Jean Richepin
(1849-1926)

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Sans famille


Une triste vie, c'est celle du petit employé à cent vingt francs par mois, du vieux petit employé sans famille, qui ne gagnera jamais plus de cent vingt francs par mois.

Avez-vous quelquefois réfléchi au trantran lugubre de cette existence dénuée de tout imprévu, de tout aléa, à l'abri de toute surprise ? Ah ! le pauvre vieux petit employé, comme il mène une pauvre vieille petite vie !

Le matin, il se lève de son pauvre vieux petit lit, dans sa pauvre vieille petite chambre, qui est tout là-haut, au sixième, parmi les mansardes de bonnes, gelée en hiver, étouffante en été, carrelée d'un vilain malon couleur tomate, tendue d'un hideux papier à raies vertes, éclairée par une fenêtre à tabatière d'où l'on a pour tout horizon l'océan des toits, ces vagues immobiles et la forêt des tuyaux, ces arbres de tôle qui ne fleurissent jamais.

Il se lève donc, le pauvre vieux petit employé, et devant un pauvre vieux petit miroir encadré dans un rond de zinc, il fait sa pauvre vieille petite barbe, et il descend vers les huit heures, pour recommencer sa pauvre vieille petite journée.

Trois heures de bureau, à écrire en gothique, en coulée, en anglaise, à tracer des traits au tire-ligne, à corriger des fautes au grattoir, à copier et à recopier les mêmes sempiternelles paperasses sur les mêmes registres sempiternels.

A onze heures, déjeuner à la crèmerie ! Que prendre ce matin ? Eh que pourrait-il prendre ? sinon la pitance dont son estomac routinier a dû se faire à la longue une irrésistible manie. Les oeufs sur le plats, d'un jaune pâle, le boeuf en salade, charpie brune, et le riz au lait, grumeaux de colle de pâte nageant dans une claire sauce azurée.

Et voici qu'en parcourant le Petit Journal et en fumant sa pipe, le pauvre homme a dépensé toute sa pauvre heure de liberté, et il remonte à son bureau, pour écrire encore, pendant quatre fois soixante minutes en gothique, en coulée, en anglaise, pour copier et recopier les mêmes sempiternelles paperasses sur les mêmes registres sempiternels.

Puis vient le soir. Une promenade sur les fortifications, quand il fait beau, et le dîner... toujours à la crèmerie, naturellement. Que prendre, ce soir ? Eh ! que pourrait-il prendre, sinon le nourrissant et fade vermicelle, le ragoût compliqué et le pauvre petit bout de fromage, le tout arrosé du chétif carafon que couronne une mousse violâtre ?

Reste à aller s'asseoir au fond de l'estaminet coutumier, en fumant de lentes pipes, en disant de lentes choses ; en faisant une interminable partie de dames suivie de quelques interminables parties de dominos, avec les mêmes partenaires, sous l'oeil du même garçon qui donne des conseils au vieux petit employé, et qui, de temps à autre, après un coup douteux, lui fait sentir la honte d'une irrévérencieuse familiarité, en le traitant à demi-voix de vieille baderne.

Et l'heure de rentrer tinte au mélancolique cartel du comptoir et, une fois de plus, il faut arpenter la rue, arpentée deux fois par jour depuis trente ans, pour regagner la pauvre vieille petite couchette où le pauvre vieux petit employé va dormir son pauvre vieux petit somme.

Et demain, après-demain et toujours, il suivra le cours monotone de cette existence dénuée de tout imprévu, à l'abri de toute surprise, terne, uniforme et incolore, depuis tant de Circoncision et tant de Saint-Sylvestre.

Et cela restera jusqu'au jour où le pauvre vieux petit employé mis enfin à la retraite, mourant de ses habitudes interrompues, aura fini sa pauvre vieille petite vie et sera couché à tout jamais dans sa pauvre vieille petite bière.


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