Gabriel Péri
(1902-1941)

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Ma vie
(1941)


I

Je suis né à Toulon en 1902. Mon grand-père était, dans sa jeunesse, parti d'Ajaccio et s'était embarqué comme mousse à bord d'un navire de guerre et avait travaillé, étudié, gagné des galons ; et, lorsqu'il prit sa retraite, il était capitaine de marine, avait la Légion d'honneur et la médaille militaire. Il fonda alors et dirigea, à Marseille, une école où il préparait les élèves mécaniciens de la marine. Il s'était marié avec une institutrice de Toulon. Le frère de ma grand-mère était archiprêtre et prêchait le carême à l'église du Pont-du-Las.

Mes parents habitaient Marseille. Mon père y était employé dans l'administration de la Chambre de commerce, et il devint directeur des services techniques des docks de Marseille. Ma famille vivait dans une modeste aisance, qu'entretenait, comme dans la plupart des familles de la petite bourgeoisie, une pratique stricte de l'épargne. J'étais l'aîné de deux enfants, l'autre est une jeune sœur. Je fis mes études au lycée de Marseille ; je passai les deux baccalauréats, je me proposais de préparer le concours d'entrée à l’Ecole normale supérieure. Mais, dans les dernières années de la guerre, de douloureux revers étaient survenus dans la famille de mon père. Dès après la guerre, les circonstances m'obligèrent à gagner ma vie. Je me présentai à un concours qui me permit d'entrer dans une entreprise de navigation et de construction maritime, où je devins secrétaire du Conseil d'administration, chargé d'assister l'administrateur dans ses rapports avec les maisons étrangères, et de rapporter sur les affaires contentieuses. Mon travail n'était nullement dépourvu d'intérêt ; il me familiarisait avec un monde nouveau, me faisait découvrir un aspect remarquable de l'activité humaine et surtout m'assurait une grande indépendance. Malgré mon jeune âge, et en raison sans doute de la difficulté du concours que j'avais dû passer, j'étais fort bien rétribué.

II

Cela se passait en 1919. Dès la dernière année de la guerre, mais surtout à partir de la fin de 1918, les préoccupations sociales avaient concentré mon attention et retenu mon intérêt. Voici dans quelles conditions : mon adhésion au socialisme n'a pas été le résultat de la révolte que m'aurait inspirée le spectacle d'iniquités sociales. Elle n'a pas été non plus l'effet de mes fréquentations et la conséquence d'habitudes familiales. Ma mère était pieuse et avait veillé avec un soin jaloux à mon éducation religieuse. Mon père, lui, votait plutôt à gauche ; mais la personnalité des candidats lui importait fort. Il jugeait que les plus capables devaient administrer la cité, en souhaitant que les plus capables fussent des hommes de gauche. En 1913, il avait préféré Poincaré à Pams, parce qu'il jugeait insuffisamment reluisante la personnalité du second. Par conséquent, rien comme éducation familiale ne me prédisposait à la révolution.

Je me suis éveillé à la vie pensante dans un monde encore en guerre. La guerre était le grand fait que l'on rencontrait à tous les tournants du chemin, qui surgissait à chaque démarche de la pensée, en fonction duquel s'ordonnaient mes observations, ma façon de concevoir la vie. Je me doutais bien qu'il y avait une part immense de fiction et de mensonge dans ce qu'inspirait sur ce sujet la littérature officielle. Mais je cherchais une explication de la guerre, considérée non point seulement comme une source de souffrance, mais comme un bouleversement dont je voulais découvrir le sens, l'origine, l'interprétation, la source, dont la guerre avait été le prétexte, s'étendant aux autres phénomènes de l'histoire humaine. Les explications classiques ne me suffisaient plus. L'ambition, l'orgueil des hommes leurs rivalités ne m'expliquaient rien. Peut-être à une autre époque, le besoin que j'éprouvais n'eût point été si vif. Il eût été la recherche curieuse d'un intellectuel. Mais nous étions dans une période de fin de guerre et d'annonce de chambardements.

Je sentais que ma curiosité, si elle n'était pas apaisée, pèserait de tout son poids sur ma vie, sur ma façon d'être, comme une obsession, une inquiétude, une maladie. Le souci de découvrir le sens de la vie, l'explication des événements est devenu à cette époque le principal stimulant de mes études. C'est à cause de lui, probablement que je fus ce que les livrets scolaires appelaient alors un « brillant élève ». Lorsque, dans mon manuel de philosophie, je lus parmi les définitions des systèmes philosophiques quelques lignes consacrées au matérialisme historique, qui tend à expliquer les événements de l'histoire par les conditions économiques, et pour qui la pensée est le reflet des besoins matériels des hommes, de leurs efforts pour les satisfaire, je vis dans cette description sommaire une sorte de prémonition. J'appris que Marx avait appliqué sa méthode matérialiste à l'étude de l'histoire et avait rassemblé ses conclusions dans un opuscule célèbre, le Manifeste communiste. Je lus le manifeste, la préface et les commentaires du Capital que venait de publier Gabriel Deville.
 
Mais on ne s'arrête pas dans une cause aussi passionnée. J'étais pressé de savoir et chaque horizon nouveau que j'explorais me procurait une nouvelle fringale. Je lus la Sainte Famille de Marx, l'Anti-Dühring d'Engels. Je lisais tout cela sans ordre. Mais l'harmonie des explications se rétablissait d'elle-même. Ma recherche m'entraînait bien au-delà de l'objet primitif de mon inquiétude. C'est l'ordre du monde, le système du monde qui me parurent mis en cause, viciés par un mal profond et qu'une contradiction insoluble devait faire sauter. Le monde m'était expliqué. Je découvrais qu'il avait forgé les instruments de sa ruine et groupé les hommes qui manieraient ces instruments. Le socialisme m'apparut alors non plus comme un groupement semblable à d'autres, mais comme le formidable rassemblement d'hommes commis à rénover l'humanité, une sorte de « relique » au sens latin du terme. Mais, du même coup, je ne pouvais me contenter de la satisfaction intellectuelle que le socialisme m'avait procurée. Il me semblait que j'avais un service à rendre, une tâche à remplir, à accomplir, qu'il était impossible de faire le départ entre ce que la philosophie du socialisme m'enseignait et la grande conjuration vers laquelle je me sentais attiré.

