Jules Renard
(1864-1910)

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La lanterne sourde
(1893)

 
TIENNETTE LA FOLLE
 
LE CHRIST PUNI

Passant au pied de la croix plantée hors du village et qui semble le garder contre une surprise, Tiennette la folle voit que le Christ est tombé.

Cette nuit, sans doute, le grand vent l'a décloué et jeté par terre.

Tiennette se signe et redresse le Christ, en prenant des précautions, comme pour une personne qui vit encore. Elle ne peut pas le remettre sur la croix trop haute ; elle ne peut pas le laisser tout seul, au bord de la route.

D'ailleurs, il s'est fait mal dans sa chute et des doigts lui manquent.

« Je vais porter le Christ au menuisier, dit-elle, afin qu'il le répare ».

Elle le saisit pieusement par le milieu du corps et l'emporte, sans courir. Mais il est si lourd qu'il glisse entre ses bras et que fréquemment, d'une violente secousse, elle doit le remonter.

Et chaque fois, les clous dont on percé les pieds du Christ accrochent la jupe de Tiennette, la soulèvent un peu, découvrent ses jambes.

« Voulez-vous bien finir, Seigneur ! » lui dit-elle.

Et simple, Tiennette donne aux joues du Christ de légères tapes, délicatement, avec respect.

 
L'ENFANT DE NEIGE

Il neige, et par les rues, nu-tête, Tiennette la folle court comme une folle. Elle joue toute seule, attrape au vol des mouches blanches avec ses mains violettes, tira la langue où se dissout une pastille légère qu'on goûte à peine et, du bout du doigt, écrit des bâtons et des ronds sur la nappe éclatante.

Plus loin, elle devine que cette petite étoile est tombée d'une patte d'oiseau, cette grande d'une patte d'oie, et cette autre, inconnue, des cieux peut-être.

Une fois, les semelles qui la grandissaient jusqu'aux chaumes et lui donnaient le vertige se décollent. Elle s'écroule et reste longtemps par terre, en croix, bien sage, tandis que son portrait se moule.

Puis elle se fait un enfant de neige.

Il a des membres tordus et rétrécis par le froid. Il a des yeux crevés, au nez un trou unique qui en vaut deux, et une bouche sans dents, un crâne sans cheveux, parce que les cheveux et les dents c'est trop difficile.

« Le beau petit ! » dit Tiennette.

Elle le serra contre son coeur, le berce en sifflotant, et dès qu'il fond un peu, elle le change vite, le roule maternellement dans la neige fraîche pour l'envelopper d'une couche propre.

 
TIENNETTE PERDUE

Tiennette sort, s'il lui plaît, va où elle veut, et son innocence la protège. Elle marche vite, ne se promène pas, semble toujours fuir.

Ce matin, comme elle a quitté la maison depuis une heure d'horloge, elle s'arrête et dit : « Mon Dieu ! je me suis perdue ! »

Elle regarde, réfléchit, se cherche, troublée.

La campagne disparaît sous la neige. Les arbres en ont plein leurs branches ; on dirait que celui-là s'est vêtu comme un voyageur qui attend la diligence.

Mais Tiennette remarque sur la neige ses propres traces toutes fraîches, et l'idée lui vient de se suivre, pour se retrouver.

Tantôt elle pose doucement ses pieds au creux de ses pas, et si d'autres traces croisent les siennes, elle se baisse et les démêle. Tantôt elle court, hors d'haleine, avec des loups dans le dos.

Quand elle arrive au village et reconnaît sa maison parmi les formes accroupies :
« J'ai dû simplement rentrer », pense-t-elle.

Elle ne se hâte plus. Elle respire, ôte son inquiétude comme un châle trop lourd de ses épaules, pousse la porte et dit, l'esprit calmé :
« J'en étais sûre : me voilà ! »

 
LA BAGUETTE

Tiennette roule une baguette entre ses doigts, la gratte avec ses ongles, la mord du bout des dents, la déshabille de son écorce. Elle s'avance sur la route et dit aux arbres : « Vous savez que je me marie aujourd'hui. Sérieusement, je vous assure. Il m'aime, je l'attends ».

Elle leur sourit à droite et à gauche, répète déjà la cérémonie.

Or une voix qui part des arbres lui ordonne :
« Ôte ton bonnet, Tiennette ».

Elle hésite, regarde les arbres d'où s'échappe un souffle et demande en tremblant :
« Est-ce vous, cette fois ?
- Oui, Tiennette ; ôte ton bonnet ».

Confiante, elle jette son bonnet comme elle a jeté les feuilles de sa baguette.

« Ôte ta camisole, Tiennette ».

Elle obéit, jette sa camisole comme elle a jeté les menues branches de sa baguette.

« Ôte ta jupe, Tiennette ».

Elle en va dénouer d'une main les cordons, mais elle voit dans son autre main la baguette sans écorce, toute nue, et, soudain réveillée, Tiennette ramasse pudiquement son bonnet, sa camisole et se sauve loin du libertin qui voulait encore l'attraper et qui rit derrière les arbres.

TIENNOT
 
L'HOMME AUX CERISES

Tiennot se promenant par le marché voit des paniers pleins de cerises si gonflées et si rouges qu'elles ont l'air faux. Il dit au marchand :
« Laissez-moi manger autant de cerises que je voudrai, moyennant dix sous ».

Le marchand accepte, sûr d'y gagner, car les cerises ne sont pas rares cette année, et, au prix qu'elles se vendent, pour dix sous il en donnerait une brouettée.

Tiennot se couche au milieu des paniers, sur le flanc droit.

Sans se presser, il choisit les belles cerises et les mange une à une.

Lentement, il vide le premier, puis le second.

Le marchand sourit. De temps en temps, les gens du marché viennent voir. Le pharmacien montre la tête ; le cafetier aussi. On encourage Tiennot.

Il se garde de répondre. Immobile, il ouvre et referme la bouche avec méthode. Souvent, au passage d'une cerise plus juteuse que les autres, il semble dormir.

Le marchand, déjà inquiet, pense :
« Je n'y perdrai peut-être rien, mais je n'y gagnerai guère ».

Et serrée entre ses doigts, sa pièce de dix sous diminue de valeur.

Soudain, allègre, il dit :
« Enfin ! »

Tiennot remue, essaie de se lever d'un effort qui paraît pénible. Mais il change seulement de côté, et, retourné sur le flanc gauche, tend la main vers un autre panier.

Toutefois, mis en appétit, il commence d'avaler les noyaux des cerises.

 
LA FONTAINE SUCRÉE

Tiennot se désaltère dans l'eau d'une fontaine. Sa main d'abord lui sert de tasse ; puis il préfère boire à même, couché sur la fontaine où trempent son menton et son nez. Quand il souffle, il regarde des bêtes et le petit panache blanc de l'eau qui sourd.

« Elle est bonne, dit-il, mais je crois que sucrée elle serait meilleure ».

Il court au village, achète un morceau de sucre et, la nuit venue, retourne, sans se faire voir, le déposer dans la fontaine.

« Demain matin, dit-il, tout seul je me régalerai ».

Les hommes dorment encore que Tiennot quitte son lit et se hâte vers la fontaine.

Avant de goûter l'eau, il dit, les lèvres en suçoir :
« Ah ! qu'elle est fameuse ! »

Il se penche, la goûte et dit, les lèvres rentrées :
« Oui. Non. Elle n'est pas plus sucrée qu'hier ».

Il s'ébahit, les yeux sur son image déconfite.

« Dieu ! que je suis bête ! s'écrie-t-il ; un enfant comprendrait : l'eau coule, et mon sucre fondu a coulé comme elle. Il est sorti de la fontaine et se sauve à travers le champ ; il ne doit pas aller vite, je le rattraperai ».

Et Tiennot s'éloigne, marche le long du ruisseau. Régulièrement il compte vingt enjambées et s'arrête. Il boit une gorgée qu'il savoure. Mais soudain il hoche la tête et repart à la poursuite de son sucre.

