Léon Guillot de Saix
(1885-1964)
 Papiers égarés - 5
(1937)

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COMMENT ON ENTERRA
le "stupide" dix-neuvième siècle


A Paul Morand.

Le dix-neuvième siècle, le « stupide » dix-neuvième siècle, allait mourir... Comme à l'échéance de toute centaine d'années, depuis l'an mille, des pythonisses avaient prédit, pour le 31décembre 1900, la fin du monde, « du meilleur des mondes  », notamment cette Mme de Thèbes qui, en dépit de son éléphant blanc fétiche, vient d'expirer à l'hôpital, les auteurs de revues s'empressaient d'assurer qu'un tel cataclysme n'était annoncé que  « pour tâcher de tempérer les ardeurs de la polémique et pour favoriser celle de l'amour »

C'est plus la peine qu'on s'engueule
Voilà le monde qui finit !

chantait la fine Marguerite Deval à Marie Leconte, transformée, sous l'aspect de Candide, en compère de revue.

Et l'on récapitulait les succès de l'année : « l'Aiglon » où, chaque soir, Sarah mourait sous un amas de violettes, tandis qu'à Parisiana, Anna Thibaud paraissait sous le même uniforme blanc ; « Éducation de Prince », de Maurice Donnay, où l'incomparable Jeanne Grenier arborait une robe « en drap d'or, incrustée de turquoises et de dentelles, avec un lien de tulle bleu ciel formant chou sur le côté », cependant que le héros, Sacha, courtisait (ô préfiguration des noms de théâtre !) la petite Printemps.

On avait repris - Madame Sans-Gêne » avec Réjane, « la Belle Hélène » avec Mme Simon-Girard, « le Vieux Marcheur », « les Demi-Vierges », « les Deux Gosses » et cette « Arlésienne . qu'en 1872 l'oncle Sarcey avait condamnée à mort en s'écriant : « Qu'est-ce que c'est que cette femme dont on parle tout le temps et qu'on ne voit jamais ? »

La critique réclamait à Gustave Charpentier, qui venait de donner « Louise », autre chose que des impressions de Montmartre avec bambochades et  « vachalcades »..

Coquelin avait cru trouver en « Jean Bart » un autre « Cyrano » mais avait dû bientôt reprendre celui-ci.

Cécile Sorel et Cora Laparcerie, aunant de longs voiles sous des fleurs artificielles, avaient figuré à l'Odéon les Princesses d'Ivoire et d'Ivresse de Jean Lorrain dont les Pall Mall étincelaient en ce même « Journal », Jean Lorrain qui, déjà poivre et sel, répliquait à l'une de ses contemporaines lui disant : « Ah ! mon pauvre Lorrain, comme vous avez blanchi ! » : « Vous oubliez, très chère, que les hommes seuls ne blondissent pas en vieillissant ».

La Comédie-Française, après l’incendie de son immeuble, s’était transportée à l'Odéon dont la troupe languissait au Gymnase.

 Dans « les Maris de Léontine », d'Alfred Capus, un personnage s'écriait :

- Les fonctionnaires ne sont pas assez payés !

Et son partenaire de répondre :

- Personne n'est assez payé, c'est pour cela qu'il y a tant de misère.

Mlle Moreno prodiguait, dans les coulisses, des à peu près à ravir Willy ; elle appelait M. Jules Claretie « l'entrepreneur de ménagements », Mounet-Sully « le rugisseur général de la Comédie-Française », M. Prudhon « la Poire entière », Felia Litvine « Tanagra double », M. Georges Berr « l'Aphonie des grandeurs », Coquelin aîné « le Connétable du Déclin », la mère trop vigilante de telle sociétaire « la Barrière de l'étoile », et Jeanne Hading, qui avait, giflé un journaliste, « l’Hading aux marrons ».

La boulevard, suivant cette mode, enterrait déjà Rostand avec ce surnom féroce : « l'Edmond à bout ».

Par ailleurs, la grande foire mondiale avait été, décrétait le prude Gabriel Séailles, « l'apothéose de la prostitution mondiale ». On avait vu des princesses enlever de fringants tziganes et des têtes couronnées se pencher vers des ballerines impubères. Otero avait exhibé ses diamants et ses yeux de génisse dans « la Fête à Séville » ; la Loïe Fuller s’était brûlé la vue en jouant avec la lumière et Cléo de Mérode coiffée « à la ventre affamé », s'était transformée en danseuse cambodgienne. La grande roue, sur son diamètre de 106 mètres, avait, à chacun de ses tours, donné le vertige à 1.600 personnes.

Si l'on ne s'était guère attardé devant la menaçante artillerie Krupp, on avait béé d'extase devant le simili-marbre et le kolossal carton-pâte du pavillon allemand.

Le président Loubet riait dans sa barbe à la vert-galant tandis qu'au Sénat, le papa Fallières étalait des jovialités de vigneron. Toute la France mettait les coudes sur la table. On pouvait voir, au quartier Latin, le nouvel académicien Faguet prendre chaque matin son petit noir sur le zinc et rapporter dans un filet les légumes de son déjeuner.

Le chef de la statistique officielle, Lucien March, notait que l'année 1900 avait fourni au Trésor une plus-value de 100.728.096 francs plus 77 centimes ! Il avait établi qu'une famille de quatre personnes, d'appétit et de goûts moyens, bouclait alors aisément son budget avec une somme de 1.029 francs.

Mais la grande affaire de cette fin de siècle avait été la Commission de la prochaine exposition, succédant déjà à la Commission qui avait vainement essayé de ressusciter l'Exposition défunte.

Et l’on avait entendu ces mots au conseil :

- A quand la prochaine ?

- La France se doit de faire une exposition tous les dix ans.

- Comme vous y allez ! Mettons tous les vingt ans.

- Coupons la poire en deux, disons : quinze.

-  Le chiffre sept et ses multiples portent bonheur, je propose donc dans quatorze ans.

- Va pour 1914 !

Cette date fut adoptée à l'unanimité. On se sépara en déclarant :

- Il faudra que cette année-là fasse du bruit dans le monde !

On sait, hélas ! comment et combien elle en a fait.

Texte et dessin de GUILLOT DE SAIX.
(texte non relu après saisie, 15.02.07)

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