ces philosophes-là portent leur reproche avec eux.

    Quand je dis donc que vous devez éviter les philosophes, je n'entends point parler d'un docteur, ni d'un solitaire, ni d'un libertin dont la profession est ouverte et déclarée. J'entends certains pédants déguisés, pédants de robe courte, des philosophes de chambre qui ont le teint un peu plus frais que les autres, parce qu'ils se nourrissent à l'ombre et qu'ils ne s'exposent jamais à la poussière et au soleil; des philosophes de ruelles qui dogmatisent dans des fauteuils; des philosophes galants qui raisonnent sans cesse sur l'amour, et qui n'ont rien de raisonnable pour se faire aimer. Vous ne sauriez croire combien ces gens-là sont incommodes.

    Au commencement que j'étais à Paris, encore toute pleine de l'air de nos provinces, lorsque le premier venu m'était bon pourvu qu'il me dît quelque chose, je fis connaissance avec un de ces gens-là. Il vint, par hasard, dans une maison où j'étais en visite avec une de mes cousines; il était habillé fort uniment, il n'avait ni ruban ni dentelle, il ne me souvient pas même s'il avait des glands; son chapeau était un peu lustré, avec un petit crêpe, son bas de soie ne faisait pas le moindre pli, le manteau sur les deux épaules, le pourpoint fermé, la petite manchette au bout, le gant de Grenoble à la main, il n'y avait rien de superflu; un clin d'oeil, un sourire, un petit mouvement suppléaient à toutes ces révérences étudiées qui ne sont bonnes à rien. Le fils de la maison lui fit grand accueil. « Voilà mon fils qui est ravi de vous voir », lui dit sa mère.

    « C'est Monsieur tel », dit-elle à toute la compagnie; et dans la compagnie il y avait force dames. Je ne vis pas qu'elles s'en émurent beaucoup. Je crus que l'entretien, qu'il avait interrompu par son arrivée, les attachait si fort qu'elles ne pensèrent point à lui faire compliment. Son nom ne m'était pas inconnu; des jeunes gens qui revenaient de Paris m'en avaient parlé dans la province. Il prit un siège auprès de moi. On continua l'entretien d'un certain mariage qui s'était fait à la cour. Ni lui ni moi ne disions pas un mot : moi, parce que je ne savais rien; lui, parce que le sujet ne lui plaisait pas. Il s'imagina que la même raison nous faisait taire tous deux. Après avoir attendu quelque temps : « Nous ne sommes, ni vous ni moi, me dit-il tout bas, du grand entretien; nous en pouvons faire un second entre nous sans troubler le leur : aussi bien elles parlent si haut qu'elles s'étourdissent elles-mêmes, et par conséquent il est impossible, dans le bruit qu'elles font, qu'elles nous entendent. » Je lui répondis, il me dit encore quelque autre chose; je lui fis aussi quelque autre réponse, mais j'affectais toujours de mettre dans ce que je disais quelque pointe et quelque mot extraordinaire. Il me reconnut provinciale; il me fit alors cent questions sur mon pays, sur ma naissance, sur mon nom, sur ma demeure, sur les livres que je lisais. Que ne dit-il point contre Balzac, Voiture et tous les faiseurs de lettres, de comédies et de romans : « On abandonne lâchement la connaissance des choses solides pour s'attacher aux mots ». Il me tint un grand discours là-dessus avec tant de chaleur, que souvent il en raidissait le bras et fermait le poing. « Trouvez bon, me dit-il à la fin, que j'aie l'honneur de vous aller voir, et vous en saurez plus en un mois que tous ces conteurs de bagatelles ne pourraient vous en apprendre en toute votre vie. Il n'y aura point de grand sujet dont vous ne puissiez parler sur-le-champ; d'une ligne que je vous dirai, vous pourrez tirer mille conclusions et former mille discours.

    Il me vint voir quelque temps après, comme il m'avait promis. J'achetai certains livres qu'on appelle des tables. Il me les expliquait toutes les fois qu'il venait au logis. C'était toute mon occupation. Ses visites et mon étude durèrent un an et quelques mois; j'avais du loisir, je ne connaissais pas encore le grand monde; mais enfin je fus obligée de recevoir tant de visites tous les jours et à tous moments que je ne pouvais plus le voir qu'en compagnie.