 
LE POING DE DIEU

En blouse courte, coiffé d'un chapeau haut de forme à longs poils, Tiennot revient de la foire. Il a tout vendu, son cochon, ses fromages, ses deux vieilles poules, et les poules il les a vendues comme poulets, après les avoir soûlées de vin.

Pleines de vie, l'oeil brillant, la fièvre aux ailes, aux pattes, elles ont trompé une dame confiante qui, sans doute, les soupèse maintenant avec surprise et colère, pendantes, froides, crevées. Tiennot sourit ; il ne se repent pas, il en a réussi bien d'autres. Il zig-zague, les jambes molles, tient tout la route, car tandis que les poules piquaient des gouttes de vin dans leur écuelle, il buvait le reste de la bouteille.

Or un vélocipédiste crie, un grelot sonne, une trompe corne derrière lui. Il n'entend pas. Il va d'un bord à l'autre de la route, écarte les bras, gesticule, attendri comme s'il revendait une deuxième fois ses poules.

Et soudain il reçoit sur son chapeau à longs poils un coup de poing qui l'écrase.

Tiennot s'arrête, fléchissant, la tête dans la nuit jusqu'aux oreilles, prisonnière. Il essaie de relever son chapeau ; il y met le temps : la tête a forcé et le crâne est douloureusement cerclé. Tiennot se débat, peine, hurle, enfin se dégage.

Il regarde : personne sur la route, ni devant, ni derrière. Il regarde par-dessus la haie, à droite, à gauche.

Il ne voit rien.

Et Tiennot, qui a vendu des poules soûles, fait machinalement le signe de la croix.

 
LE BEAU BLÉ

Sur la route sèche et sous le soleil brûlant, Tiennot et Baptiste s'en reviennent dans leur voiture à âne. Comme ils passent près d'un champ de blé mûr, Baptiste, qui s'y connaît, dit :
« Le beau blé ! ».

Tiennot, qui conduit, ne dit rien ; il voûte son dos. Baptiste voûte le sien pareillement, et leurs nuques découvertes, insensibles, rôtissent peu à peu, luisent comme des casseroles de cuivre.

Tiennot machinal tire ou secoue les guides. Parfois il lève un bâton et frappe avec vivacité les fesses de l'âne, ainsi qu'une culotte crottée. L'âne ne change pas d'allure ; il penche la tête, sans doute pour voir le jeu de ses sabots qui se déplacent régulièrement l'un après l'autre et ne se trompent jamais. La voiture le suit autant que possible ; une ombre boulotte traîne derrière ; Tiennot et Baptiste se courbent plus bas encore.

Ils traversent des villages qu'on croirait abandonnés à cause de la chaleur. Ils rencontrent des gens rares qui ne font qu'un signe. Ils ferment les yeux aux reflets blancs du chemin.

Pourtant ils arrivent le soir, très tard. On finit toujours par arriver. L'âne s'arrête devant la porte, dresse les oreilles. Baptiste et Tiennot engourdis remuent leurs fourmilières, et Tiennot répond à Baptiste : « Oui, c'est un beau blé ».

 
LE CASSEUR DE PIERRES
LE RENSEIGNEMENT

« Pardon, mon ami, combien faut-il de temps pour aller de Corbigny à Saint-Révérien ? »

Le casseur de pierres lève la tête et, pesant sur sa masse, m'observe à travers le grillage de ses lunettes, sans répondre.

Je répète la question. Il ne répond pas.
« C'est un sourd-muet », pensé-je, et je continue mon chemin.

J'ai fait à peine une centaine de mètres, que j'entends la voix du casseur de pierres. Il me rappelle et agite sa masse. Je reviens et il me dit :
« Il vous faudra deux heures.
- Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit tout de suite ?
- Monsieur, m'explique le casseur de pierres, vous me demandez combien il faut de temps pour aller de Corbigny à Saint-Révérien. Vous avez une mauvaise façon d'interroger les gens. Il faut ce qu'il faut. Ça dépend de l'allure. Est-ce que je connais votre train, moi ? Alors je vous ai laissé aller. Je vous ai regardé marcher un bout de route. Ensuite j'ai compté, et maintenant je suis fixé ; je peux vous renseigner : il vous faudra deux heures ».

 
LA RETRAITE

Il est heureux. Il vit principalement sur la route et compare, hochant la tête, les cantonniers d'autrefois à ceux d'aujourd'hui. Il marche à tout petits pas, comme s'il cassait encore des cailloux, et ne se déplace jamais plus vite que le soleil.

Il ne rentre que pour la soupe. Il habite alors sa cheminée. Tandis que la marmite bout, il allonge le bras d'un geste régulier, prends du feu avec sa main droite et l'écarte sur le dos de sa main gauche.

Puis, la soupe mangée, jusqu'à l'heure du coucher, il fait cuire des crachats.

 
LE CHERCHEUR D'OR

Harpagonnet avait dans sa bourse deux pièces d'or volées à son père. Fréquemment il tâtait sa poche, sentait les pièces, et, fidèle gardienne, sa main ne s'éloignait pas. Bientôt il n'y tint plus ; il voulut les contempler, ouvrit la bourse et les mania.

Et voici que les deux pièces tombèrent, roulèrent, folles, dépistèrent ses yeux lancés à leur poursuite, disparurent.

Harpagonnet, sans bouger de place, les pieds collés, s'accroupit et chercha. Il tremblait et suait, malade d'angoisse. Il épluchait le sable comme un plat de lentilles. Il eût ainsi retourné la Terre.

Quand il trouva la première pièce, son coeur battit moins fort. Il trouva la seconde et son coeur se tut. Il les compta, fit la preuve. Il les ravait bien toutes les deux, celle-ci, celle-là. Il les rentra dans sa bourse, serra les cordons comme on étrangle, et souffla.

Puis il ne se releva pas.

L'endroit était bon.

Et râtelant encore le sable avec ses ongles, Harpagonnet se mit à chercher d'autres pièces d'or.

 
COCOTTES EN PAPIER
LE MONSTRE

Marthe sort avec sa mère du Salon de peinture, très grave. Depuis quelque temps elle se pose une question indiscrète et tâche en vain d'y répondre. Cette promenade au milieu de tableaux ajoute encore à son trouble. Elle a vu les plus belles femmes qui soient, sans voile, et si nettement dessinées qu'elle aurait pu suivre, du bout du doigt, les veines bleues sous les peaux claires, compter les dents, les boucles de cheveux et même des ombres sur des lèvres.

Mais quelque chose manquait à toutes.

Et pourtant elle a vu les plus belles femmes qui soient !

Marthe dit à sa mère un bonsoir triste, rentre dans sa chambre et se dévêt, pleine de crainte.

La glace lumineuse et froide rend les images en les prenant. Marthe, inquiète, lève ses bras purs. Telle un branche, d'un lent effort, se déplace et montre un nid.

Marthe candide ose à peine regarder son ventre nu, pareil à l'allée d'un jardin où naît déjà l'herbe fine.

Et Marthe se dit : « Est-ce que, seule entre toutes les femmes, je vais devenir un monstre ? »

 
LA MACHINE À COUDRE

La mansarde de Mimi n'est pas moins pauvre qu'autrefois. Sous la lucarne ouverte, une fleur sèche dans une tasse, et, sur le parquet nu, se déplace lentement l'ombre d'un tuyau de cheminée.

Mais Mimi nous tourne le dos. Sage maintenant, le coeur calmé, fille d'ordre que l'avenir inquiète, elle fait, de l'aube au crépuscule, marcher sa machine à coudre. Et sans doute cette vie réglée lui vaut mieux. Déjà elle ne tousse presque plus.

Comme elle travaille !

Par crainte de la déranger, on s'approche discrètement, et tout de suite on voit que Mimi nous trompe encore.

Elle ne travaille point.

Le front penché, les bras roidis, elle étreint avec ses mains la tablette de sa machine. Elle se soucie peu des bobines sans fil et de l'aiguille cassée. Elle ne surveille que le mouvement de ses jambes. Elle rompt sa délicate cheville à la fatigue. Grisée de vitesse, étourdie par le volant qui ronfle, elle se trémousse et s'échauffe.