Les frémissements qui secouaient le monde à cette époque, en particulier la Révolution russe et l'hypothèque qu'elle levait — « Le socialisme est-il réalisable ? » — allaient non seulement jouer un rôle décisif dans l'évolution de mes idées, mais déterminer le sens de ma vie. Je pensais jusque-là être destiné à acquérir une profession honorable et intéressante, à fonder une famille, à vivre dans le confort des choses, et les joies de l'intelligence et, en marge de cette activité, à me consacrer à la défense de la politique socialiste. La Révolution russe et les secousses révolutionnaires qui ébranlèrent le monde entre 1918 et 1920, bouleversèrent mes projets, me les firent apparaître un peu comme des perversions dérisoires. La lutte pour le socialisme, pour la révolution, ne pouvait être en « marge » d'une activité essentielle. Elle était l'essentiel ; elle devait être ma vie.

C'est le reste qui serait en marge, si je ne voulais pas que mon existence fût gâtée. Ma situation dans la vie serait l'accessoire, le gagne-pain, l'occupation, n'importe laquelle, qui me permettrait de me consacrer à la révolution. Elle ne vaudrait pas d'être d'après son rôle dans la hiérarchie sociale, mais en fonction des facultés qu'elle me donnerait d'être l'ouvrier de la révolution.
 
J'ai résumé en quelques lignes des réflexions intérieures qui durèrent plusieurs années. Mais la décision que je pris alors de signer un contrat avec une forme de vie difficile et dangereuse n'était ni un caprice ni une toquade. J'ai eu souvent; à cette époque, l'occasion de la révoquer je ne l'ai pas voulu.
 
Ceux que je fréquentais alors mes condisciples pour la plupart, se disaient comme moi qu'ils allaient avoir vingt ans dans une époque difficile, mais passionnante et féconde en bouleversements probables, qu'il en résulterait certaines conséquences pour nous tous et qu'il serait piteux de se ranger à l'écart de ces chambardements. D'instinct, nous nous étions mis dans le camp de la rébellion. Rébellion contre l'ordre bourgeois, contre la morale bourgeoise, auxquels nous attribuions la responsabilité de tout ce qui nous faisait horreur. Nous détestions les profiteurs de guerre, les fils à papa et les filles à dot, nous tenions le mariage bourgeois pour une forme inférieure de la prostitution, nous nous élevions contre la médiocrité du goût public. A nos yeux, l'un des grands résultats de l'émancipation révolutionnaire devait être d'extirper le goût pour les fadaises, de remplacer le règne de l'or par la primauté de l'intelligence qui donnerait aux masses populaires des goûts supérieurs et de délicates susceptibilités.
 
C'est ainsi que j'étais venu à la révolution par la voie de l'étude passionnée, de la méditation fiévreuse. J'avais marché strictement seul la plupart du temps, et pour chercher, plus sûrement j'avais accepté des renoncements, consommé des ruptures, accompli des efforts exaltants sans doute, mais souvent douloureux.

Adhésion d'origine intellectuelle, cérébrale peut-être, mais somme toute, l'expérience a démontré que les adhésions de ce genre ne sont pas de qualité inférieure et de fidélité moins sûre...
 
C'était un temps où le monde semblait craquer de toutes parts, où de bons esprits croyaient avec quelque apparence de raison que la révolution commencée en Russie ferait tache d'huile. Après tout, la Commune était victorieuse à Budapest ; des Soviets s'étaient constitués en Bavière ; les ouvriers d'Italie se rendaient maîtres des usines. En France, des explosions révolutionnaires se produisaient çà et là. Quand je participai aux cortèges du Premier Mai 1919, j'eus l'impression de vivre la veillée d'armes de la révolution.

J'adhérai, cette année-là, au Parti socialiste.

Parmi les problèmes qui sollicitaient l'attention, l'un suscitait en moi un très vif intérêt, celui de la construction de l'Europe, à laquelle travaillaient les diplomates de la Conférence de la paix. De loin, je suivais leurs délibérations nomme un jeune homme qui vient de fermer son Seignobos, que séduisent les rapprochements historiques, qui rêve d'une dissertation sur les mérites comparés du traité de Westphalie, de l'acte de Vienne ou du pacte de la Société des nations, ou d'un dialogue aux enfers entre Richelieu et Wilson, avec participation possible du prince de Metternich... Mais le marxisme m'avait appris à faire le départ entre l'apparence et la réalité, entre la Société des nations telle que l'avaient conçue les champions de l'internationalisme, et le consortium de vainqueurs associés pour le partage d'un butin qui s'installait à Genève, entre le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes qui m'avait fait détester l'Empire des Habsbourg et la dynastie des sultans, turcs — et la gendarmerie de peuples vassaux qui, sous le couvert d'Etats nationaux, se constituait, au centre et à l'ouest de l'Europe...
 
Bref, je trouvais le traité mauvais et la paix qu'il instituait mal assise. J'écrivis sur la « paix mal assise » plusieurs articles, dans une revue d'étudiants de gauche, qui paraissait à Aix-en-Provence, et dans un hebdomadaire socialiste publié à Marseille. Je participais aux réunions du groupe des étudiants socialistes révolutionnaires auquel j'avais donné mon adhésion. Je collaborais à la revue Clarté qu'avaient fondée, à Paris, Barbusse et Paul Vaillant-Couturier, et qui a publié de moi une étude sur le « Matérialisme et l'Idéalisme dans la conception socialiste de Jaurès », et un article sur « Babeuf et le problème social pendant la Réyolution Française... ».
 
