Maurice Rollinat
(1846-1903)

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Poésies

Mademoiselle Squelette
(Les Névroses, 1883)
A Paul Bilhaud.

Mademoiselle Squelette !
Je la surnommais ainsi :
Elle était si maigrelette !
 
Elle était de la Villette,
Je la connus à Bercy,
Mademoiselle Squelette.
 
Très ample était sa toilette,
Pour que son corps fût grossi :
Elle était si maigrelette !
 
Nez camard, voix aigrelette ;
Mais elle me plut ainsi,
Mademoiselle Squelette.
 
J'en fis la bizarre emplette.
Ça ne m'a pas réussi,
Elle était si maigrelette !
 
Elle aimait la côtelette
Rouge, et le vin pur aussi,
Mademoiselle Squelette !
 
Sa bouche un peu violette
Avait un parfum ranci,
Elle était si maigrelette !
 
Comme elle était très follette,
Je l'aimai couci-couci,
Mademoiselle Squelette.
 
Au lit, cette femmelette
Me causa plus d'un souci :
Elle était si maigrelette !
 
Puis un jour je vis seulette,
L'oeil par les pleurs obscurci,
Mademoiselle Squelette,
 
Cherchant une gouttelette
De sang très peu cramoisi :
Elle était si maigrelette !
 
Sa phtisie étant complète,
Elle en eut le coeur transi,
Mademoiselle Squelette.
 
alors plus d'escarpolette ;
Plus un dimanche à Passy...
Elle était si maigrelette !
 
Sa figure verdelette
Faisait dire au gens : « Voici
Mademoiselle Squelette ! »
 
Un soir à l'espagnolette
Elle vint se pendre ici.
Elle était si maigrelette !
 
Horreur ! Une cordelette
Décapitait sans merci
Mademoiselle Squelette :
Elle était si maigrelette !

 
La buveuse d'absinthe
(Les Névroses, 1883)
Au docteur Louis Jullien.

Elle était toujours enceinte,
Et puis elle avait un air...
Pauvre buveuse d'absinthe !
 
Elle vivait dans la crainte
De son ignoble partner :
Elle était toujours enceinte.
 
Par les nuits où le ciel suinte,
Elle couchait en plein air.
Pauvre buveuse d'absinthe !
 
Ceux que la débauche éreinte
La lorgnait d'un oeil amer :
Elle était toujours enceinte !
 
Dans Paris, ce labyrinthe
Immense comme la mer,
Pauvre buveuse d'absinthe,
 
Elle allait, prunelle éteinte,
Rampant aux murs comme un ver...
Elle était toujours enceinte !
 
Oh ! cette jupe déteinte
Qui se bombait chaque hiver !
Pauvre buveuse d'absinthe !
 
Sa voix n'était qu'une plainte,
Son estomac qu'un cancer :
Elle était toujours enceinte !
 
Quelle farouche complainte
Dira son hideux spencer !
Pauvre buveuse d'absinthe !
 
Je la revois, pauvre Aminte,
Comme si c'était hier :
Elle était toujours enceinte !
 
Elle effrayait maint et mainte
Rien qu'en tournant sa cuiller ;
Pauvre buveuse d'absinthe !
 
Quand elle avait une quinte
De toux, - oh ! qu'elle a souffert,
Elle était toujours enceinte ! -
 
Elle râlait : « Ça m'esquinte !
Je suis déjà dans l'enfer. »
Pauvre buveuse d'absinthe !
 
Or elle but une pinte
De l'affreux liquide vert :
Elle était toujours enceinte !
 
Et l'agonie était peinte
Sur son oeil à peine ouvert ;
Pauvre buveuse d'absinthe !
 
Quand son amant dit sans feinte :
«D'débarras, c'en est un fier !
«Elle était toujours enceinte.»
Pauvre buveuse d'absinthe !