Dans tous ses états, Mimi s'exerce pour n'être pas trop gauche dimanche prochain, quand son ami lui donnera sa première leçon de bicyclette.

 
LES SOULIERS

Au réveil, Lebleu s'aperçoit que ses souliers ne sont plus là. On ne le laissera donc jamais tranquille ! Il ne s'emporte pas, il n'agite pas sa baïonnette en criant : « Mes souliers ou je crève un ventre ! » Il se lève, s'habille, et, pieds nus, se prépare, comme les autres, pour la revue.

Les hommes de la chambrée l'épient et sifflent des airs. Ils riront tout à l'heure ; ils n'auront jamais tant ri.

Or Lebleu, penché sur ses courroies, astique, indifférent, s'abrutit avec la conscience d'un futur premier soldat, et transforme son ceinturon en pur miroir.

Le voilà prêt. Il ne lui manque que ses souliers. Peut-être paiera-t-il un litre à qui les lui rendra ! Les camarades s'impatientent, tiennent mal en place, car notre imbécile, décidément, refuse de gueuler.

Afin d'exciter sa rage, ils rient d'avance.

Mais Lebleu leur prouve qu'on le croit moins bête encore qu'il ne l'est.

L'heure de la revue va sonner. Toujours calme, il prend ses brosses, sa boîte de cirage, et se met, sans rien dire, à cirer ses pieds nus.

 
PETITES MANOEUVRES

De vingt-huit jours en vingt-huit jours la théorie change et suit, comme le reste, le progrès universel. Aujourd'hui, c'est un essai de commandements par gestes. Notre lieutenant tend la main à droite et nous allons à droite, en avant et nous marchons en avant. Il baisse les bras, on s'arrête. Il s'agenouille, on s'agenouille, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il se couche pour nous faire coucher.

En ce moment, du doigt, il nous désigne une ferme perchée sur le coteau. Nous nous élançons ; les fusils brimbalent ; les lourds sacs dansent sur les dos ronds. On dirait que des colporteurs vont s'arracher l'acheteur qui les attend là-haut.

Nous y voilà, nous n'avons pas poussé un cri. Le ferme et le verger sont à nous. L'ennemi à mangé les oeufs, hélas ! les pommes et les prunes ; mais il s'est éclipsé, discrètement, lui aussi, comme par une fausse porte d'église.

Et voici qu'après la poudre sans fumée, on nous promet la poudre sans bruit, et peut-être qu'un jour, chut ! parlons bas ! vingt mille hommes, muets de rage, s'entre-tueront dans un tel silence qu'on entendra une mouche voler.

 
LE BOUTON

Mon capitaine, que je croise et salue, m'arrête et me dit :
« Vous avez un bouton de votre capote mal cousu. Il ne tient pas ».

Et vif, il pose un doigt sur le bouton, comme s'il voulait l'empêcher de tomber.

Sans remuer la tête, l'oeil plongeant, je tâche, par delà mon nez, d'apercevoir le bouton.

« Il me paraît tenir, mon capitaine.
- Croyez-vous ? Je pourrais ne pas discuter. Mais vous êtes intelligent ; vous occupez dans la vie civile une situation distinguée. Je le sais et j'en tiens compte. Si le soldat défend la patrie, je comprends que l'écrivain chante sa gloire. J'ai la prétention de connaître mes hommes et de les juger à leur valeur. En un mot, j'applique le règlement avec tact et, pour vous, je désire me montrer bon garçon ; mais votre bouton ne tient pas du tout.
- Cependant, mon capitaine... »

Enhardi par son affabilité, je déplace une main, je saisi mon bouton, je tente de l'arracher et n'arrive qu'à osciller sur pied.

« Je constate en vieillissant, dit mon capitaine, que les égards ne servent à rien. Tous les mêmes, tous têtus, vous voulez jouer au plus malin. Ah ! misère ! Dégourdi, va ! Enfin, bref ! »

Et mon capitaine tire son sabre ; il le couche sur ma poitrine ; puis il scie prestement, fait sauter d'un coup sec mon bouton, le rattrape au vol, me le donne et dit plutôt attristé et sévère :
« Voilà comme il tenait, votre bouton ! »

 
MON PIED

Assis tous trois dans nos fauteuils de balcon, nous attendons le lever du rideau, sans songer à mal, quand la femme de mon ami pose un pied sur le mien.

C'est une faveur inattendue qui m'étonne plus qu'elle ne m'enorgueillit. Outre que je goûte peu cette façon de se caresser avec des souliers, je n'espérais rien de ma voisine.

Tant pis, je vais me retirer poliment. Mais elle pose son autre pied sur le mien.

Un et un, deux !

Je lève les yeux. Il ne me paraît pas qu'elle souffre d'un amour secret, longtemps contenu, et près d'éclater enfin. Calme, installée d'aplomb, les genoux joints, son programme déployé, elle se domine, si admirable que mon pied, engourdi sous le double poids des siens, tient bon.
« La première fois, me dis-je, qu'on me fait des avances, je reculerais ! »

Survient une ouvreuse prévenante qui apporte un petit banc pour madame.

« Merci, lui dit la femme de mon ami, j'en ai déjà un ».

 
LA VIE DES QUATRE BÂTONS DE CHAISE

I

Je porte seul et sans fatigue la jeune fille légère qui m'effleure comme les narines touchent une rose, l'élégant mince qui parle du bout des lèvres et dont le geste vole, et les gens pressés qui ne s'asseyent que d'une fesse. Je me tiens propre, car chaque matin la bonne m'essuie, et chaque semaine le frotteur ne fait reluire que moi.

II

Les odeurs des grandes personnes et le pipi des enfants s'écoulent par ma pente. L'ongle noir m'apporte en cachette et dépose au coin de mes arêtes ce qu'il gratte dans les cheveux, le nez, les gencives et l'oreille. Je décrotte les talons, j'écrase la mie de pain et l'épluchure, et quand on ne sait pas d'où vient le bruit, c'est moi qui craque.

III

Moi, j'arc-boute les grosses dames et les femmes grosses, les hommes ventrus comme des pelotes et les vieillards dormant, bouche ouverte, que la fièvre a chassés de leur lit. Ni la chair débordante, ni l'argent massif, ni la bêtise plus lourde encore ne me fléchissent. Je ne romps même pas sous la double charge de ceux qui s'aiment en équilibre comme les oiseaux sur les branches.

IV

J'ai toujours le pied levé, et je perds un à un les pouces de ma taille. On me cale, on s'imagine que je m'use par le bout, mais le mal invisible est dans moi. Les vers me rongent. Miné lentement, je me tasse comme les poitrinaires, et quand je tomberai en poudre, tout s'écroulera.

 
LA RENCONTRE

Je vais à mes affaires ; je marche sur le trottoir, rapidement.

Il va à ses affaires ; il arrive sur le trottoir, l'allure pressée.

Et nous nous heurtons soudain, nez à nez ; nous poussons un léger grognement d'excuse ou de mauvaise humeur et nous reculons avec un haut-le-corps, des oscillations.

Il oblique vers sa droite : précisément j'oblique vers ma gauche et nous sommes encore ventre contre ventre.
« Pardon ! dit-il.
- Pardon ! » dis-je.

Il biaise à sa gauche ; je biaise à ma droite et de nouveau nos chapeaux se touchent.
« Allons, bon !
- Allons, bon ! »

Il revient au milieu. J'y suis déjà.
« Cédons-lui », pense-t-il, et il s'immobilise.

Mais je m'imagine que si je ne fais aucun mouvement, il passera son chemin, et je ne bouge plus.
« Oh !
- Oh ! »

Nous nous regardons. Est-ce que ça se gâte ? Non. Il a une idée, que j'ai aussi : il pose ses mains sur mes épaules ; je lui prends la taille ; graves, soutenus l'un par l'autre, nous nous tournons doucement, nous pivotons à petits pas, jusqu'à ce que nous ayons changé de place, et nous nous sauvons, chacun de notre côté, à nos affaires.

 
AMIS INTIMES

Nous le sommes une fois par an au plus, et cette amitié intime dure un quart d'heure à peine.

