Marcel Proust
(1871-1922)

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Quatre lettres à ses concierges


PREMIÈRE LETTRE

Antoine,

Sur le conseil de M. V... j'ai fait demander à M. H... si on ne pouvait pas attendre au mois de juillet pour faire les travaux.

J'ai le regret de vous dire que j'ai éprouvé stupéfaction et indignation quand j'ai appris que vous me faisiez dire par O... que vous étiez furieux que j'aie fait une démarche si naturelle. Il n'y a jamais eu de travaux à la maison sans que j'aie demandé si on ne pouvait pas les remettre à juillet. Pour ceux-ci comme c'était court j'étais résigné. Mais M. V... m'ayant dit: « pourquoi vous fatiguer par du bruit si on peut le faire quand vous ne serez pas là » et m'ayant offert d'aller trouver le gérant, j'ai accepté. Certes s'il y a une personne que je ne pouvais croire que cela fâcherait c'était vous, puisque l'eussiez-vous voulu, il n'était pas en votre pouvoir défaire remettre les travaux. J'aurais pu craindre de fâcher ma Tante en ne lui en parlant pas, ou M. C... Mais j'étais souffrant, il était deux heures du matin, M. V... reprenait le train, je n'avais pas le choix. J'étais si épuisé que je n'ai même pas écrit à M. H.. pour ne pas me fatiguer et lui ai fait faire la commission de vive voix. Evidemment si j'avais pu supposer que vous me forceriez à vous écrire huit pages, cela me fatigue encore plus. En tout cas, si vous pensez que je n'ai pas les mêmes droits que M. X... ou M. I.. de parler au gérant, et si vous êtes furieux que je me permette, étant malade, de demander si on ne peut pas remettre à juillet des travaux, vous auriez pu avoir la politesse de me l'écrire (que vous étiez furieux) ou de demander à me voir, sans me le faire dire par O... Bien que vous ne soyez pas malade, j'ai eu plus d'égards pour vous et quand j'ai été furieux contre vous, je ne vous l'ai pas fait dire par O... ; je vous l'ai écrit ou dit moi-même. Du reste le matin où M. V... y est allé, j'ai dit à D... de vous demander de monter. Mais vous n'étiez pas encore rentré ; ma montre avançait un peu et ces soirs-ci je n'avais sonné qu'à minuit, sauf le soir où j'ai demandé à O... de vous chercher. Mais vous étiez couché (10h. et demie). D'ailleurs je ne suppose pas que vous ayez cru que j'avais cherché à vous cacher cette démarche auprès de M. H... et que vous ayez vu là un manque de confiance pour une bêtise pareille à ces travaux quand sur les sujets les plus sérieux je vous ai donné non pas une mais cent marques de ma confiance, il n'y a pas un mois encore. Je les regrette aujourd'hui car je vois que vous y répondez par les plus mauvais procédés, en manquant de confiance en moi, en ne me permettant pas d'user de mes plus simples droits de locataire, en vous plaignant de moi, en me faisant faire, sans égard pour ma santé, des commissions blesantes par O... Je n'agis pas de même et je vous écris.
           
Marcel PROUST.
            
Comme il est possible que vous ne me croirez pas, je vous envoie le télégramme de M. V... qui, par miracle, n'avait pas brûlé dans la cheminée.                                       

J'ajoute ce post-scriptum parce que d'après ce que O... vient de me dire de nouveau je crois comprendre que M. H... vous a fait des reproches. Si c'est ma faute, j'en suis désolé. Mais comment pouvais-je supposer cela. Vous m'avez dit que je pouvais choisir le jour, j'ai supposé qu'il était au courant de ces travaux. D'ailleurs je ne lui ai pas dit que je pouvais choisir le jour, je lui ai simplement fait demander si cela pouvait se remettre à juillet et comment pouvais-je deviner que je ne le devais pas. En tout cas, si désolé que je puisse être, si vous avez été grondé à cause de moi vous auriez pu, avec un instant de réflexion, vous rappeler que je n'ai jamais cherché à vous ennuyer, que dans le cas présent c'était contre mon intérêt, et ne pas me faire faire une commission qui ne repose sur rien et qui même si elle avait été juste (ce qu'elle n'est pas) aurait dû être faite avec plus de politesse pour ma personne et plus de précaution pour ma santé.