Je suivis la campagne électorale de 1919 et avec plus de passion encore, car l'enjeu m'en paraissait autrement important, les grèves de 1920 ; l'échec socialiste aux élections, la défaite des grévistes ne suscitèrent en moi aucun découragement. Je les attribuai aux hésitations, à la pusillanimité du mouvement socialiste, à son incapacité de renier ses formules de 1914 à 1918, à l'absence d'un état-major comparable à celui dont les bolchéviks avaient disposé en Octobre 1917. J'en concluais qu'il fallait travailler au redressement du socialisme et je professais qu'il n'y avait qu'une voie de redressement, celle qu'avaient suivie les socialistes victorieux de Russie.
 
J'entendais bien que le mouvement révolutionnaire devait s'adapter aux conditions nationales de chaque pays, mais j'estimais qu'il serait fou de ne pas s'inspirer de la grande expérience internationale du bolchévisme. Je raisonnais ainsi : les socialistes luttent pour la substitution d'une société socialiste à la société capitaliste. Il est absolument impossible que le mouvement socialiste évolue à l'écart d'une expérience qui a substitué ou qui est en train de substituer l'ordre socialiste à l'ordre capitaliste.
 
Ce sont ces raisons qui me rangèrent à l'extrême-gauche du Parti socialiste, parmi ceux qui luttaient pour l'adhésion du Parti à la IIIe Internationale. On sait que cette adhésion fut votée au congrès de Tours, à la fin de 1920.

Ainsi naquit le Parti communiste...

Dans le Parti ainsi constitué, je collaborai régulièrement aux journaux où se groupaient les jeunes intellectuels. J'écrivais fréquemment dans l'Avant-Garde, organe des Jeunesses communistes, et quelques-uns de mes articles avaient été reproduits ou cités dans l'Humanité... Enfin, pendant les heures de liberté que me laissait ma profession, je m'efforçais de grouper les jeunes gens dans l'organisation de la Jeunesse communiste. En 1921, je donnai à ma propagande une tournure plus active, en raison des événements qui se déroulaient à nos frontières. On se souvient qu'à cette époque, le gouvernement français appliquait pour la première fois à l'Allemagne la politique dite des sanctions. Des villes du Rhin furent occupées et la classe 19 rappelée.
 
Dans ces réunions publiques, dans la presse communiste de province, je combattis de toutes mes forces cette politique que je jugeais néfaste et à laquelle je reprochais, entre autres, de préparer l'écrasement des forces progressives en Allemagne et d'y développer l'esprit de chauvinisme exaspéré et de guerre de revanche. Il me semblait que l'avènement d'un pouvoir réactionnaire à caractère fasciste en Allemagne ferait courir à l'Europe les plus redoutables dangers.

J'aidais les jeunes communistes de Marseille à diffuser un manifeste contre la politique de rétorsion à l'égard de l'Allemagne pour la fraternisation des travailleurs de France et d'Allemagne. Je fis tant et si bien, qu'au printemps de 1921, je fus poursuivi, arrêté et incarcéré à la prison. J'y demeurai deux mois et fus condamné à deux mois de prison avec sursis. J'allais avoir vingt ans. Il y a un peu plus de vingt ans de cela. Je pourrais probablement, aujourd'hui, redire presque mot pour mot aux juges de la France vaincue et occupée — en faisant les substitutions nécessaires — ce que je disais, en 1921, aux juges de la France victorieuse dont l'armée occupait le territoire allemand.

.. .. .. .. ..

Mon arrestation, mon incarcération, mon procès et ma condamnation n'étaient pas allés sans susciter bien des difficultés dans ma famille. Mais mes parents savaient que je ne commettais point un péché de jeunesse, ils respectaient la solidité de ma foi et n'essayèrent jamais de m'en détourner.

Malgré ma condamnation, je retrouvai mon emploi (c'était au temps où certains employeurs jugeaient respectables les délits politiques). Je repris, bien entendu, après ma libération, ma propagande parlée et écrite. En 1922, un an après mon procès, la direction du Parti communiste me demanda d'assurer le secrétariat de la Fédération des Jeunesses communistes.

J'hésitai quelque temps à quitter Marseille, et surtout à accepter une fonction rétribuée, alors que j'avais pu, jusque-là, conduire bénévolement mon activité militante. Mais j'aurais semblé, en me dérobant, fuir une responsabilité. J'acceptai donc la mission qui m'était confiée et je vins m'installer à Paris.
 
Mes fonctions consistaient notamment à assurer la direction et la parution de l'organe hebdomadaire des Jeunesses communistes, l'Avant-Garde. C'est alors que je connus pour la première fois ce quartier du « Croissant » où plus tard je devais vivre quinze années si pleines et si fertiles en émotions variées, je découvrais le monde de l'imprimerie, l'univers des « caractères ». Bref, c'est au « marbre » de l'Avant-Garde que je fis mon apprentissage de journaliste communiste.
 
Je me chargeais aussi des relations entre l'organisation des jeunes communistes français et les organisations similaires des pays voisins. Je fis, dans ce but, plusieurs voyages en Angleterre, en Hollande, en Belgique, en Suisse. Mais c'est en Allemagne que je me rendis le plus souvent Il me paraissait indispensable qu'une collaboration active entre la jeunesse avancée des deux pays contrecarrât les politiques de rétorsion d'un côté, de préparation à la revanche de l'autre.

Avec mes camarades du Comité national des Jeunesses, je m'efforçais de toucher les soldats français de l'armée d'occupation.
 
