Gaston Rageot
  (1871-1942)

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Le Testament du père Bosseleau
(1938)


C'ÉTAIT la lettre d'un mort que je venais de recevoir. Le père Bosseleau était tombé au pied d'une meule de foin le 10 de juin, à cinq heures, et sa dernière parole avait été pour recommander à sa femme de me faire parvenir le papier qu'il avait tenu caché, écrit on ne savait quand, et qui m'arrivait le 11, pour m'inviter à son enterrement fixé au 12.

« Je t'aurai gré, mon jeune maître, si tu peux me conduire au cimetière, pas loin de l'endroit où ta mère et ton père sont déjà, parce qu'il faut que le fermier voisine avec ses maîtres aussi bien sous la terre que dessus. Parce que je te connais depuis ton âge de dix ans et que le gars Antonin, je ne l'ai point revu depuis qu'il a quitté la Louverie, c'est à toi que je dis que j'ai écrit un testament chez Me Tournier, le notaire de Pont-l'Evêque, et qu'il y a nécessité à ce que tu en aies connaissance. »

« Le père Bosseleau. »

Plus je relisais l'écriture appliquée du vieux fermier de la Louverie, moins je comprenais cette funèbre missive, mais j'étais très ému. Le père Bosseleau, en effet, la belle fermière, sa femme, et leurs enfants    « l'Arnestine » et le gars Antonin, toute ma jeunesse dans cette vieille gentilhommière de la Louverie, flanquée de sa ferme, au milieu de ses herbages, en pleine vallée d'Auge...!

Evidemment, la ferme avait fini par manger la gentilhommière et tout ce que mon père, devenu prodigue sur le tard, et pour des besoins que je n'avais point compris tout d'abord, avait vendu de notre terre, c'était Bosseleau qui l'avait racheté. Son testament, en vérité, je savais que ce devait être quelque chose !

Ayant télégraphié à la Louverie mon départ, je trouvai à la gare de Pont-l'Evêque Antonin, avec une automobile de louage. Je ne l'avais pas revu non plus, depuis le jour où, à peine adolescent, il avait quitté en effet la ferme, sans que j'aie jamais su pourquoi. Sans doute en Normandie l'amour de la terre a fini par triompher des premiers instincts du navigateur barbare, de l'antique viking : elle ne l'a pas aboli et je m'étais expliqué ainsi qu'Antonin fut allé s'embarquer au Havre, un jour de mai, sur je ne sais quel bateau, et eut réussi depuis une jolie carrière sur des transatlantiques de croisière. Grand, blond, les yeux clairs et de couleur changeante, le teint frais et les lèvres colorées, quoique vêtu d'un complet de bonne coupe et coiffé d'un chapeau mou, ce navigateur de paquebot semblait bien le descendant authentique des lointains ancêtres aux petites barques.

Nous nous serrâmes la main, comme si nous nous étions vus la veille.

De Pont-l'Evêque à la Louverie, la distance n'est point longue et, après avoir suivi la vallée de la Touques, inondée d'une brume bleue et riante, et gravi les lacets de la route de Saint-Ymer, nous étions arrivés à la vieille grille presque sans nous en apercevoir. Tout à coup, je me retrouvai le long du ruisseau qui arrose la charmille extérieure, dans le creux du vallon où le village est niché.

— Hier, dit Antonin, en arrivant comme toi, j'ai trouvé que rien de tout cela, pendant ma longue absence, n'avait changé, les pommiers de juin, l'odeur de l'herbe et des vaches, cet air gras et fort, et le jour vert sur les pentes... !

Et, me regardant attentivement :

— Toi non plus, ajouta-t-il...

— Ni toi...

Antonin souriait et il avait sur le visage une gaîté que ne comportait guère pourtant la conjoncture funèbre qui nous rapprochait. C'était à notre passé qu'il souriait sans doute.

— Te rappelles-tu, dit-il, combien tu avais été gentil pour moi ? Il va falloir que je t'explique...

