René Maizeroy
(Baron René Jean Toussaint)
(1856-1918)

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Vieille histoire
(1882)


I

EN ce temps-là, campé comme une sentinelle altière sur des falaises grises qui dominaient l'Océan, le lourd château des Penkaradec enveloppait de son ombre massive les landes immenses et les vergers de pommiers dont les verdures robustes l'étreignaient éperdûment. Ses quatre tours carrées trouaient la nappe bleue du ciel. Les goélands tournoyaient au-dessus, d'un essor lassé. Et dégringolant vers la mer qui s'épandait immobile, tachée de voiles, jusqu'à la barre mystérieuse de l'horizon, les masures du village se pressaient, s'appuyaient les unes contre les autres comme un troupeau épeuré...

Mais, depuis la date lointaine où le seigneur baron, bardé de fer et son pennon brodé de la croix sainte flottant au vent, avait disparu avec ses hommes d'armes, au tournant du chemin qui mène à Vitré, le logis entier semblait avoir perdu son âme bruyante et sommeillait dans une paix morne ainsi qu'un cimetière abandonné. Toute la vie, toute la joie s'étaient enfuies derrière le maître qui guerroyait aux infidèles pays d'outre-mer. Les aboiements stridents des meutes, les fanfarades des oliphants, et le tumulte des chevaux inquiets s'ébrouant sur les dalles des cours ne réveillaient plus les échos muets. Une tristesse profonde s'alourdissait comme unechape de plomb sur les êtres et sur les choses.

Elle s'alourdissait aussi sur le cœur navré de la très haute baronne Stylite, abandonnée cruellement en plein rêve d'amour, telle que cette princesse Ariadne qui pleure et couvre de ses sanglots l'éternelle plainte de la mer, dans les légendes et doïnes païennes. Le seigneur Yves n'avait même pas défait les draps parfumés de la couche nuptiale. Il était parti pour la croisade — le jour du mariage — sans écouter les derniers épithalames que marmottait le chapelain, sans effleurer de ses lèvres rudes la bouche rose de sa jeune épousée.

Et elle attendait le retour, comptant les mois, comptant les heures, écoutant bourdonner à ses oreilles la mélancolisante complainte de l'ennui, tandis qu'elle égrenait son rosaire d'ivoire, ou que jouant du rebec, le coude appuyé sur des
coussins, elle contemplait d'un regard fixe, par les vitraux entrouverts, l'Océan où n'apparaissaient pas encore les nefs impatiemment désirées. A la voir avec ses larges yeux avivés de cernures bleuâtres, ses joues pâlies, ses lèvres palpitantes qui s'offraient à quelque caresse inconnue, ses cheveux fauves enserrant comme d'un cercle d'orfèvrerie son bonnet pointu de magicienne posé sur le front, on eût dit d'un lis frileux qui se mourait lentement loin du soleil...

Durant ses veillées monotones, elle avait appris, dans des manuscrits enluminés, les douces doctrines qu'elle ignorait et, savante maintenant en l'art d'aimer, brûlée de désirs inéluctables, rêvant de se donner, de connaître la morsure divine des voluptés, elle cherchait partout le bien-aimé qui l'enlaceraitune nuit de ses bras ardents.

Des jours, elle feignait de dormir au fond de son fauteuil armorié, lorsque son page lui faisait la lecture pieuse des Évangiles, et, laissant son pellisson de soie s'entr'ouvrir discrètement, elle frôlait languissamment de son bras demi-nu la chair frémissante de l'enfant. D'autres fois, elle lui contait à voix basse ces devis galants qui troublent la cervelle comme une lampée de vin doux puisée au pressoir. Elle allait du page au sénéchal, du sénéchal à l'échanson, de l'échanson aux arbalétriers qui veillaient sur les tours. Elle s'offrait avec une naïve impudeur. Elle les grisait de folie. Elle les exhortait au péché mortel des yeux, des gestes, des soupirs et des paroles.

Cependant, ni les uns, ni les autres, ni le page, ni le sénéchal, ni l'échanson, ni les arbalétriers ne paraissaient comprendre la belle amoureuse. Volontiers ils se fussent bouché les oreilles de cire pour ne pas l'entendre, ils se fussent voilé les yeux d'un bandeau épais pour ne pas la voir, ils se fussent sauvés à cinq cents lieues du château pour résister à la tentation de trahir leur seigneur, car le baron Yves les avait accoutumés au poids de son gantelet d'acier et ils n'osaient encourir sa colère inflexible de justicier.

Et, désespérée, malade, trempant ses oreillers de larmes, la très haute baronne Stylite se tordait les bras et se lamentait chaque nuit, dans son lit glacé, de ne pouvoir trouver l'adoré qui effeuillerait brutalementla floraison intacte de sa virginité...


II

Or, certaine après-midi de mai, tiède, parfumée de senteurs errantes, où les abeilles bourdonnaient dans l'air trempé de bleu, où les oiseaux se répondaient de buissons en buissons, poursuivie par son éternel souci, Stylite de Penkaradec longeait, toute seule, la tète basse, un étroit chemin que les herbes folles envahissaient et que les pommiers couvraient d'un dôme fleuri.

C'était dans les vergers du château ; — des vergers incultes, plantés depuis des siècles, et qui grandissaient sauvagement au gré de la nature comme une futaie inviolée. Les troncs énormes, trapus, des pommiers semblaient les colonnes bizarres d'un cloître. Leurs branches embroussaillées de larges bouquets de gui, vernissées comme d'une lèpre de plaques de mousse, s'entrelaçaient, bouchaient de leur végétation affolée les pans du ciel qui s'éparpillaient de-ci, de-là. Et elles étaient étoilées de fleurs si innombrables, si radieusement épanouies, que la lumière filtrée par tous ces pétales immaculés coulait comme une nappe de lait figé, limpide, transparente, noyant les fonds en une teinte unique qui les décolorait.

