Catulle Mendès
(1841-1909)

leaf.gif

La petite servante
(1876)


Toute petite, chétive, roussâtre, en haillons, avec de grands yeux doux et bêtes, c'était elle qui portait au château, l'été, les oeufs frais et le lait de la ferme. Elle disait en entrant dans la cuisine : « voilà, »  et se, tenait prés de la porte, debout, attendant qu'on lui répondit : « c'est bien », considérant la batterie de cuisine dont le cuivre flambait au soleil, tordant ses doigts sur son tablier de cotonnade, effarée. Le cuisinier, de blanc habillé et grave, lui apparaissait comme un personnage étrange, presque imaginaire, et lointain, quoiqu'il fût là. Elle était la fille d'un homme qui travaillait à la ferme et d'une femme, qui était morte. Peu de personnes savaient qu'elle s'appelât. Germaine ; comme on la rencontrait souvent paissant des oies, la gaule à la main, dans les venelles bordées d'épiniers, on l'appelait la Gauleuse. Un jour, M. le curé, son bréviaire sous le bras, était passé à côté d'elle et lui avait donné sur la joue, avec deux doigts, une petite tape, en disant : « hé ! hé ! » Cette tape et-ce « hé ! hé ! » c'était à peu près toute son histoire. Elle se la racontait tous les jours, s'y intéressant. Ses oies étaient très méchantes pour elle, l'une surtout, la plus grosse. Elle aurait bien voulu être bergère de moutons, parce que les moutons sont doux et qu'on peut sauter avec eux. Mais elle était trop petite. Plus tard, son rêve se réaliserait peut-être. Elle aurait huit ans, vinssent Pâques-Fleuries.

Une fois, le cuisinier lui dit : « Il y a du monde à dîner. Reste. Tu aideras. » C'était bien autre chose, cela, que la tape de M. le curé ! Elle se sentit toute fière ; elle comprit qu'elle entrait dans la vie, décidément. A l'office, où elle dîna, on lui fit boire du vin ; c'était la première fois qu'elle buvait de « l'eau rouge », comme elle disait. Elle fit la grimace et replaça le verre ; mais le cuisinier, qui était un homme très gai sous son apparence solennelle, la força de boire deux ou trois fois, pour rire. Elle se grisa. Elle parlait, parlait. Elle racontait sa grande aventure avec M. le curé, et que les oies lui mordaient quelquefois jusqu'à l'os ses pauvres mollets nus. On la fit boire encore. Elle fut très-malade ; elle dut se coucher, dans la cuisine, sur deux chaises, laisssant pendre ses maigres bras. « Sotte ! » dit le cuisinier. Elle avait la figure blême et les yeux fixes. Elle souffrait et geignait, ne comprenant pas. Lucien, le fils de la baronne, un bambin de dix ans, passa par là, et, voyant cette petite qui était malade, lui pinça jusqu'au sang l'un de ses bras rugueux et rouges. Elle poussa un cri, et regarda. Il avait un habit de velours bleu et une grande collerette de guipure, sur laquelle remuaient des boucles de cheveux blonds. Elle sourit, baissa deux ou trois fois la tête en signe dé consentement, se souvint de ses oies qui étaient aussi méchantes, mais qui n'étaient pas aussi jolies, et, relevante jusqu'à l'épaule sa manche guenilleuse, elle caressa longtemps,, avec plaisir, le mal qu'on lui avait fait.

Plus tard, la baronne s'intéressa à elle. Quand il eut été décidé qu'on l'emmènerait à Paris pour en faire une petite femme de chambre, elle fut très-contente, à cause de Lucien, et très-triste, à cause de ses oies. Elle les mena paître, une fois encore, très longtemps. Elle leur parlait. «Voilà, je vais à Paris, et vous n'y allez pas. » Elle s'assit sur le bord de la route, parmi les branches épineuses qui la piquaient, les laissant faire, regardant les labours, les prairies, les trois peupliers droits et pointus au milieu de la plaine, et, là-bas, l'horizon. Elle disait adieu, inconsciemment. Elle alla boire à une flaque d'eau, derrière la baie. Elle prit sous une branche un nid de rossignols de muraille, un nid vide, sec, de l'an passé, et l'emporta, comme un souvenir. L'une après l'autre, elle caressa les oies, songea que ce serait très joli, une oie qui aurait un habit de velours bleu et une collerette de guipure, et baisa sur le cou, tendrement, la plus grosse de ces bêtes, celle qui était très méchante.