Nous avions mis pied à terre, devant ma maison, et moi aussi, en gravissant ce perron, je songeais à tout ce qu'Antonio avait été pour moi dans mes années à la fois misérables et bien heureuses. Mon père avait perdu ma mère à ma naissance, un autre enfant était mort avant moi et je ne valais pas cher. Le médecin conseilla à mon père désespéré de ne point courir le risque de m'élever à la ville : c'est alors qu'il avait décidé de quitter la rue Saint-Pierre à Caen où il occupait un appartement vieillot pour ce domaine de la Louverie, hérité de la famille de ma mère, qu'il croyait devoir être salutaire à la fois à ma santé et à son chagrin. Nous vivions dans une solitude totale et je n'avais eu d'autre compagnon que le gamin de la ferme, venu au monde dix-huit mois après moi et que j'avais pu houspiller à mon gré, par droit d'aînesse et et de patronat. J'étais tyrannique, jaloux, coléreux. J'éprouvais pour lui la plus vive affection d'enfant, mais je lui réservais aussi toutes les violences d'un affreux caractère de petit valétudinaire gâté. En revanche, lui avais-je dû mon plus grand chagrin de jeunesse, celui qu'il m'avait fait en s'en allant sans m'avoir averti ni même dit adieu. Dès lors j'avais cessé d'aimer la Louverie, où mon père et moi ne revenions plus qu'une fois l'an pour constater à chaque voyage que les pommiers et les herbages, lentement, se séparaient de la Louverie par les clôtures du père Bosseleau, devenu propriétaire d'une portion nouvelle cédée par mon père. L'un s'enrichissait, l'autre s'appauvrissait... Que tout cela était loin ! Et pourtant, en reconnaissant les lignes souples de la colline et en apercevant les vaches bringées ou baies derrière les lisses, je sentais que ce grand garçon, en qui j'avais peine maintenant à reconnaître mon petit camarade, et moi, nous avions du moins tiré le maximum de la terre normande, des saisons, des herbages et des bêtes, des fleurs et des champs.

*
* *

— Il est tombé comme une masse, le nez dans le foin !...

Les deux femmes, la mère et la fille, en robe noire, avec des coiffes blanches, avaient entrepris de m'expliquer, auprès du corps de Bosseleau, qu'elles veillaient, les circonstances de l'événement.

— Il a retrouvé sa tête un moment, tandis qu'on le rapportait... pas pour longtemps...

— Il a parlé de la lettre... Ça a été tout...

La plus rude et la plus rustique des deux n'était point la mère, qui avait toujours vécu en contact avec les maîtres, et dont on s'expliquait, malgré l'âge et les cheveux gris, qu'elle eut pour fils l'élégant Antonin ; non, c'était « l'Arnestine », dont le blond était délavé par le soleil et les intempéries, et dont le visage, aux sourcils plus pâles encore que les cheveux, semblait reproduire le masque du vieux terrien disparu. jamais, quand elle était petite, elle ne s'était mêlée à nos jeux, toujours aux champs ou à l'étable, en compagnie des bêtes ou des hommes de peine.

— La cérémonie, dit-elle, est demain à la chapelle de Saint-Ymer...

La chapelle de Saint-Ymer avait joué dans l'enfance d'Antonin et dans la mienne un rôle que l'on n'aurait pas deviné en apercevant sa vétusté et sa pauvreté, car, comme il arrive à beaucoup de chenapans, nous avions été des petits garçons très mystiques et nous avions bien souvent pensé, après nous être battus, à devenir des saints, comme notre voisine la petite soeur Thérèse de Lisieux, ou tout simplement comme les braves nonnes qui tenaient au pied de l'église une maison d'incurables. Cette masure sacrée était située à mi-côte, entre le cimetière et le vieux moulin d'une part, le couvent de l'autre, — toute la vie du vallon, rurale et spirituelle, rassemblée et maintenue depuis des siècles autour de ces pierres ruinées, de ce ruisseau infatigable et de ces morts. Ma mère, que je n'avais pas connue, était là ; ces fleurs qui, vivantes sur sa pierre tombale, se détachaient sur le fond bleuté de la colline, étaient ce que je connaissais d'elle de plus présent. Comme il me l'avait écrit, le tas de terre remuée qui allait recouvrir le corps du père Bosseleau, était tout proche de notre concession familiale. Peut-être quelques gouttes de l'eau bénite que je jetai sur lui furent-elles emportées par le souffle frais du ruisseau sur la pierre de mes parents.