Il y a bien une année que je ne l'ai vu, quand soudain je le rencontre, n'importe où, sur le boulevard.

Il allait, comme moi, sans but. Il s'ennuie, moi aussi. Une poignée de mains nous accroche et nos coeurs communiquent.

Que de goûts et de dégoûts communs !

Nous détestons le théâtre, le monde et les journaux, et cette vie de fiévreux.

« On ne vit qu'à la campagne, dit-il.
- Oui, dis-je, au sens large du mot vivre.
- Avec deux cents francs par mois, dit-il, on peut y nourrir trois ou quatre personnes.
- Quatre ou cinq ».

Cependant il a des faiblesses pour Paris.

« Oui, tenez, en ce moment, dit-il, Paris me trouble. Oh ! je ne cède pas, mais je suis tenté. Toutes ces jolies petites bonnes femmes qui passent, à notre droite et à notre gauche, m'amollissent. Je voudrais être quelque chose dans la vie de chacune d'elles.
- Ah ! comme je vous ressemble ! Si l'une d'elles me faisait un signe, je la suivrais au bout du monde.
- Vous vous vantez.
- Hélas ! oui, nous nous vantons ».

Ce n'était pas sérieux. Au fond, c'est un sage. Il n'envie personne et il ne désire rien de toutes ses forces.
« Sauf la liberté d'être paresseux ?
- Pas même.
- Avec de la fortune ?
- Non, non, dit-il ; je travaille quand je veux et je gagne assez pour mon modeste ménage.
- Il n'y a que deux ménages comme ça, et ce sont les nôtres.
- Nous devrions, dit-il, nous voir plus souvent.
- Le plus souvent possible ! À bientôt ».

Oui, oui, il faut que je revoie cet homme demain, après-demain, quotidiennement, et que je ne le perde pas. Aucun homme n'est à ce point mon pareil. Il m'avait fait cette impression, comme tous les ans d'ailleurs, à notre dernière rencontre, due, comme celle-ci, au hasard.

Pourquoi ne l'ai-je pas suivi, et ne l'ai-je pas cherché ?

Et ne s'étonne-t-il point de nos longues indifférences ? Tout à l'heure, il n'avait que moi. Brusquement on s'aimait d'une amitié exclusive, qui ne se prouve que par des passades, car je sens bien, dès que nous nous sommes quittés, qu'en voilà encore pour jusqu'à l'année prochaine.

 
TÊTES BRANLANTES
 
L'ÂGE SANS PITIÉ

« M'sieur, aller aux lieux ? »

Notre professeur d'histoire, M. Guerbot, dur d'oreille, n'entendait pas ; mais il voyait le signe des doigts, le remuement des lèvres et comprenait.

« Allez, mon enfant », disait-il.

On pouvait lui poser des questions extraordinaires : « M'sieur, comment vous portez-vous ? M'sieur, qu'arrivera-t-il ensuite ? » il ne refusait jamais :
« Allez, mon enfant », disait-il.

Or, l'esprit venait à nous manquer et nous étions las de rire, quand je résolus de m'illustrer par mon audace.

Veuf, M. Guerbot avait, nous le savions, une fille trop grande, maigre et pâle, toujours souffrante, point mariable, qu'il soignait maternellement, qu'il promenait chaque soir, après la classe, sur les plus larges trottoirs. Il lui vouait son humble vieillesse.

Je me levai à demi de mon banc, et je dis aux camarades :
« Eh ! les gars ! écoutez-moi ça ».

Puis serrant les jambes comme pour contenir une grosse envie, je fis claquer mes doigts mouillés, et ferme, le feu aux joues pourtant, je demandai à M. Guerbot :
« M'sieur, coucher avec votre fille ! »

L'excellent père agita ses bras, branla sa tête, et me répondit d'une voix désolée :
« Attendez un peu ; il y a déjà quelqu'un ».

 
L'OREILLE FINE

Monté sur une chaise pour attraper ma mouche bleue, j'accroche soudain la glace. Ses clous usés cèdent. Elle se renverse et pousse la pendule qui entraîne avec elle les chandeliers, le pot à tabac et les deux grands vases vides.

Tout s'écroule et se brise.

J'ai peut-être démoli la cheminée et je reste longtemps frappé de stupeur, comme si je regardais à mes pieds un tonnerre éclaté.

Le chien aboie dans la cour.

De la chambre voisine, grand-père, malade et couché, m'appelle :
« Il me semble que j'ai entendu un bruit, petit ? qu'est-ce donc ?
- Rien, grand-père, dis-je sans savoir ce que je dis, j'ai laissé tomber mon porte-plume.
- Ton porte-plume, petit ! ton porte-plume ! »

Grand-père n'en revient pas ; il se soulève sur un coude, montre une bonne figure contente, et me tapotant la joue :
« Hein ! petit, moi qu'on croyait déjà sourd, comme j'ai encore l'oreille fine ! »

 
LA PHRASE

On se mouche, on tousse, on s'installe à l'aise au creux des bancs profonds, car M. le curé va prêcher.

Il tousse aussi, se mouche et s'élance.

Les vieilles et les vieux ferment les yeux pour mieux entendre. L'école des filles et des garçons se tient sage, comme si elle écrivait une dictée, et les membres du conseil de fabrique se bouchent une oreille, celle de l'autre côté, qui ne sert à rien.

M. le curé est dans ses bons jours. Ça marche. Il parle bien, possède tous ses moyens et les mots huilés roulent sans accrocs. Cette fois il se croit sûr de lui. Il s'abandonne, s'échauffe, et résolument commence sa grande et belle phrase, imitée de Bossuet, longuement préparée, qu'il n'a jamais pu finir.

Les fidèles inquiets l'attendaient là.

Tout de suite, ils sentent que M. le curé peine, qu'il respire plus vite. Il courait sur une route plate ; maintenant il monte. D'abord douce, la côte devient raide, à pic. On croirait qu'un cheval souffle le vent de ses naseaux par l'église. M. le curé tire et sue.

Grimpera-t-il jusque là-haut, Seigneur, ou s'arrêtera-t-il encore, au milieu de la phrase, rendu, vent debout, comme dimanche dernier ?

Les fidèles oppressés lèvent la tête. Ils regardent avec angoisse ses bras écartés, sa bouche ouverte. Ils se tendent vers lui ; ils offrent leurs épaules ; ils l'aident ; ils poussent.

 
PAPA PIERRE

La cheminée de sa maison n'est pas solide. Elle va tomber un jour ou l'autre. Déjà elle penche comme quelqu'un qui lève une jambe et la fumée sort à côté.

Souvent on dit :

« Rarrangez votre cheminée, papa Pierre ; un malheur arrive vite : elle vous tuera.
- Ne t'inquiète pas, mon enfant », répond papa Pierre.

Il ne craint rien pour lui. La cheminée le connaît.

Mais il reste toute la journée assis devant sa porte, sur le banc, et, quand passe une bête ou une personne, il l'écarte doucement, avec un bâton.

LE VIEUX DANS SA VIGNE

Il la pioche, la pioche tout le jour, toute l'année. Il s'est rapetissé à la taille des échalas. Entre les ceps, il courbe son dos vêtu de poils roux que grille encore le soleil. Il met son nez dans l'aisselle de chaque feuille et regarde longuement pleurer l'écorce.

Les merles n'ont plus peur. Ils écoutent venir la pioche infatigable frappant les mauvaises herbes et l'évitent sans hâte, l'aile à peine ouverte.

Un instant, le vieux s'assied et mange son pain et ses oignons, l'oeil fixé sur un raisin qui pousse près de lui. Il ne lève la tête que pour deviner s'il fera beau demain.

Il rentre à la maison si tard que sa femme est couchée. Quand il quitte le lit, elle dort toujours. Il ne la voit jamais ; il l'oublie.

Il n'aime que sa vigne et, ma foi, c'est une bonne vigne, car malgré les gelées, la grêle qui tue, la pluie qui noie, l'insecte qui ronge, elle rapporte fidèlement au vieux des poires sauvages, de petites pêches aigres, des noisettes, des groseilles blanches ou rouges, et même quelques asperges.