A Paris, elle vécut dans l'embrasure d'une fenêtre, à côté de l'anti-chambre, marquant des mouchoirs, rapiéçant des torchons. On lui avait appris à coudre, mais on ne lui avait pas appris à lire. Lire, pour les personnes de la condition de Germaine, ce n'est pas salutaire. Lire porte à penser, et, une fois que l'on pense, on ne raccommode pas si bien les chemises. Les domestiques l'estimaient peu, parce qu'elle était silencieuse, obéissante et dévouée à sa maîtresse. Elle ne sortait jamais, si ce n'était le dimanche, pour aller à l'église. Elle se montrait très-pieuse, sans comprendre. Chaque soir elle disait : « Notre père, qui êtes aux cieux... » De Paris, elle ne connaissait guère que la rue qui était devant la fenêtre ; les passants lui semblaient des personnages extraordinaires, d'une espèce dont elle n'était pas ; les voitures, c'était étrange ; elle admirait les pavés. Pâques-Fleuries étaient passées deux fois. Elle cousait. Elle avait toujours ses grands yeux bêtes et doux. Jamais âme n'avait été aussi seule que la sienne. Elle n'était pas triste pourtant. Elle voyait quelquefois son jeune maltre, si fier, si bien mis. Quand il entrait dans la chambre où elle travaillait assise du matin au soir, elle tremblait de tous ses membres ; sans lever la tête, cousant toujours, précipitant les points, se piquant les doigts. Un jour, tout à coup, il lui dit : « Viens jouer. » Elle se dressa, stupéfaite, la bouche béante, comme devant un miracle. Il avait ce jour-là une veste de velours noir soutaché d'or. Ils jouèrent. Lucien était à califourchon sur une chaise renversée, que Germaine, à titre de cheval tirait. Il était lourd déjà, elle était encore bien faible ; elle haletait, extasiée. Pour qu'elle marchât plus vite, il lui donnait des coups de poing dans le dos. « O mon Dieu ! O mon Dieu ! » répétait-elle avec ravissement. Il lui dit « Il me faudrait un fouet ; » elle courut à la cuisine et rapporta un trèsgros martinet qu'on employait à épousseter les habits. Lucien s'en servit. Il était déjà très-fort. Il fouettait, elle courait, elle disait :  « Ah! monsieur ! monsieur ! » et pleurait de joie, meurtrie. Le soir, à la cuisine, après avoir dîné avec les domestiques, assise encore à la table, elle ferma les yeux lentement, sourit, et on l'entendit murmurer : « Comme c'était bon ! » Le cuisinier lui dit : « Gourmande ! »
 
Un jour, Lucien déroba dans le buffet une bouteille de vin d'Espagne. A cette époque Lucien fumait déjà la cigarette dans les coins. On l'interrogea, il répondit : « J'ai vu Germaine emporter une bouteille. » La baronne fit venir la petite servante. « C'est toi qui as volé la bouteille ? » Lucien interrompit : « C'est elle. » Germaine dit : « C'est moi. » La baronne donna un soufflet à Germaine. « C'est bien fait, » dit Lucien. « Oui, dit Germaine, c'est bien fait. »

Le temps passa. Elle était toujours mince et chétive, toute petite. Laide ? oui. Avec des taches de rousseur sur les joues, sur le nez, sur le front. Ses grands yeux, bons et vagues, étaient ceux d'une brebis. Elle avait une robe noire, étroite, qui tombait tout droit de l'épaule à la cheville ; la ceinture seule marquait la taille. Lucien était un jeune homme à présent. Il lui dit un soir : « Maman ne veut pas qu'on me donne la clef de la porte. Je suis obligé de sonner, on s'aperçoit que je rentre tard et l'on me gronde. Ecoute, ne te couche pas, je frapperai dans mes mains, tu viendras m'ouvrir sans faire de bruit. » C'était l'hiver. Elle restait, ,jusqu'au matin quelquefois, sans dormir, dans une chambre sans feu, guettant le signal. Puis elle descendait, une petite lampe à la main. Il fallait traverser la cour de l'hôtel. Quelquefois il avait neigé. Pour ne pas faire de bruit, elle ne mettait pas de souliers. Elle marchait pieds nus, dans la neige. La bise l'enveloppait. Elle claquait des dents. Elle prit un rhume qui ne la quitta plus. Elle ouvrait la porte en retirant une grosse barre transversale qui lui, glaçait les mains. Lucien disait : « Tu me fais toujours attendre je gèle. » Une fois elle répondit : « A l'avenir, je me tiendrai dans la cour. » Et elle fit ainsi. L'hiver était très-froid.

