Georges Rency
  (1875-1951)

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Camille Lemonnier, essai de biographie critique
(1922)


Au moment où la guerre éclata, les amis et admirateurs de Camille Lemonnier se disposaient à ériger à sa mémoire un monument sur une des places de Bruxelles. Le sculpteur choisi, M. Pierre Braeke, y travaillait avec ardeur. Il ne restait plus qu’à chercher un emplacement approprié. Pour célébrer l’auteur de tant de beaux livres de nature, on voulait un cadre de verdure et de fleurs. On l’a trouvé en face de l’entrée principale du Bois de la Cambre. Devant ces arbres qu’il a tant aimés, à l’orée de cette forêt de Soignes qui lui a inspiré quelques-unes de ses plus belles pages, s’élève la stèle votive que la Belgique reconnaissante dédie au grand écrivain. L’occasion nous paraît bonne de passer ici rapidement en revue l’œuvre immense de celui qui, comme le père de Mirabeau, aurait pu s’écrier :

« J’ai tant écrit que si ma main, au lieu d’être de chair, eût été de bronze, elle serait usée ! »

Camille Lemonnier naquit en 1844, dans une maison de la chaussée d’Ixelles qui existe encore, à peine transformée. Son père était avocat, originaire de Louvain. Sa mère, Marie Panneels, était une Brabançonne de vieille souche. Il la perdit quand il avait deux ans.

Est-il Flamand ? Est-il Wallon ? La question a été souvent posée. Son père était de culture française. Mais la grand’mère qui l’éleva, était nettement flamande. D’autre part, une bisaïeule de son père était italienne. Comment déterminer, d’après ces apports, son originalité ethnique ? Lui-même résolvait le problème, en disant : « Ni Flamand, ni Wallon ! Toute la terre belge est ma terre ! Je me sens chez moi dans les plaines de Flandre comme sur les monts de Meuse. » Cependant, comme il avait un vrai tempérament de peintre, comme son héros favori était Rubens, c’est aux artistes de Flandre qu’il semble s’apparenter surtout.

Ce qu’il importe de dire ici, et de dire tout de suite, c’est que Camille Lemonnier n’admit jamais cette distinction que l’on veut établir entre les Belges d’après la langue qu’ils parlent. S’il aimait également les Flamands et les Wallons, il était nettement hostile aux mouvements flamingant et wallonisant. La Belgique, à ses yeux, constituait un tout parfaitement homogène, en dépit de ses apparentes contradictions. Lui qui n’était pas un savant et qui, loin de se figurer d’en être un, éprouvait plutôt pour la science une manière d’instinctive répulsion, il se rencontrait en cette opinion sur la valeur réelle de la nationalité belge, niée ou mise en doute par certains, avec le grand historien des Gaules, M. Camille Jullian, de l’Institut de France, qui, en préface à un livre de M. Albert Haumann sur le mouvement littéraire belge, a écrit en 1913 :

« Le bilinguisme de la Belgique ne l’empêche pas d’être une nation individuelle et originale. Ce qui fait l’originalité d’un peuple, c’est la façon dont il travaille sur les éléments divers que la race ou la langue lui apportent. Il est à lui-même son Prométhée, suivant le mot étincelant et juste de Michelet. Or, il n’y a pas en ce moment dans l’Europe de peuple qui, au même degré que la Belgique, travaille à la fois son âme et sa terre, qui vive davantage de l’école, du foyer et de la forge. Laissez-le faire quelques années encore, et il sortira de là l’individualité nationale la plus intéressante, la plus sympathique, qu’on puisse voir.

« Ce sont des fous ou des misérables, ceux qui parlent de supprimer, de démembrer la Belgique. Nul n’a le droit de toucher aux nations qui tiennent à vivre. Former sur elles des projets de conquérant, ce serait un crime contre la société humaine et la vie divine du monde, crime aussi grand « que de tuer son père ou de brûler le Capitole », comme disait Marc Aurèle.

« Ce bilinguisme qu’on invoque parfois contre les destinées de la Belgique est au contraire une force de plus. Il lui permet de recevoir deux influences, de connaître plus de faits et d’attitudes, de savoir et de pouvoir davantage. Les métissages font souvent les plus fortes espèces d’hommes. Les Grecs le savaient bien, et dans leur façon imagée de traduire les faits qu’ils observaient, ils faisaient d’Hercule le père de tous les métis. »

Disons donc que Camille Lemonnier, ni Flamand, ni Wallon, fut un métis. Il était digne d’ailleurs, à tout égard, d’être le fils d’Hercule.

Son enfance s’écoule paisiblement, dans la maison paternelle, sous la garde et la direction d’une bonne-maman, qui l’initie à toutes les vieilles traditions brabançonnes. Elle lui donne le goût des intimités charmantes du foyer bourgeois. Elle lui fait aimer les spécialités culinaires de chez nous et les friandises locales : koekebakken, pain à la grecque, pain d’amandes, spekuloos. Jusqu’aux derniers jours, ces bonbons belges eurent seuls le droit de figurer sur la table de Lemonnier. Et quand il conviait un étranger de passage, il ne manquait jamais de lui vanter l’excellence de nos desserts nationaux.

Il fit ses études à l’Athénée de Bruxelles. Naguère, j’ai eu la curiosité de rechercher dans de vieux palmarès les traces de son passage dans cette maison. Hélas ! je n’ai rien trouvé, rien, pas une nomination, même en gymnastique ! Il dut être un élève très fantaisiste. Lui-même nous dit, dans la Vie Belge où il conte ses souvenirs, qu’il faisait souvent l’école buissonnière pour aller lire sous bois Lamartine ou Hugo. Les études universitaires ne l’intéressèrent pas plus que les études moyennes. Après qu’il se fut présenté plusieurs fois en vain devant le jury, son père, désespérant d’en faire un avocat, selon son rêve, décida qu’il serait fonctionnaire et le fit entrer comme surnuméraire dans les bureaux du Conseil provincial. L’idée n’était pas heureuse. La lecture sous bois... et sur le ventre, de Hugo et de Lamartine, prépare fort mal, d’ordinaire, au rôle d’automate administratif. Le jeune expéditionnaire ne tarda pas à constater qu’au vert des cartons il préférait le vert des feuilles et, incapable de s’assujettir à des obligations auxquelles sa libre nature répugnait, il résolut de donner sa démission. Seulement, comme il tenait à ne point disparaître à l’anglaise et à laisser de lui un souvenir durable, il eut soin de porter en personne sa démission au gouverneur. Ce fut une imposante cérémonie. Un beau jour, le portier du Gouvernement provincial s’entendit inviter à ouvrir à deux battants la porte de l’hôtel. Une somptueuse voiture, superbement attelée, avec un valet en grande livrée à côté du cocher, pénétra sous la voûte sonore, gagna la cour, y décrivit une courbe savante et vint s’arrêter devant l’escalier du perron. Un huissier s’approcha de la voiture, voulut en ouvrir la portière. Mais de l’intérieur, une voix impérieuse cria : « Le gouverneur ! Appelez le gouverneur ! » Croyant à la visite mystérieuse d’un haut personnage, l’huissier se hâta de prévenir son maître qui accourut. Alors l’occupant de la calèche, sans daigner en descendre, tendit superbement au gouverneur un pli dûment cacheté et scellé.

« J’ai l’honneur, dit-il, de vous remettre ma démission ! »

Puis il fit un signe et la voiture s’ébranla, disparut, laissant le gouverneur, médusé, tourner et retourner entre ses mains, tremblant d’une juste colère,... la lettre de démission de son humble expéditionnaire Camille Lemonnier.

Faut-il ajouter que de joyeux compagnons avaient suivi de loin cette scène bouffonne et que la farce se termina en une copieuse beuverie, dans les brasseries célèbres du quartier.