 
LE MAÎTRE D'ÉCOLE

Dans la salle sans rideaux chauffée par un soleil d'août, le maître d'école commande soudain, d'une voix terrible :

« Petits, dormez ! »

Lui-même donne l'exemple et fréquemment relève la tête pour voir si tout le monde est couché.

« Veux-tu dormir, toi, là-bas ? »

Les petits obéissent. Ils mettent un coude sur la table, posent le front au creux du coude, s'appliquent à fermer les yeux et provoquent le sommeil.

Une main s'agite encore. Une mouche pique une oreille. Un sabot tombe avec bruit. Enfin, immobilisés, les petits dorment.

Le maître d'école quitte alors, comme un loup, sa chaire et passe sous les nez en l'air une tabatière pleine de tabac à priser. Quelques-uns reniflent et s'emplissent seuls. Le maître d'école bourre les autres puis remonte dans sa chaire.

Et bientôt il s'amuse et rit beaucoup, beaucoup, parce que les petits, réveillés, éternuent si vite qu'il n'a pas le temps de crier à chacun d'eux :
« Dieu te bénisse, petit, Dieu te bénisse ! »

 
ÉLOI, HOMME DE PLUME
 
LE MAUVAIS LIVRE

Éloi pose sur la table le nouveau livre, s'assied, s'installe, et vibrant déjà de l'émotion prochaine, ses pouces dans ses oreilles, il commence la lecture.

Aux premières lignes, il donne des signes d'énervement.

D'abord (il s'y connaît), l'auteur écrit comme un sanglier. Puis tout va mal. Dès le quatrième chapitre, les personnages sentent la mort. La brume des milieux est impénétrable, le décor d'occasion, et le noeud se défait, à chaque instant, comme une cravate.

« Non, tu n'y es pas, mon pauvre ami, dit Éloi ; tu nous écoeures ».

Il se penche en arrière, tambourine, sifflote, agite son crayon rouge, barre les pages de traits brusques qui sont comme les éclairs de sa fureur.

Mais quand rate même la grande scène qu'il attendait et qu'eût réussie le dernier venu, Éloi n'y tient plus. « Assez, s'écrie-t-il, tu n'y entends rien ; ôte-toi de là ! »

Il ferme le volume, le repousse, prend une plume, du papier, et, se substituant à l'inhabile auteur, il écrit fiévreusement le reste du mauvais livre.

 
LE REPAS RIDICULE

On a décoré la salle de peintures animées et réuni, non sans frais, sur la table, dans une élégante jardinière, toutes les fleurs du style.

Les salières sont pleines de poivre littéraire et de sel attique. Nous mangeons du pain des forts à discrétion et l'eau de roche mêle sa clarté bien française à la couleur locale du vin.

On nous sert d'abord un plat où tremble la moelle des maîtres, ensuite un plat de nerf, sauce verte, ensuite une langue affilée de vache espagnole, puis un entremets composé du suc nourricier extrait des grands chefs-d'oeuvre.

Buvant sec, francs et gais, nous rions, au choix, les uns du rire de Molière, les autres du rire de Rabelais. Quelqu'un cite deux ou trois mots latins de bonne cuisine.

Mais Éloi regarde ses voisins avec défiance. Prudemment, le geste contenu et l'attitude rectifiée, il soigne ses phrases, afin que, s'il les retrouve plus tard dans les mémoires du temps, elles ajoutent à sa gloire.

Il y a peut-être un Goncourt parmi nous !

 
NATURALISME

D'abord Éloi documente avec rage. Ses amis le fournissent sans le savoir. Ne changez pas de chemise devant lui, vous retrouveriez votre torse et le relief exagéré de vos omoplates, huit jours après, au milieu d'un conte. Surtout ne le laissez jamais seul dans votre chambre en désordre. Il ramasse les bouts de cigares, les queues d'allumettes ; il recueille les cheveux oubliés sur l'oreiller, les poils de barbe.

Ah ! une fausse dent ! quelle perle !

Il examine les peignes, les brosses, la culotte pendue, la savate morte. Il étudie l'urine et compte les jets de salive. Il fait un tas des pièces de prix transportables et les noue dans son mouchoir en disant :

« Tout mon bonhomme est là. Je le tiens ».

 
LE PLAGIAIRE

Éloi court chez son confrère et lui crie :

« Monsieur, vous êtes un plagiaire ; vous m'avez pillé : vous m'avez pris mon nez. Je possédais un nez pour moi seul, et j'y tenais beaucoup. J'étais né avec ce nez. Authentique, il me venait de mes parents. Bien qu'il n'eût rien d'extraordinaire, je le montrais en public, non sans fierté, et le suivais partout. Mon nez n'était pas gros, pas petit, pas grand, pas court, pas renflé, pas plat, mais enfin il était creux et, docile, il me servait à me moucher, à sentir, à éternuer, selon mes petits besoins. Je le croyais mien et je jugeais inutile d'y passer un anneau avec cette étiquette :

« Reproduction interdite ; la propriété du nez est une propriété ».

« Je ris, monsieur, et n'en ai pas envie. Comme on s'abuse ! Ce matin, je l'emmène à notre promenade quotidienne, et qu'est-ce que je vois ? Je le vois, lui, mon nez au milieu de votre figure. Ne niez pas. Votre nez, c'est le mien. Regardez dans la glace ! »

En effet, les deux nez se mirent, bout à bout, pareils et copiés l'un sur l'autre, juxtalinéairement.

Le confrère paraît désolé. Il s'excuse, se gratte « son » nez et dit à Éloi :

« Nous pouvons nous arranger ».

Et se reculant, il lui lance de toute sa vigueur un coup de point sur le nez. Éloi y porte la main, et tandis qu'il tâte les débris sanglants, son confrère ajoute : doux et poli :

« Désormais, monsieur, j'espère qu'on ne les confondra plus ».

 
LES ACCESSOIRES DU PSYCHOLOGUE

Éloi vient d'acheter pour son prochain livre, où il parlera sûrement de l'inattendu, de l'irrésistible amour :

1° Une lampe rose dont il décrira les dessous.

2° Une boîte de cicatrices ineffacées, une de poudre d'Infini propre à combattre les migraines, une autre de fibres secrètes, une autre de cordes intimes, une autre de poisons âcres distillés par le démon de la jalousie, une autre qui renferme toutes les nuances subtiles et tous les arômes des feuilles et des fleurs.

3° Une pendule marquant la fuite si lente et pourtant si rapide des heures.

4° Un album de photographies dont l'émail est garanti. On peut les baiser.

5° Un cornet de confetti. Sur les blancs est écrit le mot coeur, sur les rouges le mot âme. On les jette çà et là, partout, et on gagne du temps.

6° Un piano pour interpréter les maîtres.

7° La tapisserie de ces dames, si touchées par la vie, insolubles énigmes, douées de presciences dont notre scepticisme sourit, qui pensent sans parler, et sentent tout haut.

8° De quoi écrire leurs brouillons qu'elles déchirent et leurs billets pleins de puérilités sublimes.

9° Des palmes vertes qui s'inclinent quand il vente, avec un stock de plantes pour les comparaisons : « telle une plante aux racines vivaces... »

10° Une pile électrique, afin que le bonheur de Juliette qu'aime Roméo (ah ! qu'il l'aime donc, lui qui aime tant à aimer !) projette autour d'eux de mystérieux rayonnements.

11° Des titres au porteur afin qu'Elle et Lui aient toujours chacun cinquante mille francs de rentes.

12° Un calendrier nouveau système, d'après lequel trente ans en paraissent à peine dix-huit.

13° Un chemin de croix, un calvaire à pente douce, et un prie-Dieu pour martyrs. Seigneur, qu'elle va prier, cette nuit-là, dans sa félicité douloureuse !

14° Les statuettes de Goethe et de Napoléon, indispensables, celui-ci dès que l'action s'engage, celui-là dès qu'elle se ralentit.