 
Le monstre
(Les Névroses, 1883)

En face d'un miroir est une femme étrange
Qui tire une perruque où l'or brille à foison,
Et son crâne apparaît jaune comme une orange
Et tout gras des parfums de sa fausse toison.
 
Sous des lampes jetant une clarté sévère
Elle sort de sa bouche un râtelier ducal,
Et de l'orbite gauche arrache un oeil de verre
Qu'elle met avec soin dans un petit bocal.
 
Elle ôte un nez de cire et deux gros seins d'ouate
Qu'elle jette en grinçant dans une riche boîte,
Et murmure : « Ce soir, je l'appelais mon chou ;
 
« Il me trouvait charmante à travers ma voilette !
« Et maintenant cette Ève, âpre et vivant squelette,
« Va désarticuler sa jambe en caoutchouc ! »

 
Le fou
(Les Névroses, 1883)

Je rêve un pays rouge et suant le carnage,
Hérissé d'arbres verts en forme d'éteignoir,
Des calvaires autour, et dans le voisinage
Un étang où pivote un horrible entonnoir.
 
Farouche et raffolant des donjons moyen âge,
J'irais m'ensevelir au fond d'un vieux manoir
Comme je humerais le mystère qui nage
Entre de vastes murs tendus de velours noir !
 
Pour jardins, je voudrais deux ou trois cimetières
Où je pourrais tout seul rôder des nuits entières ;
Je m'y promènerais lugubre et triomphant,
 
Escorté de lézards gros comme ceux du Tigre.
- Oh ! fumer l'opium dans un crâne d'enfant,
Les pieds nonchalamment appuyés sur un tigre !

 
La ruine
(Les Névroses, 1883)
A Antoine Cros.

