René Maizeroy
(Baron René Jean Toussaint)
(1856-1918)

leaf.gif

Mâme Cachemire
(1882)


I
C'ÉTAIT au Luxembourg — près de la fontaine Médicis — un de ces jours frileux d'octobre où l'air vibrant est rayé de fils soyeux qui ondulent. Le vent d'automne défeuillait les grands platanes. L'eau du bassin avait des teintes froides d'ardoise, et des ellipses argentées s'élargissaient démesurément sur sa nappe vaguement remuée chaque fois que tombait des branches grises une feuille sèche. Dans les urnes de marbre, les hortensias grelottaient, fanés. Les pelouses, d'un vert maladif, disparaissaient, malgré les râteaux des jardiniers, sous une épaisse toison rousse. Une musique militaire jouait au loin un morceau bruyant. Les sons se répondaient affaiblis, en sourdine, entre les arbres nus, à travers l'immense jardin. Et des cris d'enfants, le roulement lourd des omnibus qui descendaient de l'Odéon, couvraient de-ci, de-là, les retentissants accords des cuivres...

Je la vis alors pour la première fois.

Elle s'accotait des deux mains contre un banc de bois, immobile, écoutant comme avec des jouissances avides le concert qui venait de là-bas. Seule, coiffée d'une de ces capotes extravagantes qu'on voit sur les estampes de modes de la Restauration, vêtue de loques déteintes, rapiécées, mais très propres, cassée en deux ainsi qu'un bâton sur lequel on s'est trop longtemps appuyé, on eût dit une de ces très vieilles fées des contes bleus qui, clopin-clopinant, descendent sur la terre par les fantastiques nuits de lune.

Et, comme par une ironique moquerie, elle se drapait dans un large cachemire de l'Inde, un cachemire merveilleux aux couleurs d'apothéose, ramagé de nuances étranges, brodé d'arabesques éblouissantes, superbes, royales, auxquelles la lumière bleue accrochait de fugitives étincelles.

Le visage ridé, tanné comme un antique parchemin, gardait, parmi ses plis une douceur attendrie, la calme expression des pauvres gens qui croient aux extasiantes chimères. Le menton et le nez se touchaient presque. Et dans les yeux fixement ouverts, luisants,

... comme ces trous où l'eau dort dans la nuit,

rayonnait une étrange lueur de folie.

Les moineaux voletaient autour de la petite vieille, pépiant, se posant effrontément sur le banc, enhardis par sa pose de statue, par son grave silence, et comme s'ils eussent attendu qu'elle sortît une croûte de pain du cabas en tapisserie suspendu à sa main gauche.

Mais elle y pensait bien, la malheureuse, à émietter son pain aux moineaux, elle qui avait à peine quatre sous pour vivre, et qui les dépensait à acheter les drogues chimiques, des cornues et du charbon !


II

J'appris cela plus tard en causant avec ses voisins, avec la fruitière, avec la blanchisseuse de fin et les boutiquiers de sa rue. Tout le monde la connaissait. Et on l'avait baptisée familièrement "Mâme Cachemire".

Mâme Cachemire demeurait en haut, tout en haut du quartier de l'Observatoire, au cinquième étage d'une ancienne maison. Elle descendait très rarement de sa mansarde. Seulement, parfois, les jours où il ne pleuvait pas, où les musiques militaires jouaient au Luxembourg, et aux dates fixes où elle devait toucher sa modeste pension...

Autrefois — que d'eau avait coulé depuis sous les ponts ! — elle avait été riche. Tous les malchanceux n'ont-ils pas, dans leur triste existence, un chapitre de joies ? Mariée à un officier de la garde impériale, elle avait eu son hôtel, son salon, ses voitures. Sa beauté triomphait partout. On s'agenouillait humblement devant elle comme devant une souveraine adorée.

Puis, la dégringolade tragique. L'Empire démoli. Napoléon à Sainte-Hélène. Les officiers en demi-solde. Et, une nuit, le mari qu'on rapporte sur une civière, la poitrine trouée d'un coup d épée, après s'être battu en duel avec un mousquetaire à la porte du calé Lamblin. Il ne rouvrit pas les yeux. Elle l'aimait de toute son âme. Il était son idolâtrie sacrée. Tout s'écroulait autour d'elle. Tout disparaissait derrière ce cercueil. Elle devint folle.

