Léon Treich
(1889-1975)
 Papiers égarés - 4
(1954 - 1959)

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LE SOIR - SAMEDI 11 SEPTEMBRE 1954 

NOTES PARISIENNES


Eugénie Buffet à l'écran

Paris, 10 septembre.

Jean Renoir prépare un grand film sur le caf' conc' parisien et la chanson. Nous l'attendons avec intérêt. Car Jean Renoir est l'un de nos meilleurs hommes de cinéma, et rien ne fut plus amusant que les coulisses du caf' conc' à l'époque héroïque d'un genre qui redevient d'ailleurs fort à la mode. Parmi les curiosités de ce film, au premier rang, signalons l'apparition d'Edith Piaf dans le rôle de la chanteuse des rues Eugénie Buffet. Nous avons bien connu Eugénie Buffet, au moins en ses dernières années, et nous lui devons beaucoup de souvenirs savoureux sur les milieux où elle avait vécu et les gens qu'elle avait connus. Elle se racontait volontiers. Elle a même publié, après la première guerre mondiale, un livre de Mémoires qui contient beaucoup de pages piquantes, car le franc-parler de la chanteuse était légendaire. C'est elle qui interpellait à haute voix Boni de Castellane, grand seigneur prodigue, mais ne détestant pas la publicité, alors qu'il venait de mettre ostensiblement un billet de cent francs (en 1900 !) dans la sébille de l'aveugle de l'église de la Madeleine :

- Recommence, Boni, recommence ; personne ne t'a vu !

Ses ripostes étaient parfois sans vergogne. Au temps où elle chantait dans les cours, soit seule, soit entourée de deux ou trois camarades, une concierge, qui aimait peu la musique, et redoutait le bruit, l'invita brutalement à « vider les lieux  » :

- Tu ne voudrais pas, riposta vertement la chanteuse, tu ne voudrais pas juste au moment où tu me donnes la colique !

Encore usa-t-elle d'une formule plus populaire, et que nous ne saurions reproduire dans sa vérité totale. L'incident se passait dans un immeuble jusqu'à un certain point historique, puisque Verlaine y logeait : au n° 16 de la rue Saint-Victor. La concierge se fâcha, saisit son balai, et se mit en devoir de propulser hors la cour les trois chanteurs et musiciens. Dans la bagarre, un des carreaux de la loge fut brisé et les éclats de verre blessèrent légèrement Eugénie aux mains, ce qui fit dire à Verlaine, vite mis au courant par la rumeur publique :

- Pauvre Eugénie ! pour une fois qu'elle vient me voir, elle a voulu trop rapidement rompre la glace !

Contrairement à tant d'autres artistes, elle avait commencé par faire du théâtre, jouant aux Variétés et aux Menus-Plaisirs, avant de se consacrer à la chanson. Elle travailla notamment avec Delaunay, le séduisant jeune premier de la Comédie-Française, et c'est lui qui, très incidemment, lui conseilla d'aller chanter à la Cigale les malheurs des filles de joie. Ce fut, dès le premier soir, un triomphe. Elle ne devait pas tarder à abandonner les planches pour courir les rues (et les cours) et lancer, par exemple, sa fameuse Sérénade du pavé (1) :

Sois bonne, ô ma chère inconnue,
Pour qui j'ai si souvent chanté...

Aujourd'hui où Sacha Guitry tourne (à grand fracas) un nouveau Napoléon, il est amusant de rappeler qu'Eugénie Buffet, conquise sur le tard par le cinéma (elle y débuta dans La Porteuse de pain), fut Laetitia Bonaparte dans le Napoléon d'Abel Gance.

Léon TREICH.

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LE SOIR - MERCREDI 11 MARS 1959
NOTES PARISIENNES


UNE CIGALE : EUGENIE BUFFET


Paris, 10 mars.

Quelques survivants de la « Belle Epoque » (ou dite telle) se sont réunis pour commémorer amicalement le vingt-cin-quème anniversaire de la mort  d'Eugénie Buffet, chanteuse des rues puis comédienne de cabaret et de music-hall, mémorialiste enfin d'un temps où la vie des cigales n'était pas tellement plus facile qu'a notre atomique époque. Car, enfin, Eugénie Buffet, après avoir connu une large aisance, presque la fortune, mourut dans la misère et dut, en ses dernières années faire pitoyablement appel à la solidarité de camarades plus jeunes ou plus heureux.

Elle était née en Algérie, à Tlemcen, d'un père adjudant qui mourut alors qu'elle avait à peine 6 ans, et d'une mère couturière en chambre, dont les amours semblent avoir été assez nombreuses. Elle débuta sur les planches dans de petites troupes qui couraient les villes nord-africaines en chantant les opérettes classiques : Le Petit DucLa Fille de Mme AngotLa Périchole, etc. Elle ne vint à Paris qu'en 1893, à 27 ans, mais y apparut aussitôt comme une des plus sincères animatrices de la chanson populaire. Maurice Donnay, qui la connut alors, disait d'elle :

- Maigre, anguleuse, le teint mat, elle avait l'air, avec son jersey rouge, sa jupe noire et son tablier, d'une illustration de Steinlen pour une chanson de Bruant.

Et encore :

- Elle était peuple avec tout ce que ce mot comporte de « petite fleur bleue », « de coeur sur la main », de « penses-tu, ma chère ! », de « pas froid aux yeux » et de « Vive la France! »

Et, en effet, Eugénie Buffet fut boulangiste puis chanta pour la Ligue des Patriotes de Déroulède et Jules Lemaître, tout en se liant d'amitié avec l'anarchiste Séverine. Elle eut, un instant, de grandes ambitions théâtrales ; elle prit même des leçons avec Delaunay, de la Comédie-Française, puis, un soir, lui vint l'idée de défendre les filles : elle se constitua un répertoire d'une di zaine de chansons qui, toutes obtinrent un immense succès. A la Cigale notamment où elle créa ce nouveau genre, avant même de grouper quelques camarades et d'aller chanter dans les cours sa fameuse Sérénade du pavé (1).

Sois bonne, o ma chère inconnue
Pour qui j'ai si souvent chanté...

Le cinéma l'attira, après la Première Guerre mondiale. Elle fut (elle en avait conçu un candide orgueil) Madame Mère, Laetitia Bonaparte, dans le Napoléon d'Abel Gance, et y montra une étonnante autorité.

C'est en 1930 seulement qu'elle se décida à écrire ses souvenirs. Avec une franchise absolue, ne cachant aucune des liaisons, parfois très brillantes, qu'elle avait eues en son jeune temps, et pas davantage les désillusions qui lui en étaient restées. Elle s'était résignée à une philosophie assez plate, mais, tout compte fait, pas si sotte, et qu'elle expliquait ainsi :

- Le bonheur, c'est comme la santé ; quelque chose de négatif. Pas d'ennuis ! Et surtout plus d'ennuis !

Elle ne disait d'ailleurs pas « ennuis » - ayant gardé un vocabulaire dru et sans façon :

- Contrairement au proverbe, ajoutait-elle, chat échaudé aime l'eau froide. Malheur consolé, bonheur consolidé !

On peut ne pas partager ce point de vue, mais il est assurément celui où conduisent les vies trop agitées.

Léon TREICH.

(texte non relu après saisie, 12.02.07)


(1) Ecouter Eugénie Buffet depuis le site Du Temps des cerises aux Feuilles mortes de Paul Dubé : 

La Sérénade du pavé (1898) de Jean Vanet  :

A Saint-Lazare (1887), paroles et musique d'Aristide Bruant :


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