La cérémonie terminée, le notaire de Pont-l'Evêque, ce brave Me Tournier, qui avait dressé les actes de vente de mon père avec tant de bonhomie et de respect, me prit affectueusement par le bras. Il m'avisa de ce que je savais déjà touchant l'existence d'un testament du père Bosseleau. Expert dans la connaissance de l'âme paysanne et singulièrement de l'âme normande, il avait décidé de ne point abuser de mon temps et de procéder immédiatement à la lecture du document . cela arrangerait tout le monde et il était nécessaire que je fusse présent.

La mère Bosseleau, l'Arnestine et Antonin avaient procédé selon les usages bourgeois et, à la grille commune de l'église et du cimetière, avaient serré les mains des quelques assistants en blouse ou en veston, en coiffe ou en chapeau de ville.

Les deux femmes continuaient de laisser libre cours à leur chagrin, cependant que le visage d'Antonin gardait une expression d'indifférence.

Enfin, dès que nous fûmes réunis dans la grande salle de la ferme, en face de la cheminée aux chenets étincelants, autour de la table cirée où le notaire avait posé ses papiers, celui-ci commenta d'expliquer les dernières dispositions du défunt.

D'abord, il me priait d'accepter, en réparation des préjudices qu'il avait pu causer à mon père dans son travail de serviteur ou ses marchés d'acquéreur, quelques arpents qui bornaient ma maison et nécessaires à son agrément. Il avait toujours eu pour moi une affection qu'il voulait montrer en mourant.

En second lieu, pour le reste de son bien, dont le total dépassait plusieurs centaines de mille francs, il instituait l'Arnestine sa légataire universelle, lui donnait la ferme afin qu'elle continuât d'y commander comme il avait fait ; dans le partage des terres, sa volonté était aussi que tout ce dont la loi lui permettait de disposer revint à sa fille, à l'exclusion de tous autres héritiers, la femme Bosseleau ou Antonin.

J'étais abasourdi. Quel motif, en effet, avait pu avoir le père Bosseleau de me traiter ainsi et à quels torts faisait-il allusion en prétendant les réparer ? Mais quel motif surtout de déshériter sa femme et son fils au profit de sa fille ? Et le plus étonnant, en définitive, n'étais-ce point que je parusse le seul étonné ? L'Arnestine continuait de pleurer, mais on voyait que c'était de joie, tandis que la mère Bosseleau avait séché ses larmes d'un geste naturel et doux. Quant à Antonin, il fit signe qu'il voulait parler.

— A supposer, déclara-t-il, que la loi m'attribuât quelque portion dans l'héritage de la Louverie, j'y renonce et je pense ainsi simplifier, monsieur le Notaire, votre tâche. Ma sœur et ma mère, je pense, ne manqueront pas de s'arranger entre elles.

— Maman sera toujours chez elle à la Louverie, déclara la nouvelle propriétaire.

— Alors tout est bien, conclut Antonin, et je pense que lArnestine va se faire un plaisir, Messieurs, de vous offrir à déjeuner chez elle.