Ces compagnons, quels étaient-ils ? De jeunes écrivains, sans doute, à qui la poésie montait à la tête comme un vin nouveau ? Non point. Nous sommes en l’année 1860 et il n’y [a] pas d’écrivains en Belgique, à cette époque. Ou du moins, les quelques publicistes officiels que notre pays comptait alors, parés du nom d’écrivain comme le geai se pare de la dépouille du paon, ne se seraient pas compromis en une telle aventure. Quant à Van Hasselt, et à Pirmez, ils ne formaient pas la compagnie ordinaire du jeune Camille Lemonnier. Et s’il connaissait un peu Charles De Coster, il était trop son cadet pour le fréquenter assidûment. Ses seuls amis étaient des peintres et, pendant longtemps encore, il n’en eut point d’autres.

On sait de quelle importance sont, pour la carrière d’un écrivain ou d’un artiste, les influences qu’exercent sur lui ses premières fréquentations. Étudions un instant celles que subit, vers la vingtième année, Camille Lemonnier. Il a fui l’Université où il se déplaît, où nul maître n’a pu gagner sa confiance ou mériter son admiration. Il a déçu tous les plans, tous les espoirs de son père. J’imagine qu’il devait y avoir entre eux quelque froid et que le père avait tout à fait renoncé à donner à son fils des conseils, à tâcher de lui inculquer de sages disciplines. Le jeune homme n’a pas de maître qui puisse l’introduire dans la vie sociale, la lui expliquer, la lui montrer sous son jour véritable et non telle qu’elle apparaît au regard d’un adolescent généreux. Un jeune homme de vingt ans, qui a du cœur, et qui aborde la vie, est révolté profondément par tout ce qu’il y découvre d’injustice, de malhonnêteté, d’hypocrisie. Il lui semble que la société humaine est pourrie jusqu’en ses racines et qu’il n’y a d’autre remède à ce mal qu’une révolution universelle faisant table rase de tout ce qui existe, brûlant tout, pour tout reconstruire sur un plan nouveau. Je ne connais guère de jeune homme intelligent et sensible qui n’ait passé par cet état d’âme. Quand il a auprès de lui un père attentif et prudent ou un maître sagace, jouissant de sa confiance, il leur confie son émoi, ses rancœurs, son appétit de destruction vengeresse. Et le père ou le maître, avec une patiente douceur, refrènent ces élans trop vifs, calme ces sentiments trop exaltés. Ils expliquent au jeune anarchiste la naissance des sociétés, leur lente évolution vers un peu plus de lumière et de justice, et l’amènent peu à peu à convenir qu’au lieu de s’irriter contre l’imperfection de l’état social actuel, le sage doit admirer au contraire que, parti de si bas, l’homme soit déjà arrivé si haut. Alors, peu à peu, le jeune homme comprend. Il comprend que ce qui est, bon ou mauvais, n’est que ce qui peut être. Il accepte la société telle qu’elle se présente à lui, il abandonne le rêve fou de détruire pour la refondre à nouveau, il se rend compte de l’impossibilité pour l’individu de refaire en vingt ou trente ans le travail des générations. Et il s’adapte franchement à son milieu ; il accepte la tâche qui lui est dévolue, il accepte avec une joie virile, avec le désir sincère de la bien remplir et de participer ainsi à l’œuvre de l’évolution sociale.

Camille Lemonnier, précisément, fut ce jeune homme généreux, enthousiaste, qui se sent bon, loyal, aimant, et qui s’étonne, qui s’irrite de ne pas voir tout le monde, autour de lui, bon, loyal, aimant comme lui-même. Pourquoi ce désaccord ? Pourquoi tant d’injustices, tant de laideurs morales, tant de bassesses, tant de lâcheté ? Il se posait ces questions et nul n’était là pour lui dire : « Ce sont les restes de notre bestialité primitive. Ne regarde pas le mal. Regarde le bien. Il y en a. Il y en a beaucoup. Il y en aura plus encore dans l’avenir. Ne dis pas : « L’homme était bon. C’est la société qui l’a perverti. » Dis plutôt : « L’homme était, au début, un être de proie cruel et sanguinaire. Et c’est la société de mieux en mieux organisée, sous la lente poussée des sages, des savants, des poètes, qui l’a adouci, qui l’a humanisé. Le type humain idéal n’est pas dans le passé, dans un Eden chimérique. Il est dans l’avenir. Il devient ! Chaque progrès matériel ou moral réalisé par quiconque d’entre nous hâte sa venue. Ne résiste pas. Donne-toi ! Répands-toi parmi tes frères. On a besoin de toi aussi. Ne tourne pas le dos à l’œuvre commune sous prétexte qu’elle n’est pas parfaite encore. Apporte ta pierre, si petite qu’elle soit, à l’édifice des âges. Sans doute, ce n’est pas toi qui couronneras le faîte du bouquet de feuillage annonçant l’achèvement du Temple. Qu’importe ! Bannis l’orgueil de ton cœur. Sois satisfait du rôle d’un humble et laborieux ouvrier. »

Nul n’était là pour lui donner ces conseils salutaires. Il était seul, seul au milieu d’un groupe de peintres à la sensibilité frémissante qui, eux aussi, se croyant tous du génie et voyant que leurs contemporains ne s’empressaient pas de les admirer, trouvaient le monde mal fait et jetaient l’anathème à la société de leur temps. Ajoutez à cela que Camille Lemonnier sentait irrésistiblement grandir et s’affirmer en lui une vocation d’écrivain, dans un pays et à une époque où une telle vocation était presque inadaptable au milieu ambiant.

La Belgique d’alors était indépendante depuis trente ans à peine. Elle travaillait de toutes ses  forces à se construire une demeure solide, à la meubler, à lui assurer de suffisants revenus, et elle songeait peu encore à la parure du logis. Quelques tableaux lui suffisaient. Quant aux livres, la contrefaçon française lui en fournissait à bon marché. Les écrivains belges n’avaient de place nulle part, dans leur propre pays ; pas même dans les journaux, qui étaient presque tous rédigés par des étrangers. Rien d’étonnant donc à ce que Camille Lemonnier, débutant dans la carrière des lettres et se heurtant à de telles difficultés, se soit violemment insurgé contre une société dont il ne vit plus, dont il ne voulut plus voir que les insuffisances et les misères. Dès ce moment, et pour le restant de ses jours, il établit dans son esprit et dans son œuvre une distinction radicale entre le sol du pays, ses paysages, son aspect physique – ce qu’il appelle la nature – et la société humaine qui y vit, le gouvernement qui la dirige, la bourgeoisie qui soutient ce gouvernement. A cette société, à ce gouvernement, à cette bourgeoisie, il déclara la guerre, non pour des raisons d’ordre politique, mais parce qu’il lui semblait que leur influence s’exerçait à l’encontre des intérêts de l’art et de la vie. Il leur tourna le dos et s’obstina désormais dans une attitude d’opposition systématique qui mérite d’être admirée pour sa belle crânerie, mais qu’il faut regretter en songeant au rôle utile qu’un tel homme, doué d’une telle force, eût pu jouer s’il avait consenti à se mêler davantage à l’existence de son pays.