15° Une chaude couverture dont il enveloppera, pour le préserver du froid, son beau talent d'une sensibilité si suraiguë.

 
POURPRE CARDINALICE

Éloi, qui est un souscripteur professionnel, reçoit son exemplaire du Latin mystique, par M. Rémy de Gourmont. Il l'a demandé sur japon pourpre cardinalice. Il l'ouvre et brusquement ferme les paupières, comme s'il avait levé le couvercle d'un poêle.

« Je m'y prends mal », dit-il.

Il risque un oeil, avec précaution, puis l'autre du côté de l'incendie.

« Que c'est beau ! mais je n'y vois que du feu ».

En vain il tâche, imitant les balancés d'un cavalier seul, de se mettre au point. Il lui faudrait un système compliqué de poulies et de ficelles. Il sonne son domestique et lui pose le livre sur la poitrine.

« Jean, dit-il, reculez pas à pas, doucement, moins vite encore ! là ! bien. Halte ! que personne ne bouge ! »

Il fait jouer des rideaux et organise la lumière favorable.

Jean, raide, bombé, supporte le précieux fardeau et détourne un peu la tête, car d'ordinaire la chaleur l'incommode.

Cependant, Éloi s'exerce à fixer le Latin mystique, le brave, le dompte enfin, et, plein de ferveur, les genoux fléchis, les lèvres remuantes, il ne le lit pas, il le prie !

 
LE SYMBOLISTE EXASPÉRÉ

Peu importe, lecteur, que tu ne comprennes point Éloi devenu tout à coup symboliste. Il n'a aucune sorte d'estime pour toi. Si tu lui dis : « Je ne comprends pas ! » ses mains se frottent d'elles-mêmes, et s'il lui arrive de se comprendre, il n'est plus fier.

C'est pourquoi il veut, infatigable, toujours aller à travers l'obscur, vers du plus obscur encore. Aveugle, il jetterait, la nuit, sur un tableau noir, les lettres retournées de mots sans suite.

Or, il surprend sa gentille amie en larmes.

« Oui, dit-elle, il faut que je t'ouvre mon coeur. J'ai trop de chagrin. Je lis tout ce que tu fais. Je le relis en cachette, mon petit Larousse sur mes genoux. Va, je travaille ; souvent ma tête éclate. Et je peine vainement. Impossible de traduire une ligne. Je suis donc bien bête ! j'en crierais ; je serais si heureuse de deviner quelquefois. Je t'aime tant ! »

Elle pleure comme une source pure.

Éloi lui baise les mains, et, presque vaincu, appuie son front sur l'épaule de son amie, mais pour le relever soudain, avec orgueil et défi.

Il mourra avant d'oublier cette minute où il faillit, à cause de sa gentille amie, perdre, d'un coup, tout le talent qu'il a de ne pas écrire en français.

 
LE DISCIPLE

Éloi lit maintenant les Histoires extraordinaires d'Edgar Poe, et il admire, non sans stupeur, la méthode analytique si « absurdement simple » d'Auguste Dupin.

Voilà l'homme qu'il voudrait être !

Tout de suite il ferme le livre et sort, par ce temps froid. Il dévisage les gens et s'étonne qu'ils n'aient point pour lui une fenêtre « ouverte à l'endroit du coeur ».

Comme il rencontre son ami Martel :

« Bonjour, dit-il, quoi de neuf ?
- Rien, répond Martel.
- Comment, rien ?
- Non. Au revoir, je suis pressé ».

Et Martel s'éloigne rapidement.

« Tiens, se demande Éloi qui déjà flaire une piste, qu'a donc mon vieil ami ? Il évite mes regards et se dérobe à mes questions. Pourquoi est-il si pressé ? Observez-le : il ne marche pas, il fuit et se faufile. Il garde relevé le col de son pardessus, comme s'il avait perdu sa cravate, arrachée d'un violent effort, dans une lutte. Et il cache ses mains au creux de ses poches, comme des mains tachées ! Mais il disparaît. Je ne le vois plus. Il a dû gagner quelque ruelle ignoble ».

Et, un peu pâle, Éloi, immobile sur le trottoir, s'écrie en se frappant le front :

« Je parie que ce bougre-là vient d'assassiner quelqu'un ! »

 
ÉLOI, HOMME DU MONDE
 
LE TÉMOIN PRÉCAUTIONNEUX

Certes, le rôle des témoins dans un duel est délicat. Ils peuvent même pécher par excès d'intelligence. Martel, le « client » d'Éloi (on appelle client toute personne qui confie ses intérêts à un homme d'affaires, quelles qu'elles soient), avait choisi le pistolet. Il voulait tuer raide et vide, sans façons, sans exécuter ces vains gestes qui rendent le jeu de l'épée si ridicule. Or, sur le terrain, Éloi s'aperçut que Martel pâlissait. Il y a des pâleurs intéressantes, mais celle de Martel déshonorait Éloi : c'était plutôt une verdure. Humilié, Éloi lui dit à l'oreille :

« Bête ! ne crains rien. Les pistolets sont chargés avec des bouchons ! »

Aussitôt les sombres neiges du visage de Martel fondirent. Il se campa, crâne, face au danger, poitrine découverte, et Éloi se félicitait de son stratagème inoffensif.

Au commandement de « feu ! » Martel, dont on admirait la belle tenue, dédaigna de tirer. Il abaissa son arme le long de sa cuisse, et brave, une fois pour toutes, jusqu'à l'insolence, il marcha sur son adversaire, en se dandinant, comme un homme que ça connaît.

Et quand il fut assez près, Martel reçut la balle dans le cou : ici, tenez, là, mettez votre doigt.

 
LE GRINCHEUX

LE LECTEUR : Sincèrement, je goûte beaucoup votre dernier conte. Quel dommage qu'on en trouve déjà l'idée dans Voltaire !

ÉLOI : Puisque Voltaire eut cette idée, pourquoi ne l'aurais-je pas à mon tour ? Une idée peut venir au monde aussi bien deux fois qu'une.

LE LECTEUR : Vous dites vrai. Qu'importe le sujet à qui soigne son style, et, précisément, le vôtre m'a paru... Je me trompe sans doute ; mais quand on écrit, ça fatigue. Il faut se reposer.

ÉLOI : Asseyez-vous, vous-même, gentil lecteur. Qui vous demande votre avis ? Prenez donc l'habitude d'attendre qu'on vous interroge. Sinon, comme les choses agréables seules me sont agréables, n'ouvrez la bouche que pour me complimenter, ou taisez-vous.

LE LECTEUR : Ami, vous raisonnez juste et parlez net. J'aime votre franchise et vous savez que votre couvert est toujours mis chez moi.

ÉLOI : Voilà une banalité que je n'entends pas. On fixe une date.

LE LECTEUR : Je vous prie donc à dîner pour demain soir : nous mangerons en famille, sans cérémonie, la soupe et le boeuf.

ÉLOI : Ne vous gênez point, monsieur. Le boeuf me reste entre les dents. La soupe fait boule dans mon ventre. Je n'aime que les bons dîners. Les cérémonies m'honorent, et nous n'avons jamais gardé les cochons ensemble. Au revoir.

 
L'AMATEUR DE CLICHÉS

Éloi fait une visite. Il entre à pas discrets, trouve madame seule, assise au coin du feu, lui touche le bout des doigts, s'assied et dit, son chapeau sur ses genoux :

« Voici l'hiver, chère madame.
- En vérité, dit-elle, je ne peux déjà plus me passer de feu.
- Vous brûlez du bois, chère madame ?
- Oui, le bois est moins économique que le charbon, mais il n'entête pas.
- Vous avez raison, chère madame.
- Et puis j'aime tant la clarté du feu !
- Comme moi, chère madame.
- Je resterais là des jours. Je pense ; je pense beaucoup.
- Moi aussi, chère madame.
- Je n'ai même plus le courage de lire. À quoi bon ? Je regarde ces flammes. J'y vois toutes sortes de choses, des châteaux qui s'écroulent, des animaux vivants, de petites multitudes. Peut-être suis-je une originale, une femme différente des autres, mais, vous me croirez si vous voulez, mon cher ami, positivement, moi je lis dans le feu. Comprenez-vous ? je-lis-dans-le-feu ! - Rien ne m'étonne de votre part, dit Éloi, et pourtant celle-là est bien bonne ».