Le père Bosseleau, en vérité, avait-il jamais été dans sa ferme aussi vivant qu'au jour de son enterrement, alors qu'avec ses étranges volontés se manifeeait toute une destinée de labeur, de calcul et de silence ? Avec un relief surprenant, je revoyais comme dans mon enfance cette face cuite,parfois parée d'une casquette, le dimanche, quand avait été sortie la longue blouse flottante aux boutons de nacre, et le plus souvent découverte ; cette carrure énorme qu'avait voûtée, dans la jeunesse, la charrue, et j'entendais cette voix brève, cassante, autoritaire qui,dans les foires ou chez les hommes de loi, concluaitles marchés. Je ne l'avais jamais aimé, bien qu'il me choyât, parce qu'il m'apparaissait trop taciturne, trop fermé. Ce vieux-là, on sentait tellement qu'il en pensait plus long qu'il n'en disait... ! La réflexion, chez lui, semblait devenue un réflexe. C'était dans le commerce des bêtes, d'abord, qu'il avait, en buvant des tasses de café, amassé l'argent qui lui avait permis dans la suite d'acheter les prés de la Louverie. Il avait acheté d'autres champs aussi, qu'il revendait comme des animaux, avec des profits que nul ne
connaissait. Maintenant, que je venais de jeter la terre sur son corps, et de découvrir dans son testament son âme, il m'apparaissait — grandeur singulière — comme un de ces êtres, plus fréquents qu'on ne croit dans la vie rustique, qui ont vécu d'une idée. Mais laquelle ? La terre, la richesse, la domination ou quelque passion inconnue ? En déshéritant sa femme et son fils, avait-il voulu les frapper pour quelque raison qui m'échappait ou, en avantageant l'Arnestine, reconstituer, dans la mesure du possible aujourd'hui, une sorte de droit d'aînesse qui assurât la survie de sa ferme par le choix de la meilleure fermière ?

Le notaire et moi avions bien été obligés d'accepter l'invitation de l'Arnestine faite par Antonin. La « Maîtresse Bosseleau » avait naturellement prévu et préparé ce déjeuner dont elle ne devait plus être l'hôtesse. C'est elle qui nous installa, nous servit les œufs frais, le poulet sauté et le gros cidre. Elle avait jadis été l'objet de ma prédiledion. Très adive, charmante et fraîche, elle ne s'occupait pas moins de notre maison que de la sienne. Elle était toujours prête à se charger de moi, à me distraire. Maintenant, dans ses vêtements de deuil, je la voyais déformée par l'âge, si dur aux paysannes, et par le chagrin amer que provoquent les gestes des morts.

Après le pousse-café, Me Tournier s'était esquivé dans sa dix-chevaux, fameuse dans tout le canton.

— Veux-tu, me proposa Antonin, que nous fassions ensemble le tour de la Louverie ?

Nous ne fîmes aucun tour, mais, par l'effet d'une habitude ancienne et inconsciemment reprise, nous nous assîmes, pour achever nos cigarettes, sur le banc, presque vermoulu, où jadis nous prenions le frais, les soirs d'été, avant d'aller au lit.

Antonin me toucha doucement le bras.

— Je t'avais promis, dit-il, une explication. je crois le moment venu, car les émotions par lesquelles je viens de passer depuis mon retour ici, je voudrais que tu les connaisses et les comprennes. D'abord, il y a eu celle de nous revoir, plus troublante pour moi que pour toi, puisque c'est moi qui étais parti et portais à tes yeux la responsabilité d'un oubli apparent.

— Je ne t'en ai jamais voulu.

— Tu as bien fait... Et dire que tout cela aurait pu arriver tandis que j'étais en mer... Et nous ne nous serions jamais retrouvés sur ce banc...!

Antonin s'était interrompu, laissant enfin paraître un trouble qui contrastait avec l'impassibilité qu'il avait montrée jusque-là.

- Et puis, reprit-il, il y a eu les événements dont j'imagine que tu te les expliques assez mal...

— Et toi, lui dis-je, on dirait que tu t'y attendais ?

— Je m'y attendais, en effet... Le père Bosseleau a fini comme je l'avais vu vivre et la seule satisfaction qu'il m'aura jamais donnée, c'est de l'avoir connu. Attention pourtant ! Je n'avais pas prévu qu'il t'eut pris pour héritier... Là, en vérité, il s'est surpassé...

Il était trois heures de l'après-midi. Le soleil de juin, que n'atténuait aucun nuage, faisait transpirer les herbages et les bêtes ; les lisses de la prairie étaient toutes proches de notre banc et des vaches ruminaient dans la même ombre que nous. Une odeur chaude de végétation et d'animalité nous enveloppait. La Normandie sent le lait ou la pomme selon les saisons. Sur ce fond d'arôme brochait notre tabac, comme sur le silence accablé de la prairie les bruits de ménage qui venaient de la ferme.