S’exilant lui-même du milieu social où il aurait dû vivre, il se réfugia dans la nature. Il n’aima plus que les arbres, les plantes, les météores, les animaux et, parmi les hommes, ceux qui, restés près de l’instinct, sont à peine différents de la brute. Remarquez que ses relations assidues avec des peintres devaient fatalement l’amener à battre en leur compagnie la campagne et la banlieue, en quête d’un paysage typique, d’un coin encore inexploré. Ces courses avec des rapins exercèrent à merveille chez lui le sens de la vue. Il apprit à voir, à bien voir, à surprendre du premier coup d’œil, dans ces paysages, les dominantes, les taches essentielles, les notes caractéristiques. Mais il n’y apprit pas à connaître les hommes. Les paysans rencontrés ci et là parlaient à ses regards par leurs costumes pittoresques, leur allure, leurs gestes, les sursauts brusques de leur sensibilité primitive. Mais il ne les étudiait pas par le dedans, ne s’attachait pas à saisir dans l’homme, quel qu’il soit, riche ou pauvre, paysan, ouvrier ou bourgeois, ce fonds commun de sentiments qui nous fait tous semblables et nous permet de communier, à de certaines heures, dans une même explosion de colère, de haine ou d’amour.

Il y a là l’origine d’un malentendu persistant entre Camille Lemonnier et son milieu ambiant. Il le voulait autre qu’il n’était, qu’il ne pouvait être et, désespérant de le rendre tel qu’il l’eût voulu, il se détourna de la société et se réfugia dans la nature.

A vingt-cinq ans, devenu tout à fait orphelin, il s’en va louer, sur les monts de Meuse, l’ancien prieuré de Burnot et s’y installe avec un groupe d’amis. Il vécut là comme un paysan, comme un braconnier, écrivant peu, chassant beaucoup, rêvant, fumant, courant les prés et la forêt. Il était à Burnot quand le canon de Sedan vint lui jeter son rauque appel. Il y obéit, visita le champ de bataille, y contempla des spectacles d’indicible horreur et, au retour, publia un récit de ce qu’il avait vu. C’est Sedan ou Les Charniers, son premier ouvrage important. Il a dit lui-même, plus tard, de ce livre : « Une clameur d’horreur, de colère, de pitié me resta dans la gorge ; je sentis soudain que l’écrivain a un devoir et j’écrivis Sedan.... »

Je sentis soudain que l’écrivain a un devoir !... Paroles graves qui marquent, chez le jeune auteur, l’apparition de la conscience. L’écrivain a un devoir, il a une mission... Nul n’a jamais contesté cette vérité. Seulement, comme on la comprend différemment ! Pour Flaubert et les Parnassiens, fanatiques de la théorie de l’art pour l’art, cette mission consiste à réaliser de la beauté, sans souci des conséquences sociales qu’une œuvre peut avoir. Lemonnier a de sa mission une conception plus philosophique. Il s’occupe peu, nous l’avons vu, des progrès de la société. Celle-ci, à ses yeux, est mauvaise dans son essence même. Elle est le mal dont souffre l’humanité. Il ne s’agit pas de l’améliorer, mais de la supprimer. Comment y parvenir ? Par la violence, l’action directe, la révolte, les attentats, la bombe et le couteau ? Nullement. Il faut tout simplement apprendre à l’homme à s’en passer. C’est dans le cœur, dans le cerveau, dans les habitudes, dans les mœurs, dans la lâcheté de l’homme qu’il faut tuer la société. Il faut lui montrer qu’elle ne lui est d’aucun secours essentiel, tandis qu’elle altère en lui les qualités primordiales. D’un être sain et pur, elle fait un être malade et corrompu. D’un être créé pour la libre joie des sens, elle fait un automate plié à des besognes avilissantes et qui meurt sans jamais avoir connu le vrai bonheur. La mission de l’écrivain sera donc de montrer à la créature humaine qu’elle a droit au Bonheur et qu’elle ne trouvera celui-ci qu’au sein de la Nature, en vivant d’accord avec les lois profondes de l’instinct.

Désormais, à travers tous ses livres essentiels, ses grands livres, Lemonnier ne fera plus que plaider lyriquement en faveur de cette thèse. C’est ici la grande idée de sa vie. On a dit de lui qu’il était ondoyant et divers, qu’il subissait toutes les influences, qu’il changeait de manière et de style à chaque livre nouveau. Cette complicité est réelle. Il s’en est expliqué lui-même superbement à la fin d’un de ses livres : Les Dames de Volupté.

« J’ai fait, dit-il, de mon esprit une maison dont les fenêtres s’ouvrent sur des couchants de pourpre et de métaux, dont les fenêtres s’ouvrent aussi sur de mols clairs de lune. Et dites que je suis un prince sans territoire, ceux que je convoite se reculent toujours plus loin devant mes pas. Je suis chez moi partout où me réclame un peu de mystère. Nulle paternité ne me parle plus en mes livres une fois leur zone explorée.

« Le jour où, résigné à me confiner, maître d’un lopin, dans un enclos, je ne regarderai plus vers l’horizon, là-bas, qu’on ferme sur moi ma bière : les vers, comme un fromage, auront mangé ma cervelle. »

Parler ainsi, c’est réclamer pour l’écrivain le droit de se renouveler sans cesse, d’apparaître sans cesse différent de lui-même, de ne point s’astreindre à observer une formule d’art unique, de n’être point ou réaliste, ou naturaliste, ou symboliste, ou naturiste. Toute fixation de ce genre est une diminution volontaire. Il faut obéir à la vie, il faut être entre ses mains puissantes comme un petit enfant. Ailleurs il dit encore :

« Je m’abandonne à la circonstance, à ma vie, à mon instinct qui sont mes guides et les seuls auxquels j’obéisse... Je ne suis que cela, en vérité, un inconscient, un instinctif. »

Cet aveu est à retenir. Je crois qu’aucun écrivain jamais n’a proclamé aussi nettement, aussi franchement son refus de soumettre à la raison ses conceptions d’art et sa volonté de regarder l’Instinct comme une raison supérieure à la raison raisonnante des classiques. Nous savons, nous, que l’Instinct est une force aveugle dont le libre épanouissement chez tous les hommes entraînerait l’humanité vers un état chaotique où les faibles seraient mangés infailliblement par les forts. L’instinct est amoral, n’a du bien et du mal qu’une notion embryonnaire et confuse. C’est l’éducation seule, l’étude de l’histoire, le coude-à-coude des autres hommes qui police en nous l’instinct, le discipline, le refrène, le corrige, l’adapte au milieu ambiant et, sans l’annihiler, – ce qui serait un grand dommage, – s’efforce de tuer en lui du moins ce qui pourrait nuire aux droits et au bonheur d’autrui. Lemonnier n’accepte pas cette idée, base et fondement de notre ordre social. Avec Jean-Jacques Rousseau, il croit à la bonté foncière de l’Instinct.

« Si quelque chose, dit-il, apparaît en nous divin, c’est bien la pureté originelle des impulsions. En elles-mêmes elles sont toujours belles, la société seule les pervertit. C’est l’état social qui est partout malade et duquel il faudrait, par le retour à la nature et à la beauté foncière de la vie, nous guérir. »

On le voit, nous en revenons toujours au même point, et si j’y insiste, c’est pour montrer que, tout ondoyant et divers qu’il paraissait et que d’ailleurs il voulait paraître, Lemonnier suivait pourtant, à travers toute son œuvre, une direction bien déterminée. En réalité, il ne peindra jamais qu’un seul personnage sous des aspects et des vêtements différents, un seul être, lui-même, c’est-à-dire ce qu’il y avait en lui de plus primitif, de plus instinctif, de plus sauvage, de moins civilisé, c’est-à-dire son amour pour la nature vierge et indomptée, pour la forêt et pour la mer.

C’est ce personnage unique de son œuvre que je voudrais dégager en quelques touches rapides – ne pouvant évidemment songer à analyser les 70 volumes qui composent la production du fécond écrivain. J’irai le chercher dans les ouvrages qui, à mon sens, sont les plus représentatifs du talent de Camille Lemonnier.