DEUXIÈME LETTRE
                      
Mon cher Antoine,

Est-ce que vous pourriez vous charger d'une commission pour votre fils et sa femme ? Ils m'ont annoncé leur mariage, ils ont eu depuis la gentillesse de m'écrire un mot, mais je n'ai pu leur répondre, d'abord à cause de l'extraordinaire fatigue que mes déménagements successifs m'ont causée (j'en suis au troisième et je crois que je ne fais que commencer). Mais vous pouvez toujours m'écrire rue Hamelin car j'y habite encore, bien que plus longtemps je crois). Je voulais que vos enfants sachent que j'ai égaré leur adresse, ensuite qu'il me reste à peu près 800 lettres à répondre (je n'ai encore répondu qu'à Mme Félix Faure et à M. Paul Deschanel) et 5 volumes à corriger. Mais la force me manque. Donc que vos enfants m'excusent. D'autre part je voulais leur donner pour leur mariage un souvenir du Boulevard Haussmann. Mais tout cela est dans des caisses dans trois garde-meubles et ce n'est pas facile de rien chercher. Quand j'aurai cessé d'errer de meublé en meublé (et si je loue ici même pour peu de temps, je pense que ce ne sera pas en meublé, je ferai donc venir une partie de mes meubles) il me sera alors facile de retirer des affaires du garde-meubles et de leur envoyer un souvenir. — Avez-vous su la mort de ma pauvre Tante ? J'ai appris à la fois sa maladie et sa mort, j'ai eu le chagrin de ne pas la revoir et de n'être même pas en état d'aller à son enterrement. J'ai eu un petit mot de sa fille l'autre jour, et mon frère en venant me voir m'a dit qu'il avait pu voir ma Tante encore vivante et aller à son enterrement. Au moins l'un de nous deux aura pu lui rendre les derniers devoirs.

J'espère que votre femme va bien et ne se ressent plus de ses malaises.

J'apprécie d'autant plus la santé chez les autres que j'en suis privé moi-même. La difficulté de se loger ne fait qu'augmenter ma fatigue. De plus les appartements que j'ai habités jusqu'ici sont beaucoup trop petits, ce qui n'est pas sain, et cela n'empêche pas qu'ils coûtent trois fois aussi cher que le Boulevard Haussmann.

Vous avez été le plus prévoyant de vous faire un chez vous avant la crise des loyers.
      
Je termine cette visite par lettre que j'ai trop prolongée comme celles que je vous faisais dans la loge Boulevard Haussmann et je vous prie de croire ainsi que Madame Antoine et vos enfants à mes sentiments les meilleurs.
           
Marcel PROUST

TROISIÈME LETTRE           

Madame Antoine,

Je vous serais obligé de tâcher de savoir ce qui se passe chez le docteur X... où maintenant l'on tape à tout moment. Par exemple aujourd'hui où il n'y a pas cessé d'avoir du bruit, prenons l'heure de quatre heures. A quatre heures l'on a cloué, percé, etc. au-dessus de ma tête. Etait-ce des ouvriers, le mécanicien, le valet de chambre. Mademoiselle C... et le docteur étaient-ils là et savaient-ils qu'on tapait ainsi. J'aurais grand intérêt à le savoir.

D'autre part si vous pouviez laisser entendre au valet de chambre (cela je ne sais pas si vous le pouvez, il n'y a que vous qui pouvez savoir) que je suis très mécontent de tout le bruit qu'il fait et que je renoncerai à le voir pour qu'il n'en fasse pas puisque cela ne sert à rien. Notamment le matin pour faire le ménage il fait un bruit d'enfer et aujourd'hui à une heure passait et repassait sur ma tête comme avec des semelles de plomb.

Mais c'est surtout les coups de 4 heures dont j'aurais intérêt à savoir l'origine. Si M. X... avait l'intention de transporter au-dessus de ma tête les travaux de son mécanicien, il faudrait que l'un de nous deux quittdt la maison. Tâchez de savoir ce que c'était et écrivez-moi un petit mot à ce sujet ce soir ou et demain si cela ne vous fatigue pas.

J'espère que votre santé est meilleure et vous prie de recevoir mes meilleurs souvenirs.

M. PROUST

QUATRIÈME LETTRE

Mon cher Antoine,

Je vous remercie en une ligne de vos aimables vœux à Madame Antoine et à vous, car j'ai pris il y a une dizaine de jours une bronchite ; il ne me manquait plus que cela et je suis fort incapable d'écrire. Recevez donc les plus affectueux souvenirs de votre dévoué

Marcel PROUST

(Texte non relu après saisie, 14.IX.09)

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