C'était vers le déclin d'un jour de canicule,
Juste dans le premier instant du crépuscule
Que la brise engourdie attend pour s'échapper,
L'oiseau pour se tapir, le crapaud pour ramper,
Où la fleur se referme ainsi qu'une paupière,
Et qui fait frémir l'arbre et chantonner la pierre.
Seul, à pas saccadés, distraits et maladroits,
Je traversais le plus farouche des endroits,
Par des escarpements ignorés des touristes.
Oh ! c'était bien ce qu'il fallait à mes yeux tristes.
Rochers, brandes, forêts, taillis, chaumes ardus
Aux petits arbres tors, rabougris et tondus,
Toute cette nature ivre de songerie
Suait la somnolence et la sauvagerie.
Aussi comme j'ai bu l'ombre, et soliloqué
Sur cet amas rocheux, confus et disloqué,
Près des ravins béants comme des puits d'extase,
Et dans ces terrains plats où des remous de vase,
Sous des nuages bas d'un vert de vitriol,
Se révélaient au loin par la danse du sol
Et par un grouillement de joncs trapus et roides.
Une petite pluie aux gouttelettes froides
Imbibait lentement ces landes et ces trous,
Et tout là-bas, au fond des lointains gris et roux,
Le soleil embrumé s'effondrait sur la cime
Des forêts surplombant la rivière - un abîme
Torrentueux et sourd qui se précipitait
Contre les hauts granits où sa vapeur montait.
Tout seul dans ce désert aride et pittoresque
Dont les buissons semblaient détachés d'une fresque,
J'errais, m'aventurant sur les côtes à pic,
Escaladant les rocs, glissant comme un aspic
A travers les chiendents humectés par la brume,
Et chavirant parmi les cailloux pleins d'écume.
Des haleines de près et de grands végétaux
Sur les ailes du vent m'arrivaient des plateaux,
Et dans les airs froidis et de plus en plus pâles,
Les oiseaux tournoyeurs croassaient de longs râles
Encore inentendus par moi, l'être écouteur
Dont la campagne a fait son interlocuteur ;
Par moi qui peux saisir tous les cris de l'espace
Et distinguer le bruit d'une fourmi qui passe.
Partout la solitude immense où les rocs noirs
Se dressaient côte à côte en forme d'éteignoirs
Et dégageaient de leur immobilité même
Un fatidisme intense et d'une horreur suprême.
Et tout cela souffrait tellement comme moi,
Que j'y pouvais mirer mon douloureux émoi
Et tous les soubresauts de ma triste pensée :
Bien avant que la nuit même fût commencée,
J'attendais que le val, ou l'onde, ou le ravin,
Avec le son de voix d'un spectre et d'un devin,
Continuât mon fauve et navrant soliloque.
Tandis que le brouillard pendait comme une loque
Sur le gave écumant qui hurlait à mes pieds,
Un manoir me montrait ses blocs estropiés,
Et, mêlant sa ruine à ma désespérance,
Importunait ma vue à force d'attirance.
Un certain pan de mur surtout : grand dévasté
De la mélancolie et de la vétusté,
Masse attendant le terme imminent de sa chute,
A jour comme un squelette et dont la morgue brute
Lui donnait un air grave et d'au-delà des temps
Qui semblait défier la foudre et les autans.
L'écho devenait-il double, et par impossible
Le silence avait-il une formule audible
Dans ce désert troué, tortueux et bossu ?
Assurément alors mon oreille a perçu
Des murmures éteints, asphyxiés et ternes,
Semblant venir du fond d'invisibles citernes :
Quelque chose de vague et de plus consterné
Que le vagissement d'un enfant nouveau-né,
Comme le rire affreux d'un monstre inconcevable
Qui geindrait très au loin dans un antre introuvable.
Or, tous ces bruits étaient si soufflés, si furtifs,
Si mélodiquement mineurs et si plaintifs,
Qu'au milieu des genêts venant à mes épaules
J'ai pleuré dans le vent comme les maigres saules,
Et, le coeur gros d'effrois sacrés et solennels,
Remercié les rocs d'être aussi fraternels
Envers le malheureux fiancé de la tombe
Qui les considérait à l'heure où la nuit tombe.
Et je me dis : « Je suis le Pèlerin hanté
« Par la nature : à moi sa pleine intimité
« Qui m'interroge ou bien qui m'écoute à toute heure,
« Et qui sait le secret des larmes que je pleure !
« Je l'aime et je la crains, car je sens en tous lieux
« S'ouvrir et se fermer ses invisibles yeux
« Mobiles et voyants comme les yeux d'un être,
« Et dont l'ubiquité m'enlace et me pénètre ;
« Car je sais que son âme a l'intuition
« De mon âme où se tord la désolation,
« Et que, pour être éparse et jamais épuisée,
« Elle n'en est pas moins la soeur de ma pensée :
« En voyant l'aspect dur et terrible qu'ils ont
« J'en arrive à songer que les rochers ne sont
« Qu'un figement nombreux de sa révolte ancienne ;
« Mon vertige est le sien, ma douleur est la sienne ;
« Elle subit avec un morne effarement
« Le mystère infini de son commencement
« Et du but ténébreux que poursuivent les choses
« Dans le cours imposé de leurs métamorphoses.
« Ses fleurs sont l'oripeau d'un flanc martyrisé ;
« Lui-même, son printemps n'est qu'un deuil déguisé
« Et son ordre apparent, formel et mécanique,
« Que l'acceptation d'un esclavage inique.
« Désormais résignée au destin qui la mord,
« Elle produit sans cesse en songeant que la mort,
« Les bouleversements et les chaos funèbres
« Dorment dans la durée au ventre des ténèbres ;
« Et ses rêves qui sont les miens font sa torpeur,
« Son échevèlement, sa crainte, sa stupeur,
« Sa rafale qui beugle et son ciel qui médite ! »
Ainsi je comprenais la nature maudite,
Ainsi dans ce ravin, devant ce vieux manoir,
Elle communiait avec mon désespoir,
Et rythmait par degrés son spleen épouvantable
Avec les battements de mon coeur lamentable.
Cependant que la nuit venue à ce moment
Traînait son graduel et morne effacement
Dans la teinte et le bruit, dans le souffle et l'arome
Et mouillait lentement de ses pleurs de fantôme
Les mauvais champignons tout gonflés de venins.
Les arbres figurant des démons et des nains
Semblaient moins prisonniers que frôleurs de la terre
Qu'ils recouvraient d'effroi, de songe et de mystère.
Sous la lividité sidérale des cieux
Les hiboux miaulaient un soupir anxieux
Et les engoulevents passaient dans la bruine :
C'est alors que la sombre et lugubre ruine
M'a paru nettement peinte sur le brouillard,
Et que le pan de mur couleur de corbillard
A semblé tressaillir sur la colline brune
Et s'est mis à briller tout noir au clair de lune.
Mais d'où m'arrivait donc cette effroyable voix ?
Oh ! ce n'était ni l'eau, ni le vent, ni les bois
Dont les rameaux claquaient comme des banderoles,
Qui déchargeaient sur moi ces terribles paroles !
Non ! Cette voix venait des ruines : c'était
Le château nostalgique et fou qui sanglotait
Sa plainte forcenée, intime et familière
Et qui hurlait d'ennui dans son carcan de lierre.
Et cela résonnait comme un Dies irae
Que la mort elle-même aurait vociféré :
C'était le grincement de la pierre qui souffre !
Et soudain, le cercueil a bâillé comme un gouffre
Au fond du cauchemar qui m'enlevait du sol ;
Je me suis vu cadavre embaumé de phénol ;
Le monde au regard sec et froid comme une aumône
A sifflé le départ de ma bière en bois jaune,
Et j'ai roulé dans l'ombre, à jamais emporté,
Bagage de la tombe et de l'éternité.