Et tout d’abord, puisque nous l’avons laissé au prieuré de Burnot, dans les sites sauvages qui couronnent le cours de la Meuse, nous parlerons du Mâle, dont la première idée lui est venue là et qu’il a achevé à La Hulpe, à la lisière de la forêt de Soignes. A son apparition, l’ouvrage fit scandale en Belgique, à cause surtout, semble-t-il, de l’audace de son titre. En France, il produisit une sensation assez vive dans les milieux littéraires. Flaubert s’en empara, alla en réciter un peu partout des parties, de sa grande voix chaude et tonnante. Et Daudet écrivit à l’auteur : « Tous, nous vous attendons, Flaubert, Zola, Goncourt et moi : vous êtes des nôtres. » C’était la première fois qu’on parlait ainsi à un écrivain belge. Il ne faut jamais oublier que si nos auteurs, depuis, ont conquis Paris et la France – et je pense à Rodenbach, à Maeterlinck, à Verhaeren – c’est Lemonnier qui leur a frayé la voie à tous.

Un Mâle, c’est une sauvage et triste histoire d’amour. Un braconnier, Hubert Hornu, surnommé Cachaprès – ce qui veut dire « cherche après » dans le patois du pays – est frappé jusqu’en ses fibres les plus profondes par un amour qui s’abat sur lui avec la violence et la soudaineté de la foudre. Celle qu’il aime, c’est la fille d’un fermier, la riche et belle Germaine Hulotte. Quel rapport possible entre cette femme et cet homme ? L’une, c’est la richesse, l’ordre, les convenances, la société organisée, en un mot. L’autre, c’est la libre et orgueilleuse pauvreté, c’est le hors-la-loi, le révolté, le Cachaprès que traquent les gendarmes et les gardes, en somme un « ennemi » de la société. Quel rapport entre eux ? Tout les sépare, tout les oppose l’un à l’autre. Mais la nature les unit. Une puissance irrésistible, la chaleur même de leur sang, les jette aux bras l’un de l’autre. Leurs noces, leurs libres noces charnelles, ont la forêt pour temple. Ils s’aiment ardemment, violemment, et leur amour, qui fait fi des préjugés et des convenances sociales, est d’accord avec une harmonie supérieure, avec le jeu obscur et profond des grandes forces cosmiques.

Mais Germaine, la première, se lasse de ces mystérieuses délices. Elle est reconquise par la vie ordinaire. Cachaprès est un amant qu’on n’avoue pas, un amant qui, en aucun cas, ne peut devenir un mari. Et, comme toutes les filles, elle rêve du mariage, du mariage honnête, avantageux, avec un homme de sa caste et de son rang. Elle se dérobe. Elle encourage même les avances d’un jeune fermier du voisinage. Cachaprès découvre l’intrigue, assomme à moitié son rival, reprend sa maîtresse en menaçant de la tuer. Hélas ! ce que femme veut... Et plus sûrement encore : ce que femme ne veut plus... Le braconnier est vaincu dans cette lutte inégale. On a mis à ses trousses toute la maréchaussée, tous les gardes du pays. Blessé à mort, ivre du désespoir d’avoir perdu son amour, il va expirer dans un taillis, comme une bête, veillé par une petite sauvage, une libre enfant des bois, comme lui, qui l’aimait sans qu’il s’en doutât.

Ce « mâle », ce gars robuste et emporté, tout en instinct, force de vie comme les arbres parmi lesquels il est né, il a vécu, il a aimé et il est mort, c’est une première figuration de ce héros que Lemonnier portait en lui et qu’il ne s’est point lassé de recréer, conformément à un modèle intérieur.

Cependant, nous ne le retrouvons pas tout de suite dans les livres qui ont suivi. Que s’est-il passé ?

Lemonnier, attiré par le succès de son œuvre, est allé s’installer à Paris. Il cherche à s’y acclimater. Il voudrait s’y faire une place à sa taille, s’y hausser au premier rang. Et inconsciemment, il s’oublie lui-même, il sort de son « moi » original et profond, il s’efforce de ressembler à ceux qui sont devenus ses compagnons. Il écrit des livres où tout son talent, son grand talent de styliste éclate encore, mais d’où sa vraie personnalité est un peu absente. Je ne parle pas du Mort, qui est une création de tout premier ordre, une eau-forte sombre et tragique d’une spontanéité, d’une sincérité évidente, et qui est à la fois comme le pendant et le repoussoir de Un Mâle. Ce dernier, c’était l’être qui vit selon la nature. Les paysans assassins du Mort, ce sont les brutes que l’appât de l’or a détournés de la bonté naturelle de l’Instinct et a poussés au crime : donc, comme le Mâle, des victimes de la société. Dans cette nouvelle, Lemonnier est lui-même, avec ses qualités les plus hautes et les plus personnelles. On n’en pourrait pas dire autant des romans et des recueils de contes qu’il a publiés pendant la période de sa vie où il a vécu et écrit à Paris et pour Paris. Et je ne citerai que les plus connus : Happe-Chair, Madame Lupar, La Fin des Bourgeois, Claudine Lamour, L’Arche, La Faute de Madame Charvet.

Non point – que l’on me comprenne bien – que je veuille diminuer le mérite réel de ces ouvrages. Il n’en est aucun qui ne renferme des pages superbes, d’une beauté de forme tout à fait remarquable. Lemonnier y déploie une extraordinaire virtuosité d’écrivain. Car il fut, en matière de style, un virtuose incomparable.

Cette virtuosité, il l’avait acquise par un travail long et acharné. Dès le collège, s’il s’appliquait si peu aux mathématiques et aux autres branches sèches du programme, c’est qu’il réservait toute son activité pour ce qu’on pourrait appeler : ses « gammes » littéraires. Le soir, toute la maison endormie, il gagnait sa chambre-mansarde et là, pendant une partie de la nuit, il composait des variations multiples sur des thèmes tels que ceux-ci : La lune brille – La neige tombe – Le soleil se lève. Il continua ces exercices pendant de longues années. Il y joignait la lecture assidue des dictionnaires, consultant les manuels techniques de tous les métiers, de toutes les industries, se formant un vocabulaire complets de mots exacts, précis, spéciaux, si bien qu’on l’accusa, souvent à tort, d’inventer des néologismes alors qu’il se bornait à employer des termes existants que l’ignorance commune méconnaissait. Il arriva de la sorte à pouvoir se jouer des difficultés de la langue et du style comme un habile pianiste se joue des difficultés du clavier. On pourrait d’ailleurs pousser plus loin la comparaison et dire qu’il composait ses œuvres comme un musicien compose les siennes. Lui-même s’est confessé à cet égard. « Une sélection instinctive des éléments de la réalisation m’était fournie par de graduels développements de l’idée thématique ; ceux-ci m’offraient des correspondances à mesure plus précises avec le sujet. Mes carnets, les marges de mes feuillets se couvraient de phrases et parfois simplement de vocables unis par une sorte de synoptisme de sensations. Il m’arrivait ensuite de suppléer à ces tâtonnements préliminaires par de fiévreuses manipulations du dictionnaire. »

De tels efforts devaient nécessairement le conduire à la maîtrise. Il était vraiment le maître du mot. Et Maurice Maeterlinck a raison quand il dit de lui :

« Camille Lemonnier est peut-être, de tous les écrivains actuellement vivants, celui qui connaît le mieux la valeur et la vertu secrète des mots, innombrables comme les vagues de la mer. Il les possède tous, depuis ceux qu’emploient dans l’existence quotidienne le paysan, l’ouvrier, la femme, l’enfant, le médecin, l’homme politique, jusqu’à ceux qui se cachent, comme les joyaux ignorés mais nécessaires, au fond de tous les arts, de tous les métiers, de toutes les sciences, de toute vie enfin. Nul, en ce moment, je pense, n’a au même degré le don infaillible et suprême d’appeler les choses par leur nom... Il est au royaume du Verbe le berger qui mène le troupeau le plus vaste, le plus divers, le plus docile et le plus magnifique. »