Stylite marchait à travers ces clartés d'apothéose, lorsqu'elle aperçut, de loin, un petit malingreux qui dormassait sur le dos, au milieu des herbes. Elle le reconnut aussitôt.

Bien souvent, en effet, elle l'avait rencontré sur sa route, ce pauvre déshérité que les manants chassaient à coups de pierres de leurs chaumines, et qui vaguait ainsi qu'une bête fauve dans l'épaisseur des bois ! Bien souvent elle s'était attardée à examiner à la dérobée sa longue chevelure qui lui tombait sur les yeux, ses membres souples qui se dessinaient entre les déchirures de ses mauvais haillons ! Bien souvent elle s'était sentie attirée par le sourire éternel qui découvrait les dents aiguës du mendiant !

Elle savait son nom et son histoire. Il s'appelait Jan, et il y avait quinze ans que des pâtours l'avaient ramassé sous une touffe de genêts, dans la lande. Jamais il n'avait prononcé une parole. Il chantait des sons inintelligibles. Il riait sans cesse d'un rire énigmatique d'idiotet les paysans avaient peur de lui comme d'une bête malfaisante.

Stylite regarda longtemps l'endormi. Elle frémissait nerveusement. Elle rougissait. Ses yeux luisaient. Ses deux mains se crispaient l'une contre l'autre. Une rébellion instinctive la retenait. Enfin, n'en pouvant phis, elle murmura d'un accent assourdi :

— Celui-là m'aimera peut-être !

Puis, comme prise d'une résolution soudaine, elle se dévêtit hâtivement derrière un arbre. Un à un, ses vêtements et ses linges glissèrent le long de son corps et, splendidement belle dans sa nudité virginale, elle se redressa alors, se cambrant en une pose triomphale de victorieuse. La lumière neigeuse l'illuminait de reflets éblouissants comme une statue de marbre. Ses cheveux dénoués ruissclaient jusqu'à sa croupe adorable. Elle n'était plus femme. Elle était la déesse souveraine qui foule sous ses pieds méprisants le troupeau prosterné des hommes.

Et, à pas lents, courbant à peine les tiges des plantes, elle s'approcha ainsi de l'idiot et le baisa très doucément aux lèvres. Il poussa un cri d'effroi et instinctivement, se croyantéveillé par une apparition, il s'agenouilla devant elle, les mains jointes, comme pour prier.

Elle le releva et l'attira contre sa poitrine. Elle lui parlait par gestes, lui faisant lire le poëme d'Amour, stations par stations, sur son corps enivrant. Elle répétait ses leçons en les interrompant par des flux de caresses, des mots tendres, passionnés qui vibraient ainsi qu'un roucoulement de ramier. Et ils se roulaient parmi la neigée de fleurs qui sans trêve tombait des branches.

L'enfant avait compris le langage muet de Stylite et, assoiffé de jouissances comme un fauve inassouvi, il se ruait sur ce corps abandonné àses élans fougueux, il déchirait de morsures les épaules de la baronne, il ne voulait pas se désenlacer de son étreinte...


III

Stylite ne rentra au château qu'à la nuit tombante, brisée, éperdue, haletante, et l'âme inondée de joie. Le lendemain, elle retourna dans le verger. L'idiot l'attendait à la même place, les lèvres élargies par son éternel sourire. Et elle se donna de nouveau dans les fleurs...

Chaque jour, pendant des mois, elle vint en cette alcôve mystérieusement embaumée. L'enfant la suivait partout comme un chien fidèle ; il se jetait avec une jalousie rabide à la gorge de ceux qui osaient regarder son amoureuse. Elle finit par le garder toujours auprès d'elle. Il couchait à ses pieds ; il mangeait dans sa main ; et, la nuit, il redevenait le maître souverain, le dompteur très aimé devant lequel la hautaine baronne se traînait avide de baisers nouveaux, de monstrueuses chimères...

Elle avait oublié la Croisade. Elle croyait son époux endormi du sommeil éternel au fond de quelque ravin sinistre, là-bas, en Palestine. Elle se moquait des anathèmes du chapelain, des menaces sourdes que proféraient les arbalétriers indignés.

Et, une nuit d'hiver, sans faire sonner les oliphants, sans assembler les vassaux, le sire de Penkaradec revint en ses domaines, et surprit en plein sommeil les amants rassasiés, qui rêvaient d'amours éternisées dans les bras l'un de l'autre,au milieu de son grand lit surchargé de blasons.

Il jura leur male mort et se vengea horriblement.

Le bourreau planta deux potences solides sur la grande place du village. Tous les manants d'alentour furent convoqués à son de trompe et, — le dimanche de Lœtare, — la baronne Stylite et l'idiot furent pendus, sans confession et sans les derniers sacrements.

Auprès de chaque potence, le baron avait fait dresser une chaire tendue de draperies de deuil, et pendant deux journées et deux nuits, des moines farouches clamèrent aux paysans assemblés des homélies inexorables sur le péché d'adultère. Les gestes effarés qui soulevaient comme des ailes les manches de leurs frocs blancs chassaient loin des deux cadavres défigurés les impatientes envolées de corbeaux, et l'Océan sanglotait plus désespérément au pied des falaises, comme s'il eût pleuré la mort des pauvres
amoureux.  

(texte non relu après saisie, 18.I.10)

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