    Il entra dans ma chambre, un jour que Polixène y était avec Philidor, son frère, qui est un gentilhomme aussi adroit et aussi spirituel que j'en connaisse « Monsieur, lui dit Philidor, vous êtes venu bien à propos; vous avez appris tant de philosophie à Éléonore qu'elle nous fait enrager; je lui disais qu'un amour constant était la plus belle de toutes les vertus. Elle m'a répondu fièrement que je confondais les vertus avec les passions, que l'amour était une passion et non pas une vertu, et qu'une passion ne devient pas vertu par sa durée, mais seulement une plus longue passion. Elle m'a dit cent choses de la même force; je suis à bout, je vous demande secours. » - « Comment vous pourrais-je secourir? répondit-il à Philidor; Éléonore a toutes mes forces de son côté. Elle vous a découvert la source d'une erreur, qui est commune parmi les hommes, de prendre pour une passion ce qui est souvent ou une vertu ou un vice, faute de savoir la nature et le nombre des passions. Tout cela, ajouta-t-il, est expliqué en deux tables. » Il prit le livre qui était sur un guéridon, et ayant cherché la table des passions, il la donna à lire à Philidor. « Comment! dit Philidor, est-ce là tout ce qu'on peut dire des passions, de tous mouvements impétueux qui nous agitent dans la vie? Certainement voilà une grande mer renfermée dans un espace bien étroit. Vous travaillez admirablement en petit. Quoi! il n'y a qu'une ligne pour l'Amour! Voilà une divinité bien serrée. Si c'est assez d'une ligne pour fournir à tous les amants, il faut qu'elle soit bien longue. Qui veut devenir savant avec cela a besoin d'un grand naturel. L'amour est une inclination de l'appétit au bien sensible considéré absolument. J'en serai bien plus galant quand je saurai cela! j'aurai bien plus de quoi me faire aimer! j'en aurai de bien plus belles idées pour remplir la conversation! Il n'y a rien de si beau, ni de si plein que l'amour, et cependant ce livre nous en fait un squelette tout sec, sans embonpoint et sans couleur. Si toute la philosophie de cet homme-là est de même, savez-vous ce que j'en pense? c'est une reine bien pauvre et bien maigre, dont les tables sont bien mal servies. »

    Mon philosophe voulait s'échauffer contre Philidor; mais pour finir le sujet d'un entretien qui allait s'aigrir, je pris mon luth, je touchai quelques sarabandes. Philidor, avec son dégagement ordinaire, les dansa toutes. Nous parlâmes ensuite de la danse. Je croyais avoir ôté par ce moyen toute occasion de dispute, quand Polixène, par une belle malice, s'avisa de me demander si dans mon livre il n'y avait pas une table de la danse. « Monsieur, dit Polixène au philosophe, il faut que vous en fassiez une pour l'amour de moi. » - « Cela est fort aisé, dit Philidor, je lui en sauverai la peine. Je mettrai premièrement quelques propositions générales pour montrer la nécessité ou utilité de la danse. J'en ferai après la définition : La danse est un mouvement mesuré du corps au son de la voix ou de l'instrument. Elle est ou simple, ou figurée, ou par bas, ou par haut. Ensuite, j'en remarquerai la différence : les sarabandes, les branles, les courantes, les ballets; j'en distinguerai les pas : le pas coulé, le gravé, le coupé, l'entrechat. Adieu les maîtres à danser; quand ma table sera faite, quiconque la lira sera un habile sauteur. »

    Polixène se mit à rire de tout son coeur. Mon philosophe sortit de dépit. Je courus après lui; je lui fis des excuses dans mon antichambre, le mieux que je pus. Il me dit que tout cela ne le choquait point; que Philidor était un jeune homme sorti fraîchement de l'académie, qui voulait s'égayer; qu'il était bien trompé si sa soeur n'était une franche coquette; qu'il voyait bien qu'il ne pourrait plus me gouverner à l'avenir; qu'il me suppliait de l'en dispenser; qu'il m'enverrait à sa place un de ses anciens écoliers, qui savait sa méthode aussi bien que lui. Je lui fis mille remerciements des bontés qu'il avait pour moi. Nous nous séparâmes. Voici le commencement d'une histoire bien plus plaisante.

    Mon philosophe, encore qu'il ne parlât que par tables, par définitions et divisions, était pourtant commode en ce point qu'il était content pourvu qu'on l'écoutât, et n'exigeait rien autre chose ni de moi, ni des femmes qu'il voyait, qu'un peu d'attention qui était bien due à ses discours.