Cela est vrai de tous les livres de Lemonnier, y compris ceux de la période parisienne de sa vie littéraire. Le souci d’art est aussi grand dans ces derniers que dans les autres. Ce qui y manque, peut-être, c’est l’âme de l’artiste. Œuvres créées pour la foule, elles sont issues du cerveau de l’écrivain et non de son cœur. Et la foule pour qui  il les a écrites, les a repoussées, parce qu’elles étaient trop artistes, d’une forme trop raffinée, trop éloignée du langage courant. Constatons donc que, très remarquables en eux-mêmes, ces livres ne sont pas à ranger parmi les pages essentielles de l’œuvre. Il faut noter cependant qu’à cette période, qui va de 1885 à 1895, se rattache la publication des contes pour enfants, si charmants, qui s’appellent Histoire de huit bêtes et d’une Poupée, la Comédie des Jouets, les Joujoux parlants, petites histoires simples, simplement contées, où le père se devine à chaque phrase, le père tendre qui, en écrivant, a sous les yeux et dans le cœur l’image de ses enfants bien aimés. C’est pendant cette période également que paraît, en 1888, La Belgique, cet admirable ouvrage où s’évoque, sous la plume prestigieuse de l’artiste, tout notre pays avec ses beautés naturelles, ses monuments, ses mœurs, ses coutumes, ses traditions. On refusa à ce livre – on, un vague jury académique, – le prix quinquennal de littérature, et un savant économiste, M. de Laveleye, estima qu’on ne pouvait le donner en prix à des enfants parce que l’auteur y avait montré trop d’imagination ! Le traitement indigne que la Belgique officielle infligea à cette œuvre admirable, provoqua, dans le monde littéraire, de très vives protestations. Elles trouvèrent leur expression la plus significative dans le banquet fameux organisé en l’honneur de Lemonnier par la Jeune Belgique et qui fut comme la Pâque de notre littérature. C’est là que Georges Rodenbach salua Lemonnier du titre magnifique de Maréchal des lettres belges. Emile Verhaeren, alors à l’aube de sa brillante carrière, lui lut un beau poème composé en son honneur.

Les liens étaient renoués. La Belgique reconquérait son maître prosateur. Désormais, Lemonnier ne se trouvait plus isolé dans sa propre patrie. Il y avait là des amis, des fidèles, des disciples. Pendant quelques années encore, l’attraction de Paris s’exerça sur lui ; puis sa vraie nature reprit le dessus et il renonça au roman de mœurs pour lequel il n’était pas fait. Alors commença la troisième période de sa vie, celle qui vit naître ses œuvres les plus importantes – non peut-être les plus belles, car le Mâle, le Mort, la Belgique sont des réalisations qu’il n’a pas surpassées – mais celles où il faut aller chercher son idéal, sa doctrine, son testament. Et c’est l’Ile Vierge, lHomme en Amour, Adam et Eve, Au cœur frais de la Forêt, Le Vent dans les Moulins, Les Deux Consciences. Le Petit Homme de Dieu, Le Droit au Bonheur.

Dans tous ces livres et dans d’autres, moins importants, que je ne cite pas, appartenant à la même époque, c’est un Lemonnier nouveau qui nous apparaît, ou plutôt un Lemonnier plus vrai, plus sincère, plus lui-même, qui ose enfin se délivrer des entraves du roman d’observation et qui n’est plus, en prose, qu’un poète lyrique.

Un poète lyrique, à qui n’a pas été dévolu le don du vers : voilà très exactement ce que fut Lemonnier dans sa substance la plus intime. Et il partage ainsi le lot d’un Bernardin Saint-Pierre, d’un Jean-Jacques Rousseau, d’un Chateaubriand auxquels d’ailleurs il s’apparente étroitement. Comme eux, c’est lui seul qu’il met en scène, et comme pour eux, la nature n’est pour lui que le vaste et somptueux décor au sein duquel s’épanouit sa personnalité. Il a maintenant une philosophie à lui, oh ! très simple, très rudimentaire, à peine pensée, à peine formulée, mais qui pourrait se résumer comme suit :

« L’homme, né bon, est fait pour être heureux. Le Bonheur est la fin de la vie. Et le Bonheur ne se trouve que dans la libre satisfaction de l’Instinct. Celui-ci étant foncièrement bon, son épanouissement total ne peut être mauvais ou nuisible. La société seule l’altère, l’avilit. Il faut donc la fuir et vivre loin des hommes, loin des cités, dans les champs, dans les bois, dans la nature. Plus l’homme se rendra semblable aux bêtes, aux plantes, plus il sera proche de la vérité éternelle. Plus il sera humble, ignorant, naïf, plus il aura de chances d’être heureux. »

Sur ces thèmes, – véritables motifs lyriques qui reviennent sans cesse dans ses livres –, l’artiste compose des hymnes symphoniques où il appelle à son aide toutes les ressources de l’orchestration verbale. La nature et la vie y sont chantées sous tous leurs aspects, avec une abondance inouïe, un luxe, un faste, une richesse d’accords extraordinaire. On peut, dans tous les ouvrages de cette période, négliger l’histoire, l’anecdote qui est d’ailleurs toujours la même et qui se borne à raconter le retour à la nature d’un être ou d’un groupe d’êtres que la société a déçus et meurtris. On peut la négliger, elle n’est que l’occasion du livre, une trame très mince : elle n’a pas beaucoup plus d’importance que la portée en musique. On peut ne point s’arrêter davantage à la psychologie des personnages humains : elle est inexistante. Tous sont de grands enfants, revenus au balbutiement primitif, n’ayant que des idées confuses et des raisonnements puérils. Ils sont tout entiers sensation, ruée d’instincts lâchés, pareils aux faunes et aux nymphes des antiques mythologies. Au surplus, le seul vrai personnage de tous ces livres, c’est la Nature elle-même, la mère éternelle, la source infinie d’où tout part et où tout rentrera, la Nature divine à laquelle le poète panthéiste confère tous les attributs des antiques divinités.

Le premier ouvrage de la série nouvelle, c’est l’Ile Vierge, d’où un drame lyrique, Edénie, a été extrait par le maître Léon Du Bois.

L’Ile Vierge est un long poème en prose, une sorte d’épopée des races, pour laquelle Lemonnier s’est créé une langue épique où passent sans cesse des souvenirs d’Homère. C’est l’histoire d’une famille réprouvée, les Barba, enfants d’un juge implacable, le sanglant Régule. Trois fils et une fille lui doivent l’existence : Sévère, Côme, Rupert et Cordalie. Rupert et Cordalie, héritiers du sang impur et violent de leur père, se sont aimés selon la chair et, de leurs amours incestueuses, une fille est née. Mais l’aîné, Sévère, chef de la famille, les a séparés, a fait enfermer Cordalie dans une cloître et a chassé Rupert. Puis il a pris l’enfant, la petite Elée, et l’a mêlée aux siens, à son fils Sylvan, à ses filles Florie et Hylette. Et tous ensemble sont partis, ont fui la ville maudite pour aller fonder à la campagne une sorte de royaume antique, selon le rêve élyséen de Puvis de Chavannes. C’est Eolie, c’est l’Eden retrouvé, aux mœurs patriarcales et innocentes. Les enfants y vivent nus sans savoir qu’ils le sont. Ils ignorent la pudeur, parce qu’ils ne connaissent pas le péché. Cependant Côme, qui est devenu juge, lui aussi, et qui vit dans la ville exécrée avec sa femme et son fils Eleuthère, intercède auprès de Barba en faveur de Rupert qui voudrait revoir sa fille. Barba se décide à l’aller trouver et rentre pour quelques heures dans l’atmosphère torpide et empoisonnée de la ville, pleine d’églises et de canaux dormants, où toujours quelque cloche funèbre annonce la mort d’une créature. Il y trouve son frère et sa femme dévorés d’un mal intérieur, malgré leur piété et leurs macérations. Leur fils Eleuthère s’étiole, pâlit sur des livres. Barba veut l’emmener avec lui dans Eolie.