Il se lève ; il a fini ; il va, par d'autres salons, en écouter de meilleures encore.

 
LA LOUPE

Ce soir, Éloi est allé dans le monde. Il se promène sous les lustres, salue quelques invités et trouve enfin le sujet qu'il cherchait pour son expérience : il retient longuement dans sa main la main d'une femme.

« Quelle peau fine vous avez, chère madame ! vous devez en être fière », dit-il.

À ces mots, il tire de sa poche une loupe :

« Regardez plutôt ».

Le verre appliqué, on voit des ornières profondes, des grains pareils aux pierres de la route, des veines navigables, des poils oubliés comme de mauvaises herbes, de sombres taches ici, là un point qui bouge, une petite bête sans doute, et partout des horreurs.

Éloi se garde de faire une réflexion blessante.

Il ne dit rien. Il remet la loupe dans sa poche, presse une dernière fois cette main de femme, discrètement, et s'éloigne.

 
PROGRAMME D'ÉLOI EN SOCIÉTÉ
 
I

Défier les complimenteurs ; les écouter sans leur venir en aide ; compter mentalement jusqu'à trente pour leur donner le temps de barboter dans les louanges ; tourner le dos.

II

Sourire aux dames, et, dès qu'elles sourient, ne plus sourire. Ensuite, éclater de rire.

III

De préférence, cultiver les vieux des vieux, ceux dont les ongles même ne poussent plus.

IV

Expliquer, inlassable, pourquoi on ne fume pas, on ne boit pas, on n'a pas de défaut. Démontrer que ce n'est point par genre.

V

Devant les portraits de famille, mâcher patiemment le mot qui fera balle dans la vanité des maîtres... Ne pouvoir jamais s'enthousiasmer qu'à blanc.

VI

L'album offert, s'avouer imbécile, ce soir, ou sucer avec force l'esprit qu'on peut avoir au bout des ongles.

VII

Dire, soudain mélancolique : « Je sais que la vie est une noisette creuse ! » - Aussitôt, taper dessus, à grands coups de marteau d'enclume, pour voir, quand même.

VIII

Crier : « Vive l'art libre ! » - et le faire danser comme un ours.

IX

Traiter les gens d'artistes en s'excusant.

X

Conter des histoires porcines, si discrètement qu'on pourrait les entendre à l'église.

XI

Regarder sa montre d'un air d'homme préoccupé, et même la remonter, d'un air d'homme de génie qui va se mettre au lit.

XII

S'en aller, mais habile, se brouiller avec ses hôtes, pour n'avoir rien à leur rendre. Mieux : n'être pas venu.

 
D'ÉLOI À MARTEL SUR L'AMITIÉ

Mon ami, soyons raisonnables. Hier, vous me plaisiez, je vous plaisais et nous tirions profit également l'un de l'autre, sans compter les petits cadeaux : vous en receviez cinq, moi six ; nous ne nous devions rien.

Que dure l'amitié ? peu importe. Toute la vie ? Ah ! non, c'est bon pour l'amour.

Trop chaude, elle tourne vite : déjà nous ne savons plus quoi nous offrir. J'ai vu le fond de votre esprit et vous connaissez par coeur mon coeur. Quand votre main habituelle se pose sur ma main, je ne la sens plus.

Ne dites point, haussant la voix, levant les bras : « Quel misérable ! je ne le croyais pas comme ça ! »

Ingrat ! du calme ! Nous sommes au bout de la route commune. Voici votre chemin : là-bas, un ami frais vous attend.

Moi, je vais de ce côté, droit à l'étranger sympathique qui me fait signe. J'ai besoin d'être flatté encore et de flatter sans contrainte. Vous aussi, je vous assure.

Il faut que nos sensibilités aigries changent d'air.

Prenons le sage engagement de ne plus penser l'un à l'autre, et, las d'être amis, quittons-nous bons amis.

 
ÉLOI AU THÉÂTRE

Cette pièce, qui n'a pas eu de succès, me charme. Dans la salle, presque personne.

Nous aurions l'air d'être entre intimes, si tous ces fauteuils vides ne nous séparaient. C'est une pièce que j 'aime entendre, accoudé sur le bras du fauteuil voisin. Je passe une bonne soirée de rêverie, et par discrétion je ne veux pas dire à quelle pièce, puisqu'elle n'a point de succès.

Voilà une pièce, excellente. L'auteur est un bon ouvrier. Il a bien choisi son sujet qu'il traite avec adresse et abondance. Il y a mis de tout, de l'intérêt, de l'action, de l'émotion, de la passion, de l'esprit de théâtre, une espèce de gros talent que je ne peux pas nier. D'ailleurs ça marche, c'est un succès ; le public viendra. J'étais moi-même favorablement disposé : je ne connais pas l'auteur, je ne suis pas jaloux, et pourtant voilà une pièce qui ne m'a fait aucun plaisir.

Que lui manque-t-il ?

Je chercherais si, dehors, je pouvais penser un quart d'heure à cette excellente pièce.

On est quelquefois tenté de récrire un drame comme La Tour de Nesle. Pour quoi faire ? Je ne crois pas au drame de La Tour de Nesle et il m'intéresse. Je ne crois pas à son style et il m'amuse. Ces deux éléments de curiosité sont nécessaires. Changer l'un d'eux, ce serait mettre du vrai sur du faux. Ce qui est tout à fait faux me semble préférable à ce qui n'est qu'à demi vrai. La vérité au théâtre a moins de prix que l'unité de ton. Buridan ne peut pas me dire que j'ai un stylet à la main droite, des veines au poignet gauche, et du sang dans ces veines, comme il me dirait : « Voici une plume et de l'encre rouge, écrivez ! »

C'est heureux que l'artiste ne se demande jamais pour qui il travaille.

Si chaque soir, sur chaque scène, l'auteur joué regardait une à une, par le petit oeil du rideau, les gueules de ce qu'on appelle une belle salle, le théâtre n'aurait pas un an à vivre.

Ne nous plaignons pas : nous avons déjà plus d'un auteur dramatique qui donnerait son nom au XXe siècle, si ce siècle, quoique jeune encore, se dépêchait de mourir demain.

Le théâtre X... refuse du monde, oui, mais il en refuse trop.

« Mademoiselle, c'est très bien comme ceci, pourtant j'aimerais mieux...
- Ah !
- Voulez-vous essayer comme ça ?
- Comme ça ?
- Oui.
- Je ne le sens pas comme ça.
- Ça ne fait rien, je préfère.
- Bon, bon ! vous n'avez qu'à demander, je voyais comme ceci, mais vous êtes l'auteur. Vous préférez comme ça, je jouerai comme ça, moi ; comme ceci, c'était mieux, mais comme ça c'est bien plus facile ».

Les grands artistes sont insupportables, mais comme les petits ne le sont pas moins...

« Vous avez été admirable !
- Peuh ! ce rôle-là, c'est le pont aux ânes.
- Tout de même, vous le jouez bien.
- Sérieusement, ça vous plaît ? dites-moi la vérité !... »

« Très gentil, le public, ce soir.
- Oui, d'une indulgence ! »

Deux, trois, quatre rappels ! Le rideau se baisse et se relève comme une chemise, si complaisamment que toute la salle a l'air de s'éventer.

Quel triomphe ! C'est à cent coudées au-dessus de sa dernière pièce, ce qui la met à cinq cents pieds sous terre.

Gros succès d'argent. Le directeur a dit à la buraliste : « Ma pauvre amie ! vous n'avez même plus le temps d'aller faire pipi ».

Chaque dimanche, à deux heures, au Jardin d'acclimatation, grande matinée populaire par toute la troupe des singes.

« Irrévocablement ». Tout petit, j'étais plein de respect pour ce magnifique adverbe. J'ai appris, au théâtre, à le mépriser.