Il arriva qu'une nuit, Lucien, en rentrant, était gris. Il venait de quelque bal masqué. Il était vraiment fort beau dans son costume vert et rose, un costume de mignon. « Oh ! » dit Germaine en élevant la lampe. Ils montèrent ensemble l'escalier de service. Il se heurtait à la muraille, il murmurait ce refrain d'une opérette alors en vogue : « Un jour, passant par Meudon, une jeune Polonaise... » et le reste. Elle écoutait, admirant. Il trébucha. En se retenant, il tourna la tête. Il regarda Germaine. Il était gris. C'était une femme. Bah ! il la prit par la taille et la baisa brusquement sur les lèvres. Elle frémit toute entière, comme un oiseau qui secoue ses plumes, et tomba évanouie sur les marches, avec la lampe qui se brisa. « Au diable la sotte ! » s'écria Lucien, qui s'enfuit, craignant que le bruit n'eût donné l'éveil.

Elle ne travailla plus dans l'embrasure de la fenêtre, à côté de l'antichambre. Elle prit l'habitude de s'asseoir dès le matin sur une marche de l'escalier de service, toujours la même, et de coudre là. Les domestiques se moquèrent d'elle ; elle laissa dire. Elle était devenue étrange. Quelque chose s'était allumé dans ses yeux doux, moins vagues. A mi-voix, tout en cousant, elle chantait longtemps, longtemps, un air, toujours le même : « Un jour, passant par Meudon, une jeune Polonaise... » Elle chantait cela quelquefois très-gaiment, très-vite, quelquefois très-lentement, avec une langueur profonde, détaillant les syllabes, prolongeant les notes. Ce flonflon était alors.d'une tristesse infinie. « Une jeune Polonaise me dit : Jeune homme, pardon... » et, tout à coup, elle fondait en larmes. Elle se trouvait bien heureuse.

Lucien se rangea. Il fut question de le marier. La demoiselle, riche, était jolie. Il en devint amoureux. « Mariez-nous vite, » dit-il. On les maria. Germaine fut attachée au service des nouveaux époux ; elle avait demandé cette faveur. Le jour des noces, elle était, dès le matin, dans l'appartement nuptial. Elle allait, venait, courait, mettait les meubles en place, disposait les fleurs dans les jardinières, souriait, disait : « C'est très joli ici, » et n'avait jamais été si contente. Elle portait une petite robe de soie noire que lui avait donnée la mariée. Elle répétait : « Monsieur Lucien... bien heureux... bien heureuse... » Le soir, elle songea qu'à ce moment, à la noce, on dansait, et elle se mit à danser aussi en chantant sur un rhytme de valse : « Un jour passant par Meudon... » Vers minuit, elle aida la mariée à se défaire. La chambre, aux tentures pâles, à peine éclairée, était mystérieuse et charmante. « Comme vous êtes jolie ! » dit-elle à l'épousée. Elle activa le feu, aligna soigneusement les deux oreillers du lit conjugal, baisa furtivement celui qui était le plus près du bord, et dit à Lucien qui entrait : « Bonne nuit, monsieur Lucien, » en riant.
 
Une heure plus tard, elle sortit de la maison. Elle marchait vite, droit devant elle. Dans les rues, personne. Il avait plu. Le ciel très bas, très sombre, avait çà et là de brusques éclaircies pleines d'étoiles ; la lumière des réverbères glissait sur les pavés humides. Elle allait, le long des maisons. Elle était fort gaie. Elle chantait. en marchant. Elle marcha pendant plus d'une heure. Elle entendit un grand bruit doux et uniforme, celui d'une rivière qui coule. Elle s'engagea sur le Pont-Neuf. Au milieu elle s'arrêta, regarda autour d'elle, vit quelle était seule, et se mit à parler tout bas. Ce qu'elle disait, c'était une prière : « Notre père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié... » Elle s'interrompait quelquefois de la prière pour reprendre la chanson. Elle monta sur le parapet, « un jour, passant par Meudon..., » regarda l'eau, retira son tablier, en arracha le ruban, « une jeune Polonaise..., » roula sa robe autour de ses petites jambes maigres, l'assujettit avec le ruban, comme si elle avait eu peur que d'en bas quelqu'un ne vît ses jambes, « me dit jeune homme, pardon... pardon... notre père qui êtes aux cieux... pardon... pardon... » et disparut dans l'eau qui, à cet endroit, reflétant une éclaircie céleste, était toute bleue et pleine d'étoiles.


(texte non relu après saisie. 23.09.07)

ACCUEIL   -   SOMMAIRE   -   JOURNAL DES NOUVEAUTÉS   -   BIBLIOGRAPHIE