« Écoute, dit avec force le roi d’Eolie, qu’il quitte cette maison des ombres, qu’il fuie sans retourner la tête ! Ici fut pour lui l’exil. Ici son âme se meurt de n’être plus que du vertige au bord d’un puits. Qu’il brûle ses livres ! Qu’il se pense vivant ! La vie est la seule pensée éternelle ! Cesse donc de lui enseigner les sciences qui sont la mort ; ne dessèche pas en lui les sources. Mais abandonne-le à sa vierge humanité. Ramène-le vers Eden... L’homme, ô Côme, ne peut être sauvé que par lui-même et le miracle de l’Innocence. Mêle-le aux forces, trempe-le dans la douce âme de la Nature !

« – Non, non, pas cela, pas la Nature ! se récrie Côme épouvanté. Trouve autre chose. Pas la Nature, te dis-je. Elle est la réprouvée, l’interdite. Elle est l’inconjurable péché ! »

J’ai transcrit ici ce débat, parce qu’il pose bien les deux aspects du grand problème tel que le conçoit l’écrivain. Barba, c’est Lemonnier qui parle, et Côme, c’est la société comme il se la représente. Côme, c’est le juge mystique en qui revit l’esprit des vieux inquisiteurs et qui aime mieux voir dépérir son fils que de lui permettre de demander la santé à la libre nature. Il est intéressant de trouver cette figure ascétique dans l’Ile Vierge, et de l’y trouver précisément placée dans une ville étrangement semblable à Bruges-la-Morte, si l’on songe que c’est à Bruges, un peu plus tard, que Lemonnier sera attrait devant la Cour d’assises, par un juge dont il nous fera le portrait dans les Deux Consciences et qui ressemble à Côme comme un frère.

Côme, néanmoins, finit par autoriser son fils à aller habiter Eolie, où il devient le compagnon du jeune héros Sylvan, dompteur de chevaux et de bœufs, jeune force de vie en qui s’essore tout l’avenir de l’Humanité. Sylvan fait l’éducation d’Eleuthère ; il l’initie aux arts simples et grands du labourage et de la moisson. Peu à peu, l’enfant des villes renaît à la vraie vie et l’amour achève de faire de lui un homme. Il aime Hylette. Tous deux sont le printemps ivre de promesses. Pendant ce temps, Sylvan s’éprend d’Elée sans bien se comprendre encore. Ne la croit-il pas sa sœur ? Et leur troublante passion rappelle singulièrement l’amour de Chateaubriand pour sa sœur Lucile dans les Mémoires d’outre-tombe ou l’épisode de Valéda et d’Eudore dans les Martyrs. Mais Elée est la fille de l’inceste, la fille de Rupert et de Cordalie. Rupert vient la supplier en secret de s’échapper d’Eolie, de se sacrifier, de renoncer à Sylvan, au bonheur, pour l’accompagner, lui, le malheureux, le réprouvé, et pour consoler ses derniers ans. Elée, c’est la douleur du monde incarnée, c’est le sacrifice volontaire. Elle fuit et va trouver son père misérable. Sylvan alors est initié par son père au secret de la naissance d’Elée et, à son tour, il quitte Eolie pour aller délivrer Elée, c’est-à-dire pour aller libérer les hommes de la douleur et pour les ramener dans l’Eden reconquis.

On remarquera l’analogie qui existe entre ce poème et la tétralogie de Wagner. Sylvan, c’est Siegfried, et Elée, c’est Brunehilde. A plusieurs reprises d’ailleurs, au cours du poème, l’auteur appelle ses trois jeunes héroïnes des Walkyries. Je me hâte de dire que ces emprunts d’un art à un autre sont parfaitement légitimes. Si je fais cette constatation, c’est qu’elle me paraît intéressante du point de vue des influences subies par nos écrivains.

Sylvan quitte donc Eolie pour aller libérer les hommes. On attendait, après l’Ile Vierge, un livre où l’on eût retrouvé le héros vierge accomplissant sa noble et merveilleuse mission. Le livre n’est pas venu. Il est probable que l’auteur aura reculé devant la tâche. Délivrer les hommes, c’est une belle formule, une formule magique, qui éveille tous les rêves et excite tous les espoirs. Mais combien il est difficile de la préciser, de la montrer se réalisant ! L’Ile Vierge n’eut donc pas de suite directe. Mais Lemonnier s’efforça dans d’autres ouvrages, d’ouvrir au moins des perspectives sur ce monde nouveau, sur cet Eden où il souhaitait conduire les hommes. Je les cite un peu pêle-mêle, sans tenir compte de la date de leur publication. C’est : Adam et Eve, Au cœur frais de la Forêt, et puis, dans un autre ordre d’idées, Le Vent dans les Moulins, Le Petit Homme de Dieu, Le Droit au Bonheur.

Adam et Eve et Au cœur frais de la Forêt nous content à peu près la même histoire. Dans le premier de ces livres, un homme que la vie sociale a trahi et désespéré – toujours le même point de départ – se retire dans une forêt et veut y vivre seul, loin des hommes. Il y rencontre une petite pauvresse qui s’en allait se louer comme servante. Cet intellectuel blasé et cette fruste paysanne vont recommencer ensemble l’évolution humaine. Ils s’unissent et procréent des enfants qui seront élevés dans la nature. L’homme sera Adam et la femme Eve. L’homme bâtira sa maison, labourera son champ, sèmera et récoltera le grain. Et la femme cuira le pain, l’hostie sacrée, qui a la forme de la terre et du soleil. D’eux naîtront les races libérées du joug social, lavées et purifiées dans le bain immense de la nature, retrempées aux sources profondes de la vie. Ce n’est pas sans motif que l’Adam du récit est un homme cultivé, un homme qui a connu tous les raffinements de l’existence sociale. Par là, Lemonnier veut nous enseigner que le vrai Bonheur exige le renoncement à toutes les vaines acquisitions de l’art, de la science, du bien-être, du luxe. Il est de l’avis de Rousseau, et pense que le progrès a corrompu l’humanité plutôt qu’il ne l’a améliorée. Son Adam descend des plus hautes sphères sociales pour vivre en union étroite avec une paysanne illettrée et bornée. Et cette union lui donne la parfaite félicité, parce qu’elle s’est fondée sur l’Instinct et sur l’Instinct seul.