Nous les exhortions par tracts, par affiches, à fraterniser avec la population allemande et, si possible, à l'aider dans ses tentatives révolutionnaires. Cette tâche était souvent périlleuse. Chacun de nous savait, lorsqu'il prenait le train de nuit à la gare du Nord pour se rendre en zone occupée, le risque grave qu'il courait. Et pourtant, nous nous disputions pour entreprendre ces pénibles missions. Nous les considérions comme des problèmes d'honneur. C'est ainsi que je concevais la collaboration franco-allemande. Combien, parmi les Français de 40 ans qui, en juin 1940, ont endossé la chemise brune, ont couru les risques que j'ai courus alors, parce que je réclamais justice pour l'Allemagne vaincue ?
 
L'Avant-Garde était régulièrement poursuivie. En 1922, à l'occasion d'un rappel d'une classe j'avais publié un numéro spécial du journal que j'avais appelé « Le Conscrit ».
 
Les trois articles principaux avaient été écrits par Marcel Cachin, Vaillant-Couturier et moi. Ils furent poursuivis. C'est à l'occasion de ce procès que nos avocats, Mes Torrès, Berthon et Ernest Lafont, invoquèrent contre le juge Lemercier, président de la 10° Chambre, l’article 378, titre 21, liVre II, paragraphe 9 du code de procédure civile, qui prévoit la récusation du juge « pour raison d'inimitié capitale ». Nous avons été condamnés, sur la procédure et sur le fond. Mais notre condamnation ne devint exécutoire qu'en 1924, après le vote de la loi d'amnistie.
 
A la fin de 1922, je participais à Moscou à un congrès international des organisations de la Jeunesse communiste. Je demeurai un mois à Moscou. Je fis deux conférences, l'une au cercle des écrivains révolutionnaires sur « La littérature d'avant-garde en France pendant et depuis la guerre », l'autre au club des marins et officiers de Cronstadt sur « La Commune de Paris ». J'écrivis pendant mon séjour plusieurs articles dans la presse soviétique. Je connus Lénine et les principaux dirigeants de l'Etat soviétique.
 
Quelque temps après mon retour à Paris, une revue de politique étrangère, la Correspondance politique internationale, qui paraissait à Zurich et avait des éditions dans plusieurs langues, me demanda de faire une enquête sur la situation politique à Rome et dans les principales villes italiennes. Par deux fois, j'échappai de justesse à des expéditions punitives. Mais je pus conférer avec la plupart des personnalités hostiles au régime, et aussi avec les représentants de l'entourage immédiat du Duce.
 
Lorsque je revins en France, Poincaré avait fait occuper la Ruhr et plusieurs dirigeants communistes, parmi lesquels Marcel Cachin, avaient été arrêtés parce qu'ils avaient dénoncé la politique de la Ruhr et parce qu'avec les représentants du Parti communiste allemand, qu'ils avaient rencontrés à Essen, ils avaient rédigé un manifeste contre l'occupation du territoire allemand.
 
Je rédigeai alors une brochure populaire intitulée : la Politique de la Ruhr et la classe ouvrière française.

J'y rappelais pour commencer l'évolution des rapports franco-allemands et franco-britanniques depuis la conférence de la paix jusqu'à la rupture de la conférence de Cannes (janvier 1922) et à l'accession au pouvoir de M. Poincaré. Je soulignais ensuite le double caractère de l'opération de la Ruhr, caractère mercantile au profit du Comité des forges, caractère réactionnaire contre l'Allemagne populaire et prolétarienne. L'intérêt français à mon avis n'avait rien à voir dans cette opération. Il était probable que la population française serait la victime indirecte de la politique de Poincaré. D'abord parce que cette politique provoquerait l'effondrement de la devise française et placerait la France sous la menace de l'inflation ; ensuite parce qu'elle isolerait la France, qui après avoir entretenu l'hostilité de l'Allemagne et celle de l'Union soviétique, venait de rompre avec le monde anglo-saxon ; enfin parce que le résultat le plus clair de l'occupation d'un territoire allemand serait d'allumer des désirs de revanche au cœur de la nation allemande. Et le fait est que, quelques mois après l'affaire de la Ruhr, Hitler, prisonnier à Landsberg, commençait la rédaction de Mein Kampf. J'essayais d'opposer à la politique de Poincaré et du Bloc national, une autre politique dont j'énonçais ainsi les principes : les charges de la guerre doivent peser sur les épaules des classes possédantes de tous les pays également responsables de la guerre par la saisie des valeurs réelles ou le prélèvement sur le capital. Les masses populaires de France et d'Allemagne peuvent relever les ruines de la guerre et corriger dans la paix les injustices du traité. L'intérêt de la France résidait de toute évidence dans l'avènement d'un ordre socialiste en Allemagne.
 
L'entente de la France avec une Allemagne prolétarienne, l'alliance des deux pays avec les Soviets, les sympathies que cette collaboration susciterait dans le monde, c'était à mes yeux la paix assurée, la restauration économique garantie, le désarmement rendu possible.
 
Il n'est pas dépourvu d'intérêt d'observer que ceux qui taxaient cette attitude de haute trahison, figurent aujourd'hui en très bonne place dans l'équipe des autorités d'occupation. Bien des noms — des noms d'hommes, des noms de journaux, sont très évocateurs à ce sujet. L'un des journaux qui défendaient avec le plus de virulence la politique de la Ruhr était... Le Matin qui, depuis 1940... Et l'un de ceux qui provoquèrent la rupture de Cannes, l'avènement de Poincaré, le recours à la force contre l'Allemagne fut le diplomate Peretti della Rocca, alors collaborateur de Millerand à l'Elysée, et depuis août 1941 juge au Tribunal d'Etat.