    Ce n'était point là l'humeur de son ami, que Philidor appelait son prévôt de salle. Il faisait le galant; il voulait persuader l'amour dont il parlait; il soupirait quelquefois; il chantait même des airs dont il se disait l'auteur, aussi bien que des paroles. Il était jaloux généralement de tous les hommes; il censurait tout ce qu'ils disaient; il n'en trouvait pas un qui raisonnât à son gré; ils étaient tous ou des ignorants ou des étourdis. Notre sexe même, qui est sacré et inviolable parmi les honnêtes gens, n'était point pour lui plus privilégié que tout le reste; il s'érigeait en censeur de toutes les beautés, il se mêlait de juger du caractère et du tour d'esprit que chacune avait, avec une présomption si grande qu'il semblait, à l'entendre, que nous n'eussions de grâce que ce qu'il lui plaisait de nous en distribuer.

    Cela attira sur lui une conjuration universelle de toutes les femmes et de tous les hommes qui venaient chez moi. On ne m'en dit rien, parce qu'on savait bien que j'eusse eu pitié de lui, et que j'eusse rendu le complot inutile en le découvrant.

    Comme ils épiaient sans cesse quand il me viendrait voir, il leur fut aisé de le surprendre dans ma chambre. Ils y arrivèrent tous en un moment. Jamais assemblée ne fut plus grande. Tout le monde lui fit d'abord cent civilités. J'en étais étonnée. « L'incomparable, l'inimitable, le plus galant, le plus spirituel, le plus propre à tout, le plus poli de tous les hommes », lui disait-on. Il ne se reconnaissait pas. On le pria de faire un petit discours; il expliqua les huit béatitudes. On s'écriait de temps en temps : « Sans mentir, cela est admirable! » On le pria de chanter, et, bien qu'il le fit avec des efforts effroyables, des convulsions et des contorsions de possédé, bien que sa voix fût aussi pitoyable et lugubre que son visage est basané et mélancolique, on disait tout haut qu'on n'avait plus besoin de Lambert ni de sa soeur. C'étaient des applaudissements perpétuels. Polixène lui montra un billet doux qu'elle avait reçu; il ne voulut pas seulement le lire. C'étaient des bagatelles qui ne pouvaient amuser que des esprits mal faits; chacun lui dit qu'il avait bien raison, et que l'homme était né pour des choses plus grandes. Jamais homme ne fut plus satisfait, ni plus content de lui-même; et parce que c'était Polixène qui le caressait le plus, cela lui donna la hardiesse de venir auprès d'elle, et de lui dire quelques douceurs. Elle les recevait avec un tel tempérament qu'elle l'embarquait toujours de plus en plus; il lui prenait même la main, lui touchait le bras, et, feignant de lui vouloir dire un mot à l'oreille, il la baisa. Alors Polixène lui appuya un grand soufflet.

    C'était le signal des conjurés. Chacun se rua sur lui; l'un lui donnait une nasarde : « Voilà pour le philosophe amoureux! » L'autre de grands coups d'épingle: « Voilà pour le musicien amoureux! » L'autre de grands coups de busc sur les oreilles : « Voilà pour le poète amoureux! » Je fis ce que je pus pour secourir sa philosophie, sa musique et sa poésie attaquées de toutes parts; et tout ce que je pus, fut de le tirer de la presse, et de lui ouvrir la porte pour s'enfuir.

    Il criait de toute sa force on s'en allant : « Coquettes, coquettes, je saurai bien me venger! » Et on m'a dit qu'étant mort, ou de ses blessures, ou de désespoir, on a trouvé parmi ses papiers une grande invective contre les femmes, sous le nom d'Aristandre, que ses héritiers ont fait imprimer à leurs dépens.

    J'étais assez fâchée que ce malheur lui fût arrivé chez moi; mais je m'en dois accuser moi-même pour avoir été si facile que de donner accès chez moi à des philosophes, c'est-à-dire à des gens qui portent la censure, la médisance et le désordre dans les plus belles, les plus douces et les plus agréables compagnies. Ma nièce, soyez sage par mon exemple, et donnez-vous en de garde.

    Ainsi parlait Éléonore à Philomène, qui en entendait une partie et devinait le reste.

 
Voir Ninon de Lenclos, un site proposé par Roger Duchêne

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