 
Le rire
(Les Névroses, 1883)
A Georges Lorin.

Rire nerveux et sardonique
Qui fais grimacer la douleur,
Et dont le timbre satanique
Est la musique du malheur ;
 
Rire du paria farouche,
Quand, d'un geste rapide et fou,
Il met le poison dans sa bouche
Ou s'attache la corde au cou ;
 
Rire plus amer qu'une plainte,
Plus douloureux qu'un mal aigu,
Plus sinistre qu'une complainte,
Rire atroce aux pleurs contigu ;
 
Sarcasme intime, inexorable,
Remontant comme un haut-le-coeur
Aux lèvres de la misérable
Qui se vend au passant moqueur :
 
Puisque, dans toutes mes souffrances,
Ton ironie âpre me mord,
Et qu'à toutes mes espérances
Ton explosion grince : « A mort ! »
 
Je t'offre cette Fantaisie
Où j'ai savouré sans terreur
L'abominable poésie
De ta prodigieuse horreur.
 
Je veux que sur ces vers tu plaques
Tes longs éclats drus et stridents,
Et qu'en eux tu vibres, tu claques,
Comme la flamme aux jets ardents !
 
J'ai ri du rire de Bicêtre,
A la mort d'un père adoré
J'ai ri, lorsque dans tout mon être
S'enfonçait le Dies irae ;
 
La nuit où ma maîtresse est morte,
J'ai ri, sournois et dangereux !
- « Je ne veux pas qu'on me l'emporte ! »
Hurlais-je avec un rire affreux.
 
J'ai ri, - quel suprême scandale ! -
Le matin où j'ai reconnu,
A la Morgue, sur une dalle,
Mon meilleur ami, vert et nu !
 
Je ris dans les amours funèbres
Où l'on se vide et se réduit ;
Je ris lorsqu'au fond des ténèbres,
La Peur m'appelle et me poursuit.
 
Je ris du mal qui me dévore ;
Je ris sur terre et sur les flots ;
Je ris toujours, je ris encore
Avec le coeur plein de sanglots !
 
Et quand la Mort douce et bénie
Me criera : « Poète ! à nous deux ! »
Le râle de mon agonie
Ne sera qu'un rire hideux !


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