De la brochure que je venais d'écrire en janvier 1923, je tirai les éléments d'un manifeste A la jeunesse française, aux jeunes ouvriers, aux jeunes soldats. Ce document fut répandu très largement dans la Ruhr et parvint dans les cantonnements de l'armée occupante. Fin janvier 1923, M. Jousselin, juge d'instruction, délivra un mandat d'amener contre moi. J'étais arrêté à la fin du mois de janvier, inculpé de complot contre la sûreté de l'Etat et d'infraction aux lois de 1894 sur la presse, et conduit au quartier politique de la Santé. De ma cellule, je continuai ma collaboration — sous un pseudonyme — à la presse des jeunes. Mais, surtout, je profitai de mes loisirs pour procéder à une étude plus systématique de l'histoire diplomatique de l'après-guerre.
 
Au mois d'avril, le Conseil des ministres décida 1° que les inculpés du « complot » seraient renvoyés devant le Sénat, constitué en Haute Cour ; 2° qu'avant la réunion de la Haute Cour, ils seraient mis en liberté provisoire.

Parmi les inculpés se trouvait, au quartier politique, un député du Landtag de Saxe, E. Hoelleim, arrêté par la police française à Paris. Le gouvernement ne voulait pas rendre la liberté à Hoelleim, mais hésitait à le laisser seul de tous les inculpés à la Santé. Comme j'étais inculpé à la fois de complot et d'infraction à la loi de 1894, on me laissa en prison avec Hoelleim. Dix jours après, jugeant notre détention arbitraire, nous commencions l'un et l'autre la grève de la faim. Nous avons prolongé l'épreuve pendant onze jours au bout desquels nous avons été transportés à l'hôpital Cochin et nourris artificiellement. Quelque temps après, j'étais ramené à la Santé, et l'on me faisait connaître que j'étais libéré. Mais aucun ordre de libération ne concernait Hoelleim. Je jugeai alors nécessaire de me livrer à une manifestation pour attirer l'attention de l'opinion publique sur le cas du député allemand. Je déclarai refuser de quitter la Santé si l'on ne mettait pas fin à la scandaleuse détention d'E. Hoelleim. Je me barricadai dans ma cellule, repoussai les sommations du directeur et du surveillant-chef ; on dut faire appel aux agents du poste de police pour m'expulser de force de la prison. Les journaux relatèrent l'incident. Quarante-huit heures après, Hoelleim était libéré.
  
J'étais convaincu qu'un peuple qui en opprime un autre n'est ni un peuple libre ni un peuple heureux. Telle fut la raison de mon attitude en 1923. Cette raison, il me semble, n'a rien perdu de sa valeur.
 
Quelques semaines après ma libération, je me rendis à Nîmes où l'Humanité venait de faire paraître une édition de province à l'occasion des élections. Je collaborai au journal et je participai à la campagne électorale, sans faire d'ailleurs acte de candidature, car je n'avais pas atteint l'âge légal. Mais j'accompagnais les candidats du Parti. Je défendais l'idée d'un bloc ouvrier et paysan que j'opposais à la politique du Cartel des gauches dont je prophétisais l'impuissance et la faillite prochaine. C'est au cours de cette campagne électorale que je rencontrai pour la première fois Edouard Daladier qui, à la suite de plusieurs variations politiques, était devenu radical-socialiste. Je lui apportai la contradiction dans plusieurs réunions publiques dans le département du Vaucluse.
 
En octobre 1924, je devins chef du service de politique étrangère à l'Humanité de Paris. J'ai exercé ces fonctions jusqu'au 25 août 1939. Deux hommes furent mes maîtres, comme ce terme doit être vraiment entendu. C'est-à-dire qu'ils me proposèrent moins des modèles à copier, qu'ils me communiquèrent, comme eût dit Marcel Proust, « certains secrets de grandeur ». Ils furent pour moi des conseillers et des guides affectueux. Marcel Cachin n'a cessé de me témoigner une tendresse fraternelle et Vaillant-Couturier me considéra jusqu'à sa mort un peu comme un frère cadet. Moi, j'ai aimé mes deux compagnons à cause du sens de la vie et du goût délicat des belles choses qui étaient en eux.
 
C'est d'eux que j'ai appris à concevoir mon métier de journaliste comme un enseignement. Feu Hébrard disait que notre métier consiste à connaître et à faire connaître. J'ai trouvé passionnante une existence dans laquelle il était interdit, plus peut-être que dans aucune autre, de vivre sur l'acquis, où il fallait mordre en permanence dans le granit de la science, apprendre encore et encore. J'ai tenu ma profession comme une manière de religion, dont la rédaction de mon article quotidien était chaque nuit le sacerdoce.

Mon travail consistait à contrôler le commentaire des informations internationales auquel se livrait, sous ma direction, une équipe d'une dizaine de rédacteurs. Je consacrais moi-même chaque jour à la plus importante des informations, un commentaire spécial sous forme de bulletin de politique étrangère.
 
Au titre de journaliste diplomatique, j'ai suivi de 1925 à 1939 la plupart des grandes conférences internationales : Locarno (1925), conférence de l'Union européenne (1928), conférence du désarmement (1932), conférence navale (1930), conférence économique internationale (1932), conférente de Nyon contre la piraterie sous-marine, conférence de Montreux, conférence de Bruxelles sur l'Extrême-Orient. J'ai assisté à toutes les sessions de la Société des nations. En 1928, mes confrères de la presse française et étrangère avec qui je n'ai pas cessé d'entretenir des relations de grande cordialité, m'offrirent de les représenter dans l'association des journalistes accrédités auprès de la Société des nations. J'eus comme parrain, dans l'association, le correspondant de l'Agence Havas, le correspondant du Temps et l'envoyé spécial du Journal des Débats, M. Auguste Cauvain, de l'Institut. C'est M. l'ambassadeur de Jouvenel qui m'accueillit dans l'association et qui me félicita de ma nomination.
 