Dans Au cœur frais de la Forêt, Adam et Eve sont plus jeunes : ce sont deux adolescents des villes, deux petits rôdeurs, sans père ni mère, vagabonds, mendiants, que guette le vice et qu’attend la prison. Un hasard les fait se rencontrer. Une attraction mystérieuse les retient aux côtés l’un de l’autre. Ensemble ils s’enfoncent au cœur frais de la forêt. Leurs yeux ingénus sont vivement frappés par le miracle multiple de la sève. Une ivresse dionysiaque s’empare d’eux au milieu du torrentueux déchaînement des forces végétales. Et ils bondissent de branche en branche comme des animaux, revenus soudain aux fureurs primitives de l’être. Mais la faim les oblige à sortir du bois. Ils s’embauchent parmi des briquetiers, puis parmi des bûcherons. Ces gens simples, qui vivent tout près de la terre et des racines, leur apprennent la moralité essentielle. De temps en temps, la folie du bois les reprend et ils s’échappent, regagnent leur hutte de branchages. Ils finissent par s’y installer tout à fait et, l’âge venu, ils consomment leur union et créent de la vie. Et c’est encore une fois un pur matin d’Eden. Non loin d’eux, dans la même forêt, un solitaire s’est installé, un vieillard qui hait les hommes, leurs complications, leur fausseté. Il leur apprend le culte de la vie, le respect des créatures, même des animaux. Et il y a là des pages ardentes et pieuses comme des hymnes, des cantiques d’adoration à toutes les forces éternelles de la vie. Un jour, le jeune époux se sent tout à coup appelé à une mission plus large. Une voix parle en lui qui lui dit de partir avec les siens vers la mer. Il obéit et la petite caravane s’enfonce courageusement dans le mystère du bois. Après bien des jours de marche, elle arrive au bord de l’océan. La surprise, la frayeur, l’admiration se disputent leurs cœurs. Mais, familiarisés avec les phénomènes naturels, ils s’accoutument bientôt au spectacle et se mettent à découvrir leur nouveau royaume. Il est habité par des écumeurs de côtes, bandits hâves et desséchés, qui n’ont jamais vu les arbres, qui ne connaissent pas l’immortelle et fraîche forêt. Le jeune époux les y conduit, après avoir assuré sur eux son prestige. Et quand il a trempé ainsi ces malheureux au bain de Jouvence des sources qui coulent parmi les mousses de la forêt, il les ramène à la côte où ils édifieront la cité saine de l’Avenir. Pendant ce temps, le vieillard qui avait été son éducateur est mort paisiblement, assis au seuil de sa cabane. Et son corps, peu à peu, est retourné à la terre, est devenu partie intégrante de la Forêt. La végétation l’étreint de toutes parts. Les oiseaux nichent au creux de ses os.

Après ces deux livres qui sont des manières de fresques naturistes où les personnages humains n’apparaissent pas comme des types observés, mais comme des créations arbitraires du cerveau de l’artiste, des entités allégoriques, pourrait-on dire, il faut signaler rapidement d’autres ouvrages qui suivent la vie de plus près et qui, malgré l’évident parti pris, la déformation volontaire et systématique de tous les éléments du tableau, donnent cependant une impression plus grande de réalité.

Le Vent dans les Moulins : la Flandre, la West-Flandre, la Flandre du lin et de la Lys blonde, la Flandre des pauvres, pauvres gens, courbés très bas vers la terre, et que tondent, comme de bons et doux moutons, les gras seigneurs et les rapaces marchands. Disons-le tout de suite : le paysage est magnifique. Il est peint à petites touches menues, à la manière des impressionnistes, presque des pointillistes, et le procédé est visible, trop visible, et fatigue l’œil à la longue. N’importe : on sent, chez l’auteur, un amour si passionné des choses qu’il montre, qu’on se laisse gagner tout de suite et que l’on s’abandonne au charme. Une atmosphère religieuse règne dans tout ce livre, comme d’ailleurs dans tous ceux qu’a publiés Lemonnier pendant cette période de sa vie. Le culte de la Terre et de la Vie imprègne les paroles des personnages, leur confère une onction quasi sacerdotale. Encore une fois, tous ces personnages sont des simples, des ignorants, des candides, presque des « innocents », au sens où le peuple prend ce mot dont il fait le synonyme d’anormaux. Dries Abeels, le fils fortuné du marchand de lin, est vaguement honteux d’être riche et inoccupé. Il voudrait faire quelque chose et il ne sait quoi. Il sent qu’il doit travailler de ses mains pour être un homme et pour mériter celle qu’il aime, Mamie, la douce fille d’un compositeur génial devenu fou. Il voudrait agir. Il hésite. Il n’ose même pas déclarer son amour. Mais un ami, démocrate chrétien, l’entraîne à sa suite et, un jour, il parle au peuple, il l’engage à se révolter contre ses oppresseurs. Comme il est trop facile à ses adversaires de lui reprocher d’être un meneur riche et oisif, lui-même se fait homme de métier, se met en apprentissage chez le menuisier. Et maintenant, il se sent réhabilité, parce qu’il fait œuvre de ses doigts, parce qu’il est revenu à la simplicité de la vie, parce qu’il a résolument tourné le dos à la société bourgeoise. Et Mamie sera à lui. Et ils seront heureux.

Comprenez bien qu’il m’est impossible de rendre ici les mille et une nuances si subtiles, si délicates de cette peinture très artiste, trop artiste peut-être, où l’extrême recherche de la sensation ténue, embryonnaire, primitive, laisse parfois une impression d’artifice.

Le Petit Homme de Dieu est de la même veine que le Vent dans les Moulins. Le héros de ce livre, Ivo Mabbe, le petit marchand de cordes de Furnes, est cousin germain de Dries Abeels. Comme lui, c’est un simple, un doux, qui souffre des inégalités sociales et qui a pitié des pêcheurs de la côte, exploités par leurs armateurs, comme Abeels avait pitié des ouvriers ourdissant le lin dans l’affreuse odeur de putréfaction que dégage ce travail. Il voudrait leur venir en aide, les consoler, chasser d’eux l’esprit de blasphème et d’ivrognerie. Peut-être ce désir d’apostolat lui a-t-il été suggéré par ce fait que, dans l’annuelle procession de Furnes – procession-cortège où sont figurés les principaux événements de la vie du Christ – c’est lui qui représente Jésus entrant triomphalement à Jérusalem. Peu à peu, il s’est identifié avec son personnage. Il est devenu le Christ lui-même. Il ne parle plus qu’en citant des bribes d’Evangile. Et comme le Christ, il est aimé de la Marie-Madeleine de la procession, la belle et riche Cordula Ryckboer, qu’il pourrait et ne veut pas épouser, comme si céder à cet amour ce serait renoncer à sa divine mission. Toute la ville participe à cette procession. Chacun y remplit un rôle, toujours le même. Un tel est Pilate, un tel Judas, et tel autre Barrabas. Ce cabaretier est un prophète, ce manœuvre un soldat romain. Ivo, tout entier à son personnage, en arrive à ne plus distinguer la réalité de son rêve. Et la bonne ville de Furnes devient l’antique Jérusalem. Et ses bons gros Flamands d’habitants se métamorphosent pour lui en Juifs authentiques. Il y a là une très curieuse transposition que l’auteur exécute avec une incomparable maîtrise.

Ivo Mabbe, de plus en plus convaincu qu’il est une nouvelle incarnation du Christ, fait des miracles ou croit en faire, ressuscite une fillette de pêcheur tombée en catalepsie, et prêche au peuple un évangile nouveau. Ses complaisances pour la racaille des dunes éloignent de lui la bonne société. Il souffre de se sentir blâmé par le clergé et les notables. Mais Cordula le console et le rassérène. Et elle le prend dans son maternel amour comme un petit enfant qui a besoin d’être bercé. Le livre se termine par une superbe description de la procession de Furnes : l’auteur a su dégager tout l’intérêt, toute l’émotion de ce spectacle anachronique, tout en insinuant çà et là la pointe d’ironie indispensable. Ces pages sont fort belles, d’un pittoresque intense, de même que celles où l’on voit Ivo Mabbe dans sa petite maison, au pied de saint Walburge, ou bien visitant son âne, l’âne de l’entrée triomphale, dans les dunes où il paît le maigre gazon.