On l'enferma dans une maison de santé.

Elle en sortit, la sixième année, toujours inconsolée et le cœur meurtri d'une plaie saignante. Le souvenir du passé disparu la rattachait seul à la vie. Et sa cervelle mal guérie gardait sa morbide fêlure comme une cloche qui eût été trop violemment heurtée par un sonneur brutal...

Pour toute fortune, il lui restait les maigres écus de sa maigre pension de veuve. Alors, elle se jeta éperdûment dans l'étude des sciences occultes. Elle achetait le long des quais de gros livres de chiromancie. Elle composait des grimoires nouveaux. Sa mansarde étroite était transformée en laboratoire de chimie. Et penchée ardemment sur les alambics, oubliant de manger pour entretenir le feu de ses réchauds, elle tentait d'arracher à la matière le magique secret de Nicolas Flamel. Elle était possédée d'une idée puissante qui absorbait toutes ses forces vives : créer de l'or, le remuer à pleines pelletées comme les grains de sable qui sont sur les grèves.

Souvent, lorsque le soleil couchant filtrant par les vitres closes de la fenêtre à tabatière colorait de ses fulgurances glorieuses les précipités blanchâtres, les mixtures figées au fond des verreries, elle se croyait enfin arrivée à son but. Et poussant des exclamations de victorieuse, les prunelles inondées de lumière fauve, les oreilles déjà secouées par le tintement clair du métal, elle étreignait de ses mains frémissantes les cornues illuminées.

Mais, peu à peu, le soleil agonisant déclinait dans le ciel. Les clartés se brouillaient. L'ombre mystérieuse de la fin du jour tombait, décolorant les objets, étendant monotonement ses demi-teintes fausses.

Et découragée, voyant son rêve se mourir, son œuvre encore à recommencer, sentant son impuissance, Mâme Cachemire sanglotait douloureusement. . .


III

La vieille ne sortait jamais de sa mansarde sans être emmitouflée dans un merveilleux cachemire qui lui venait de son mari. Elle n'avait plus que cela de son passé.

Les bijoux, un à un, étaient partis pour le Mont-de-Piété ; mais, dans les heures de la plus affreuse misère, elle n'avait pas voulu vendre ce châle qui lui rappelait les mois très heureux de la lune de miel, les extases divines des premiers baisers échangés. Et il fallait voir, au retour de ses courtes promenades, comme elle le brossait, comme elle le secouait, comme elle le pliait avec des soins maternels.

Son surnom de "Màme Cachemire" lui venait de cette lamentable et suprême parure, car rien n'était plus morosement comique que cette pauvre vieille loqueteuse trottinant par les rues avec ce châle de jeune mariée retombant à plis droits sur son échine voûtée. Les ouvriers gaudriolaient et se retournaient comme au passage d'une mascarade. Les voyous glapissaient quelque ordurière plaisanterie. Et elle continuait sa route, indifférente, n'entendant pas, poursuivie perpétuellement par la vision d'or qui la torturait...

Et cette pauvre petite vieille marionnette finit comme finissent tous les abandonnés du grand Paris. Pendant plusieurs jours, les voisins ne la virent pas descendre. On s'inquiéta. On enfonça la porte. Le fourneau était plein de cendres. Au-dessus apparaissaient des débris de verre et de larges taches jaunâtres. Et sur une couchette sale, son merveilleux châle indien lui couvrant les jambes, Mâme Cachemire reposait rigide, sèche, pareille à une momie embaumée. Elle était morte de faim, en cherchant l'introuvable problème de la pierre philosophale...

On vendit le cachemire pour payer les funérailles et le cercueil — un tout petit cercueil qui faisait songer à ces vers mélancoliques de Baudelaire :

Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles
Sont presque aussi petits que celui d'un enfant ?
La Mort savante met dans ces bières pareilles
Un symbole d'un goût bizarre et captivant.

Et nous étions trois derrière le misérable corbillard qui l'a emportée vers la fosse commune — la fosse où dorment côte à côte leur sommeil de paix, ceux qui n'ont pas eu de nom sur terre et ceux qui sont trépassés sans le sou !

(texte non relu après saisie, 23.I.10)

ACCUEIL   -   SOMMAIRE   -   JOURNAL DES NOUVEAUTÉS   -   BIBLIOGRAPHIE