Je me livrai d'autre part à plusieurs enquêtes politiques hors de France. En 1928, je fis un reportage dans les Balkans au cours duquel je rencontrai M. Seipel, chancelier d'Autriche, St. Raditch, chef du Parti paysan croate, MM. Prebiclevitch et Tzankov, présidents du Conseil de Yougoslavie et de Bulgarie. En 1931, j'allai en Espagne quelques jours après la proclamation de la République et je publiai entre autres correspondances une interview du président Francesco Marcia. La même année, au lendemain de l'effondrement du deuxième ministère Macdonald, je fis une enquête en Angleterre. Les articles que j'écrivis alors dans l'Humanité sous le titre « Tempête sur l'Angleterre » furent largement reproduits dans la presse anglo-saxonne. Au début de l'année 1934, à la demande de plusieurs avocats de Saigon, j'allai en Cochinchine enquêter sur les conditions de la répression qui avait suivi les troubles au Tonkin. Je fis deux conférences à la presse de Saigon. Ma présence en Indochine avait soulevé la colère des coloniaux. Je reçus pendant mon séjour un grand nombre de lettres de menaces. Je n'en continuai pas moins mon enquête dont j'étendis le sujet. Dans la longue série d'articles que je publiai à mon retour et qui furent reproduits dans toute la presse d'Extrême-Orient je démontrais les erreurs funestes de l'administration coloniale. Je soulignais notamment qu'en s'aliénant la sympathie de la population annamite, la France avait encore aggravé le danger.
 
En octobre 1934, j'allai une fois encore en Espagne au lendemain des tentatives révolutionnaires avortées à Barcelone, à Madrid et dans les Asturies. Les articles que j'écrivis alors sous le titre : « L'Espagne entre deux combats » prévoyaient la poussée prochaine des forces démocratiques qui devait se produire en février 1936.
 
Une enquête sur les menées italo-allemandes en Afrique du Nord me conduisit, en août 1937, en Algérie, en Tunisie et au Maroc. En décembre 1937, au cours d'un exposé qu'il présenta devant la commission des Affaires étrangères de la Chambre, M. Albert Sarraut voulut bien reconnaître les services que les résultats de mes investigations avaient rendus au gouvernement français. J'allai enfin en Tchécoslovaquie, au mois de mai 1938. Je fus reçu par le président Bénès et par son ministre des Affaires étrangères, M. Krofta. Sous la présidence du ministre français à Prague, je fus amicalement accueilli au cercle des officiers et anciens officiers de l'armée tchèque. Mes confrères de la presse tchèque organisèrent un banquet en mon honneur. Je fis une conférence aux étudiants de l'Université de Prague.
 
Mon bulletin quotidien de politique étrangère était régulièrement cité dans les revues de la presse de Paris et de province. Mais je collaborai également à d'autres publications que l'Humanité. J'écrivais chaque mois une étude théorique ou historique dans les Cahiers du bolchévisme, organe scientifique du Parti communiste ; chaque semaine, un article sur la politique étrangère de la France, dans la Correspondance internationale publiée dans plusieurs langues ; je collaborai à la revue internationale Clarté, publiée sous la direction de Normann Angell, et à la revue d'information extrême-orientale Chine.

L'attention avec laquelle je m'appliquais à familiariser le public français avec les choses du Pacifique, et de la Chine, en particulier, me valut d'être promu par le gouvernement chinois au titre de « chevalier de l'Ordre du Jade », dans la même promotion que M. G. Mandel, ministre des Colonies.

J'ai été pendant deux ans, 1928-1929, correspondant à Paris de la Pravda, de Moscou. J'étais avant-guerre collaborateur de la grande revue politique et littéraire américaine New Masses.

Quelques-uns de mes reportages ont été publiés en volume par les Editions sociales internationales. D'autres me conduisirent devant les tribunaux, en vertu des lois de 1894.
 
C'est ainsi qu'avec Vaillant-Couturier je fus condamné, en 1929, à un an de prison, que je vécus à la Santé.
 
J'avais été candidat, en 1928, dans le Var (contre Pierre Renaudel) et, en 1929, à Marseille. En 1932, les organisations communistes de la région d'Argenteuil (Seine-et-Oise) me désignèrent comme candidat et je fus élu contre le député sortant M. André de Fels, de la Revue de Paris.
 
J'avais conservé mes fonctions à l'Humanité. Pendant sept ans, je passai ainsi une partie de mes journées à la Chambre et une autre partie au journal. Je me rendais le soir dans ma circonscription. Je revenais généralement au milieu de la nuit au journal, prendre connaissance des dernières dépêches. Je réintégrais mon logis à l'heure où les voitures de laitiers emplissent les rues de leur fracas.

Le groupe parlementaire communiste de 1932 ne comptait que dix membres. Chacun de nous devait par conséquent se consacrer à plusieurs problèmes. C'est ainsi qu'en dehors des questions de politique internationale, je m'intéressai à celles touchant l'enseignement. J'avais été élu au début de la législature membre de la commission de l'Enseignement que présidait un universitaire distingué, M. Cazals ; elle me confia l'étude du problème de la réforme de l'enseignement secondaire et les rapports avec les associations de parents d'élèves des lycées d'Etat de Paris. Sur l'ensemble des interventions à la commission, je prononçai en novembre ou décembre 1934 un discours que les membres de l'enseignement éditèrent en brochure sous le titre : la Grande Pitié de l'Université française.

De larges extraits de mon discours furent publiés dans l'organe corporatif de la société des professeurs agrégés.

Une autre question avait attiré mon intérêt ; celle de l'enfance dite coupable. Au lendemain d'évasions, dans les centres de Belle-Isle et Aniane, j'interpellai le gouvernement sur le régime des établissements d'éducation surveillée.

Quelques-unes des propositions que j'énonçais alors devaient être retenues au nombre de la réforme de ces établissements en 1936.
 