Le public n'écoute pas une tirade, mais il a le sens de sa durée, et c'est presque toujours juste à la fin que ses applaudissements partent. Le bon acteur sait l'avertir par un geste, un éclat de voix ou quelques syllabes moribondes. Il faut qu'il ait besoin de souffler au moment précis où nos mains prennent leur essor. Avec un peu de complaisance réciproque, le coup ne peut pas ne pas réussir.

Un auteur qui débute voudrait finir son petit acte par un mot à effet, mais par quel mot ?

« Mettez m... ! lui conseille le directeur, ça relève une pièce ».

Oh ! oh ! voilà une scène originale, quoique moderne : on n'y téléphone pas.

Le public rit mal ce soir. Il essaie de rire parce qu'il est là pour rire, mais il use son rire comme une boîte d'allumettes dont pas une ne prend.

Bien qu'il s'en défende et qu'il se croie un cuisinier, l'auteur dramatique est un homme de lettres.

Malgré tout, il ne faut pas être trop sévère pour le théâtre. L'ennui même y est moins ennuyeux qu'ailleurs.

 
ÉLOI, HOMME DES CHAMPS
LE DÉCOR NÉCESSAIRE

S'il est gai, Éloi évite, comme des offenses, les visages tristes. Il recherche les braves gens, les bonnes bêtes, les fleurs, le plein soleil de midi.

Mais triste, il exige le décor qui correspond à sa tristesse.

Or Éloi s'est levé ce matin du mauvais côté. Son visage se tache d'une ombre légère, tel un plafond quand la lampe file. Il ne peut rester à la maison ; il sort en négligé, nu-tête, les cheveux mêlés.

L'hiver fort heureusement commence. Le vent s'entraîne pour les tempêtes futures. Les arbres muent à propos, perdent leurs pellicules rouillées.

Tout va bien.

La mélancolie d'Éloi augmente.

Il s'écarte de la route, où le croiseraient des hommes heureux, entre dans un champ couleur de chair morte, et, seul, remercie la nature complaisante qui se désole avec lui. Elle le comble encore, et voici qu'une pluie opportune, pénétrante, glaçante, se met à tomber.

Éloi est presque absolument triste. En vérité peu s'en faut.

Il n'attend plus que le corbeau noir au vol lourd qui doit passer à l'heure et jeter dans l'air un cri rauque.

 
LE GESTE DU SEMEUR

Éloi goûte de plus en plus la campagne et recherche chaque jour une nouvelle émotion. Levé ce matin de bonne heure, il aperçoit le paysan Jaquot qui ensemence le labour des Mâgnes. Il le joint et lui dit :

« Jaquot, l'occasion est favorable : faites-moi le geste auguste du semeur.
- Plaît-il ?
- Je veux voir le fameux geste du semeur que si souvent ont peint nos grands peintres et décrit nos meilleurs poètes. Allez, faites ! Ne saisissez-vous pas ? Je vous prie de me montrer comment vous semez quand vous semez.
- Voilà, dit Jaquot.
- Non, mon pauvre ami, s'écrie Éloi, ce n'est pas ça ! Vous avez l'air de donner timidement à manger aux poules. Ne craignez rien. Je ne vous veux aucun mal. Supposez-vous seul et recommençons. D'abord, vous vous placez à tort face au bois sombre. Tournez-vous plutôt vers la lumière. Découpez-vous sur l'horizon. Ensuite, plongez avec lenteur la main dans votre tablier, retirez-la pleine de blé, lancez à toute volée les grains fécondants, et que votre geste libre semble parcourir l'immense nature, tel qu'un oiseau lâché. Attention, une ! deux !...

« Mais, Jaquot, pourquoi me regardez-vous comme un hébété ? »

 
LA GERBE

Éloi voit, au milieu d'un champ, le mauvais fermier qui chasse durement une pauvre femme. Il s'approche et demande ce qu'elle a fait.

« La vieille ne se gêne pas, dit le fermier ; pour glaner plus vite, elle vole les épis dans mes gerbes.

- N'est-ce que cela ? dit Éloi ; voici cinq francs : donnez-moi une de vos gerbes ».

Le fermier interloqué tarde à répondre, tourne la pièce et dit :

« Vous voulez rire ! »

Mais déjà Éloi s'est emparé de la gerbe. Il la délie. Il prend une brassée d'épis et la jette au loin. Il en porte une seconde ailleurs et la secoue. Il revient et continue avec hâte d'écarter la gerbe.

Puis, quand il l'a répandue tout entière par le champ moissonné, il pousse du bout du doigt la pauvre femme :

« Maintenant, glanez », lui dit-il.

 
LE SORCIER

« Faut-il croire mes yeux ? » murmure Éloi frissonnant.

Il les a collés contre la vitre unique d'une petite fenêtre dont les trois autres carreaux sont en papier. Au milieu de son habituelle promenade nocturne, il se trouve arrêté devant la plus pauvre maison du village, et il voit par cette vitre des choses effrayantes.

Un vieil homme misérable, assis au coin de sa cheminée, active le feu, et pousse sous une marmite des fagots volés. Le foyer seul éclaire la chambre. Le vieil homme au visage incendié lève le couvercle de la marmite. Elle est pleine de crapauds. Il en prend un, le tâte et le laisse retomber. Une vapeur noire monte d'un jet et se développe selon la forme des murs nus. D'un sac éventré, d'autres crapauds ont roulé sur le sol battu, aux pieds du vieux. Ils attendent leur tour.

« C'est peut-être le dernier du siècle, pense Éloi ; mais c'est un sorcier. Observons ses pratiques ».

De nouveau le vieil homme lève le couvercle, saisit un crapaud, le palpe et cette fois le garde. Mais le crapaud se débat entre ses doigts, saute d'une main dans l'autre et tente, pour fuir, des bonds suprêmes.

Le sorcier adroit le rattrape, puis gonflant et dégonflant alternativement les joues, il souffle une tempête, phû ! phû ! sur le crapaud bientôt dompté, mort.

Ensuite il le pèle, et le mange, comme une pomme de terre.

 
MOTS D'ÉLOI TOUCHANT LA NEIGE

I. Encore de la neige ! Je viens trop tard. Tout a été dit depuis qu'il tombe de la neige, - et qui pensent.

II. Ça fait mal aux yeux de regarder la neige comme de regarder le soleil. Mais le soleil change la neige en boue et la neige ne peut rien contre le soleil.

III. J'ouvre ma fenêtre et il me semble que la neige couvre la terre entière. Voilà qui donne une belle idée du ciel d'où elle tombe.

IV. On vante sa blancheur. Est-elle donc si blanche ! Je voudrais la voir au printemps, quand les pommiers sont en fleurs.

V. Et que font les oiseaux ? Ils ne chantent plus. Toujours les mêmes ! Quand on aurait plaisir à les entendre, cherche !

VI. Seuls, le dos voûté, les jambes fléchies, quelques rares animaux se hâtent par les rues. On dirait des ours blancs. Ils se secouent : c'est vous ou moi.

VII. Sorti nu-tête, je reste un moment immobile sous la neige et à mesure que mes cheveux blanchissent je me sens vieillir de corps, de coeur et d'esprit. J'ai peur et je rentre.

VIII. Assez. La neige m'ennuie. Si elle ne tombait pas, je l'insulterais.

 
P.-S.
 
I

Depuis quelques temps certains hommes de lettres sont d'une vertu farouche en politique. Il ne paraît pas encore qu'ils souffrent de leurs moeurs littéraires.

II

La vie privée d'un autre ne nous regarde pas ! Pourquoi ? Ce monsieur nous fait de la morale, voyons d'abord si ce n'est pas une fripouille.

III

Enfin voilà un causeur original ! Je l'ai, de mes oreilles, entendu dire : « Il n'y a rien de relatif, tout est absolu ».

IV

J'ai acheté votre livre trois francs et je l'ai lu. Vous me redevez trois francs.

V

Notre neurasthénie, c'est la misanthropie. Servons-nous au moins de mots qui nous fassent honneur.

VI

La rosserie n'enrichit pas, on y est toujours de sa poche à fiel.

ÉLOI



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