Comme l’homme régénéré de Adam et Eve et de Au cœur frais de la forêt, Dries Abeels et Ivo Mabbe sont des êtres avides de simplicité, de bonheur calme et pur, au sein d’une nature aussi affranchie que possible des corrections et des entraves sociales. Je pourrais de même, si j’en avais la place, démontrer que les personnages du Droit au bonheur, de Le Sang et les Roses, de Comme va le ruisseau, n’ont pas d’autre éthique ; eux aussi tendent vers les origines, aspirent à se retremper aux sources premières ; tandis que d’autres ouvrages : l’Homme en amour, Le Possédé, L’Amant passionné, développent les conséquences funestes d’une éducation, d’un genre de vie qui s’éloignent de la nature, qui n’en tiennent pas compte et qui prétendent lui substituer un dogme inhumain.

On sait ce qui arriva après la publication de l’Homme en amour. Un parquet de province ne comprit pas la tendance morale et même moralisatrice très réelle de ce livre et ne voulut y voir que certains passages plus ou moins scabreux : comme si, de ce point de vue, les manuels du confesseur ne sont pas des livres d’une révoltante obscénité. Lemonnier dut comparaître devant la Cour d’assises de Bruges comme un faussaire ou un assassin. Il fut acquitté après d’émouvants débats. Il a raconté cet incident de sa vie dans un roman intitulé Les Deux Consciences, où, cette fois directement, franchement, il se met en scène lui-même sous la figure de l’écrivain Wildman. Et ce livre est très intéressant, par ce que c’est une autobiographie morale, une confession spirituelle. Lemonnier y dit ce qu’il a voulu, et proclame ses rancœurs pour n’avoir pas été compris. Voici comment il caractérise sa manière d’écrire, et l’on ne saurait mieux dire :

« Un livre de Wildman (lisez de Lemonnier) toujours dépassait les limites qu’il s’était assignées. La vie des images, l’abondance des sensations le grisaient comme un matin en forêt, comme un départ pour l’inconnu du monde. Il se défendait de suivre aucune méthode. Il arrivait qu’à la revision, il était obligé de revenir à l’unité en sacrifiant des chapitres entiers. De moites nébulosités, un songe lourd et tiède de grosse bière cuvée parfois embuaient ses enluminures. Son art d’homme du Nord, gras, épais, se saoûlait de sève rouge. »

Et plus loin, essayant de synthétiser son œuvre :

« Pour la première fois, un écrivain ramenait à l’unité de l’énorme vie organique la créature et la portion d’univers qu’elle occupait. »

Plus loin encore, il s’explique et se défend :

« La notion de la convenance, le scrupule médiocre des contingences, éléments négatifs de la haute création, se dissolvaient dans le mouvement général de sa pensée... Il n’avait pas le sentiment qu’il faut rougir de la nature ; et au contraire, il magnifiait l’instinct comme le témoignage même du divin dans l’homme. »

Et enfin, il se résume :

« Les grands impulsifs cèdent à la prédestination d’extérioriser le courant de vie profonde qui les traverse. C’est leur beauté et leur misère puisque ainsi ils sont plus près des forces du monde et plus loin de la symétrie sociale. »

« Plus près des forces du monde...

« Plus loin de la symétrie sociale... »

Ce sont bien là les deux formules qui expriment le mieux et le côté positif et le côté négatif de l’œuvre de Camille Lemonnier. Il aimait tant la vie que tout ce qui en arrêtait le libre et furieux élan lui paraissait criminel et démoniaque. Et ainsi ce que d’autres précisément considèrent comme une émanation du Démon, l’esprit de la Nature, le souffle hardi de l’Instinct, Lemonnier le regardait comme la plus haute manifestation de la Divinité.

Son panthéisme ardent, frénétique, exubérant, tumultueux rappelle celui des grands artistes de la Renaissance. En lui s’est ranimée l’âme du satyre.

Le songeur velu, fait de fange et d’azur,

que Victor Hugo a chanté dans l’un des plus merveilleux poèmes de la Légende des siècles.

Le satyre, à l’innocence impudique, au caprice à la fois divin et bestial, qu’Hercule, outré de ces méfaits, s’en va prendre un jour au fond de son terrier et amène devant Jupiter par l’oreille.

L’arrivée du chèvre-pied à la face effrontée et cornue, produit dans l’Olympe une sensation énorme. Dieux et déesses se gaussent à l’envi du paysan, du drôle. L’aigle seul ne rit pas. Et Jupiter invite le satyre à chanter.

Il dit d’abord la terre monstrueuse, l’eau, la sève, la forêt, et le chaos divin d’où tout est sorti :

    O dieux, l’arbre est sacré, l’animal est sacré,
    L’homme est sacré ; respect à la terre profonde !

On ne rit plus dans l’Olympe, on écoute le Faune grossier, Apollon lui prête sa lyre et Vénus le trouve beau.

Alors, le satyre chante l’Homme. Il dit sa lutte formidable d’abord contre les éléments, puis contre les dieux et contre les rois. Il dit le triomphe certain de l’homme, être infime, dont l’énergie et la volonté auront raison de la cruauté des tyrans et qui deviendra à son tour un dieu. Et, devant l’Olympe stupéfait, atterré, le satyre se fait immense, démesuré. Une métamorphose gigantesque s’accomplit en lui. Les membres s’élargissent à la mesure des continents. Des peuples errent le long des cinq doigts de sa main. Il est la face même du monde, son image complète et terrible. Et c’est lui qui dicte enfin la loi à Jupiter écrasé, qui lui ordonne de s’agenouiller, de s’humilier devant l’humble satyre, plus grand, plus puissant que tous les dieux, puisqu’il est Pan, puisqu’il est Tout, la synthèse de la Matière et de l’Esprit, puisqu’en lui se concilient et se réconcilient tous les principes contradictoires, toutes les doctrines, toutes les oppositions, toutes les antinomies :

Place à Tout ! Je suis Pan ! Jupiter, à genoux !

L’homme divin qu’annonçait le satyre de Hugo, cet homme, vainqueur des dieux, des dogmes et des morales, cet homme maître de sa destinée, responsable devant lui seul et vraiment roi de la création, c’est l’homme que Camille Lemonnier nous a montré dans la Forêt de Adam et Eve, c’est lui qui s’estompe déjà dans les personnages un peu inconsistants et comme en formation du Vent dans les Moulins et du Petit Homme de Dieu.

Les poètes sont de grands rêveurs. Généralement, la réalité qu’ils ont sous les yeux les écœure et les révolte. Mais l’avenir leur apparaît toujours plein de promesses. Camille Lemonnier, comme Victor Hugo, n’a cessé d’annoncer un âge d’or où l’Homme régénéré aurait reconquis la bonté première. Combien il eût été déçu, combien il eût souffert s’il avait assez vécu pour voir les sanglants événements que nous venons de vivre ! Ceux qui l’ont aimé doivent louer et remercier la Destinée de n’avoir point permis que ce grand et généreux idéaliste assistât à la ruine de tous ses nobles espoirs. En mourant, il a pu croire encore que l’Humanité était en marche vers Eden.  Il n’aura pas entendu, comme nous, pendant quatre mortelles années, gronder aux quatre coins du ciel l’aboi sourd des canons. Il est mort avant la catastrophe, le vendredi 13 juin de l’année 1913. Il est parti dans les roses, dans les clartés, dans la flamme pourpre d’un admirable après-midi d’été. Le char funèbre succombait sous le poids des bouquets, des couronnes. Une ivresse dionysiaque sourdait de tant de fleurs et leur parfum éclatant montait dans l’air comme un défi à la mort. Il est parti, l’ami fervent de la Vie, embaumé dans son rêve de paix et de fraternité universelle, sans savoir que derrière lui s’allumait, pour préparer les massacres fratricides, la forge sanglante de Vulcain.




(texte non relu après saisie, 14.X.11)

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