Pendant sept ans, je suis intervenu dans tous les débats de politique étrangère. Au début de la législature, il m'apparaissait que seule une initiative audacieuse de la France pouvait prévenir l'explosion de nationalisme exaspéré qui menaçait à cette époque. C'est dans cet esprit qu'en décembre 1932, lors du débat sur les dettes américaines, je préconisai l'annulation simultanée des dettes et des réparations. Ma formule était : pas un sou pour les dettes, pas un pfennig pour les réparations. Nous ne sommes ni débiteurs des capitalistes américains ni créanciers du peuple allemand.
 
Il va de soi que la victoire du nazisme en Allemagne devait provoquer une modification dans cette attitude. Il ne s'agissait plus de choisir entre l'Europe de Versailles et une organisation européenne meilleure. Le choix qui s'imposait, hélas ! était tout autre : le maintien de la paix ou la guerre pour la substitution, au Versailles de Clemenceau d'un Versailles imposé par Hitler. Moi, je luttais pour la paix. La politique que j'ai défendue pendant sept ans, soit dans les colonnes de l'Humanité, soit à la tribune de la Chambre, s'énonce ainsi : il faut d'abord sauver la paix en organisant la ronde des peuples pacifiques, en les liant par des contrats d'assistance mutuelle qui rendront la paix indivisible, qui feront d'elle le bien commun de tous, qui isoleront et par conséquent décourageront par avance l'agresseur éventuel, qui organiseront un système de sécurité collective, à l'abri duquel tous les problèmes litigieux pourraient trouver une solution pacifique.

Contrairement à une opinion faussement répandue, je n'ai jamais préconisé de croisade idéologique, mais j'ai pensé que le souci d'entretenir des relations pacifiques avec tous les pays, quel que fût leur régime intérieur, ne devait pas faire oublier à la France qu'elle avait une mission de liberté et de progrès à remplir, qu'elle était comptable à l'égard de tous les peuples et qu'il était dangereux pour son avenir de laisser protester certains principes.

Je n'ignorais pas que seul un pays fort peut pratiquer une politique qui suppose la résistance et la fermeté.

Mais j'étais persuadé que la force d'un pays réside avant tout dans la conviction qu'ont ses enfants, qu'ils ne sont pas les gardiens de quelques privilèges, mais les défenseurs de droits, de libertés, d'acquisitions sociales qui leur appartiennent en propre.

Je viens de résumer les idées qui ont servi de « leitmotiv » à mes interventions parlementaires depuis 1934, date à laquelle, pour la première fois, j'entrai à la commission des Affaires étrangères. La défense de ces idées qui m'étaient chères, m'a conduit à combattre la politique de presque tous les ministres des Affaires étrangères depuis 1934.

Il va de soi que je les ai combattus ouvertement, loyalement, et que mon ardeur n'était que la marque du sérieux de mes convictions.

J'ai combattu en 1935 la politique italienne de M. Laval. Je considérais, toute question idéologique mise à part, qu'il était dangereux pour la France de, favoriser l'impérialisme italien en Méditerranée, et d'affaiblir la Société des nations.

Par mes interventions à la tribune de la Chambre, je contribuai à la crise ministérielle qui aboutit à la constitution du Cabinet Sarraut au début de l'année 1936.

Lors de la présentation du gouvernement, j'expliquai au nom du groupe communiste que nous ferions bénéficier le gouvernement de notre abstention favorable à condition qu'il inaugurât une nouvelle politique extérieure.

Comme M. de Monzie, j'avais reproché au Cabinet Laval d'avoir compromis par ses hésitations les relations franco-soviétiques. Aussi, lorsque le gouvernement présenta à la ratification de la Chambre, le traité d'assistance mutuelle franco-soviétique, j'engageai la Chambre à le ratifier. MM. Flandin et Herriot soutinrent le même point de vue.
 
J'avais été réélu en mai 1936, député d'Argenteuil, à une majorité accrue. Quand se réunit la commission des Affaires étrangères de la nouvelle législature, je posai ma candidature à la vice-présidence et je fus élu. Tous mes collègues m'ont renouvelé ce mandat de confiance jusqu'en septembre 1939. A partir de 1937, je remplaçai Paul Vaillant-Couturier à la commission de l'Aéronautique. Mais c'est aux Affaires étrangères que je consacrai surtout mon activité.
 
Je combattis la politique des successeurs de M. Laval, M. Delbos, puis G. Bonnet, pour les raisons qui m'avaient incité à combattre la politique de M. Laval et en observant les mêmes règles de loyauté, dont je ne me suis jamais départi.
 
C'est à propos des affaires d'Espagne et de la politique dite de non-intervention que j'exprimai mes critiques.

Dans les discours si nombreux que je prononçai en juillet 1936 et janvier 1939 sur l'affaire espagnole, mes préférences idéologiques, dont je ne faisais pas mystère, n'ont joué qu'un rôle secondaire : c'est le souci évident de l'intérêt français, de la sécurité française, qui était au centre de mes préoccupations.

C'est une criante injustice et un contre-sens historique de prétendre que mon opposition au national-socialisme m'a incité à préconiser une politique de force à l'égard de l'Allemagne. J'ai dit et répété au Parlement et hors du Parlement (notamment en décembre 1938, lors de la venue à Paris de M. von Ribbentrop) que je souhaitais la paix avec tous les pays, quel que fût leur régime : mais d'une part je désirais l'établissement de la paix dans l'égalité des droits ; d'autre part, je jugeais néfaste une coalition franco-allemande qui eût pris la forme d'une conjuration contre-révolutionnaire, antimarxiste, anticommuniste. C’est-à-dire anti ouvrière ; enfin il me semblait dangereux en vertu du principe selon lequel Sedan suit toujours Sadowa, d'acheter la paix occidentale au prix d'une liberté d'action laissée pour des aventures à l'est de l'Europe.
 