Antonin hésitait.

- Que veux-tu dire ? lui demandais-je.

- Il est probable, répondit Antonin, il est certain que les faits dont je dois te parler aujourd'hui, tu aurais continué de les ignorer dans l'avenir comme tu les avais ignorés dans le passé. T'es-tu jamais rendu compte, en effet, que le père Bosseleau a méthodiquement ruiné ton père, qu'il l'a systématiquement volé, trompé, mal servi ?... Quel jeu pour un serviteur comme celui-là que de rouler et dépouiller son maître ? Ton pauvre père est mort dans l'angoisse du lendemain et j'imagine qu'au dernier marché, à la plus grosse entaille faite à la Louverie, il y avait eu entre eux une explication importante. Mais cette besogne entêtée, il a voulu que tu la connaisses, toi aussi, et que tu la puisses mesurer en appréciant sa fortune... Comprends-tu ? Il t'a fait une restitution, qui ne lui coûtait plus rien, pour le plaisir de te révéler le vol... Un rude homme, que le vieux de la Louverie!...

— Mais pourquoi ces calculs si raffinés et si différés ?Pourquoi cette manoeuvre compliquée et posthume ? Est-ce donc un malhonnête homme que le repentir aurait saisi à son heure dernière ?

— Ce n'était pas un malhonnête homme...

— Alors quelle vengeance ?...

Antonin avait laissé tomber ses coudes sur ses genoux et sa tête dans ses mains. C'était une attitude qu'il prenait souvent dans l'enfance, quand il avait envie de pleurer parce qu'il n'était pas content de moi.

— Tu ne peux pas te rappeler, toi, un jour d'août, vers six heures du soir ?... Nous revenions tous deux d'une promenade le long de la Touques, très fiers, toi, à cause de ton premier bachot passé depuis un mois et moi de mon succès agronomique. Nous nous sommes séparés là, devant ce banc. Je traversai lentement la cour de la ferme et passai devant la porte de l'étable. Juste à ce moment, l'Arnestine en sortait, courant, criant et se serrant les poings sur les yeux comme pour en chasser l'image de ce qu'elle avait vu. En même temps, dans l'étable, j'entendis le bruit d'une querelle : la voix de maman, la voix du père Bosseleau ! J'accourus. Le père Bosseleau tenait d'une main maman par le cou et de l'autre la battait en vociférant : « Femelle... femelle... » je me précipitai sur lui en criant : « Papa!... » A ce mot, il se retourna, lâcha le cou de maman, me regarda et me jeta à la face : « Veux-tu foutre le camp, bâtard ! » Je suis sûr que ce cri, dans la fureur, lui avait échappé, car, à moi aussi, il avait dû réserver un rôle dans le travail patient et secret de ses représailles. Mais, ainsi alerté, je n'eus pas de peine à me convaincre, en sortant de l'étable, de ce que je t'apprends en sortant du cimetière... Tu te rappelles comme maman était douce et comme ton père était malheureux...

Antonin avait vingt-sept ans. Il venait de perdre dix ans à mes yeux et je le revoyais, frais et blond, tel qu'il m'avait quitté, au plus beau moment de notre jeunesse.

— Et si le vieux, lui dis-je, avait manqué son affaire ?...

— Il ne l'a pas manquée avec ma mère, ni avec ton père, ni avec moi, et voici qu'il vient de la réussir avec toi, en te troublant à ton tour...

— Je conviens, lui répondis-je, qu'il y a dans ce que j'éprouve maintenant, au souvenir de mon père et de ton départ, quelque chose d'atroce, car on n'apprend jamais rien des disparus qui ne vous émeuve jusqu'au fond... Pourtant je ne puis oublier que nous nous sommes retrouvés, Antonin, et que cette amitié d'enfance que je découvre aujourd'hui fraternelle, c'est un avenir qui échappe aux morts les plus obstinés et que gardera la Louverie... Ne le penses-tu pas comme moi ?

— Tu as raison ! dit Antonin en me tendant la main, comme au temps où nous ne savions rien.



(texte non relu après saisie, 20.VI.13)

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