Telle fut la signification des avertissements que je formulai en juin 1938 au moment de l'annexion de l'Autriche (les articles que j'écrivis alors me valurent les félicitations du cardinal Verdier). Et tel fut le sens de la campagne que je menai contre le traité de Munich et les ministres qui l'avaient conclu.
 
Si compromise qu'ait été la paix depuis mars 1939, j'étais convaincu qu'un effort pouvait encore conjurer la guerre. Je songeais à la signature d'une alliance politique et militaire entre la France, l'Angleterre et l'Union soviétique. De fait  une négociation s'engagea. Je trouvais les négociateurs français réticents, et en mai 1939, à la tribune de la Chambre, je dénonçai ces réticences. Si j'en crois les mémoires de de Monzie publiées sous le titre Ci-devant, d'autres partageaient mes appréhensions, mais se turent.
 
A la fin du mois de juillet 1939 éclatèrent brusquement les affaires d'espionnage (l'arrestation de Lamourelle). Lucien Sampaix, rédacteur de l'Humanité, avait dénoncé l'action de la propagande en France, et, en particulier, le rôle de M. Abetz et les complaisances qu'il avait trouvées au Quai d'Orsay. L'Humanité fut poursuivie, et Lucien Sampaix fut traduit devant la XIIe Chambre, où Me de Moro-Giafferi le défendit ; je vins déposer en sa faveur et prononçai un réquisitoire contre la propagande nazie.
 
Quelque temps après, j'accompagnai à Londres une délégation de parlementaires français (MM. Delbos, Bastide et Taittinger) qu'invitaient à un échange de vues des membres de la Chambre des communes. La plupart de nos interlocuteurs étaient convaincus de l'avortement prochain de la négociation anglo-franco-soviétique. M. Lloyd George nous dit : « Si l'Europe reste dirigée par Chamberlain, Daladier et Beck, il n'y aura pas de pacte avec la Russie, et la guerre passera ».
 
Les propos de M. Lloyd George hantaient encore mon souvenir lorsqu'éclata l'orage du 23 août 1939 : la signature du pacte germano-soviétique.
 
Deux jours après la signature du traité germano-soviétique, j'assistai à la réunion de la commission des Affaires étrangères. C'est la dernière réunion à laquelle j'ai participé, car dans la suite le gouvernement ordonna l'expulsion des communistes des commissions parlementaires.
 
Et voici résumé le raisonnement que j'y développai : j'indiquai qu'à mon avis les gouvernements de France et d'Angleterre avaient assumé dans l'avortement de la négociation tripartite une très lourde responsabilité et qu'il était indispensable de publier sans retard le Livre blanc de la négociation. Pour le surplus, j'estimais qu'une attitude sentimentale et passionnelle à l'égard du traité ne servirait de rien, que le mieux serait d'essayer de faire du traité le point de départ d'un effort dans le sens de la paix comme l'avait été le traité de Munich, mais profitable à la communauté internationale dans son ensemble.
 
L'histoire jugera si cet effort était ou non possible. Dans la mesure où il n'avait pas été tenté, la guerre revêtait à mes yeux le caractère d'une aventure équivoque qui risquait d'aboutir à la défaite. C'est la raison pour laquelle je me suis associé à l'initiative du Groupe ouvrier et paysan et j'ai signé la lettre adressée à Herriot.

J'avais été réformé lorsque j'ai passé le conseil de révision (1922)- (les réformés de ma classe n'ont pas été appelés). Toutefois, me sentant en état de servir mon pays, je demandai, dès la déclaration de guerre, à passer un nouveau conseil de réforme. Déclaré apte au service, je demandai à être rapidement incorporé. Je n'ai été appelé qu'en octobre 1939, au moment où je m'efforçais déjà d'échapper au mandat lancé contre moi par le juge de Moissac. J'avais quitté mon domicile. La convocation militaire ne m'a pas atteint et j'ai été considéré comme insoumis. La convocation m'eût-elle atteint, je n'aurais pas été incorporé dans un régiment, mais incarcéré dans une prison militaire.

Le reste est connu.
 
Je crois avoir consigné l'essentiel. Je suis marié et depuis le 25 mai 1940 ma femme est internée dans un camp de concentration sans doute parce qu'il est délictueux de porter mon nom. Je n'ai pas d'enfant. J'ai une petite nièce, fille d'un homme politique espagnol tué pendant la guerre civile. Je l'avais adoptée et je m'étais promis de lui tenir lieu de père. Je ne suis plus très sûr de pouvoir tenir cette promesse.
 
C'est tout : les années ne m'ont pas rendu sceptique et ne m'ont pas fait récuser mes opinions anciennes. Sans doute parce que plutôt que d'adhérer à des formules, je me suis inspiré de l'esprit qui les animait. Cela m'a gardé contre le danger de ne vivre qu'une demi-existence, je veux dire une existence sans but et sans contenu, une existence vide. Je n'ai rien renié des opinions auxquelles j'ai cru dans ma jeunesse et que j'ai aimées.
 
C'est un sentiment qui suffit à embellir une vie humaine, à la rendre sinon heureuse, du moins digne.

15 décembre 1941,


Lettre d'adieu de Gabriel Péri

Que mes amis sachent que je suis resté fidèle à l'idéal de ma vie ; que mes compatriotes sachent que je vais mourir pour que vive la France.
 
Je fais une dernière fois mon examen de conscience. Il est positif. J'irais dans la même voie si j'avais à recommencer ma vie. Je crois toujours, cette nuit, que mon cher Paul Vaillant-Couturier avait raison de dire que « le communisme est la jeunesse du monde » et « qu'il prépare des lendemains qui chantent ». Je vais préparer tout à l'heure des « lendemains qui chantent ». Je me sens fort pour affronter la mort. Adieu ! et que vive la France.

(Texte non relu après saisie, 25.II.15)

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