Robert de Souza
(1865-1946)
 
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Modulations sur la mer et la nuit
(1899)

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Au Poète Charles Van Lerberghe

I

C’est l'eau qui pleure dans le mur :
Entends une âme dans la nuit...

Avant que le jour n’éveille tous les bruits
Qui se confondent,
Entends une âme dans la nuit.

Avant qu'elle ne crève d’un cri
La patience de son murmure,
C‘est l'eau qui pleure dans la nuit
Avant que le mur ne tombe...

II

Infiniment, le ciel déverse ses étoiles dans la mer,
Et les vagues qui se brisent en une pâle écume de lumière
Les rejettent sans doute, bientôt éteintes, à nos pieds ;
Attends là, que je plonge, avant que la vante n'ait brisé
Contre la nuit des sables le feu d'une des perles stellaires,
Et que toute brasillante, je la rapporte pour ta beauté,
Femme, qui infiniment tends vers les astres ta prière, -
Et qui rêves à ton cou l'étoile des mages & des bergers...

III

La nuit est claire : on sent qu'elle porte le jour...
Les jaillissantes étoiles dont s'aiguillonnent ses seins
Voilées bientôt d'un lait de lumière maternelle
Attendriront nos yeux sur la naissance du matin...

O tressaillante & pâle comme la nuit, ô celle
Qui porte en elle l'amour,
Mais qui dort, sans qu'un pli de sa chair nous révèle
La joie ou la douleur qu'elle fera du matin.

IV

Vapeurs au loin : union des airs...

Le ciel plus humble épouse la tendresse de la terre
Qui le presse contre les vagues battantes de ses mers,
Innombrables comme les déroulantes mamelles de la Déesse
Sous la nacre des gazes légères.

Vapeurs douces. Enveloutantes, nuptiales...

L'homme désenlacé regarde :
Mais le mystère ne se dévoile
D'entre les vapeurs douces qui se détachent des cieux.

V

La petite ville oscille de mâts & de cheminées
Comme un navire au port.

Les mâts s’oriflamment des fumées.
Les pignons s’aigrelettent des flambées
Dont les drapeaux éclairent la brume du soir, versicolores.

Des oiseaux appareillent ; il monte & flotte des chants...

Sous les pavois du ciel & du ponant
La petite ville oscille au port.

VI

Vapeurs, au loin, de crinières confuses
D'où s’échappent les galops distants des vagues & des nuages,
Des jeunes cavales folles, des henisseuses jaunes & blanches,
Des hongres aux flancs noirs, qui chargent...

Vapeurs, union de tant de mélées confuses
D’où les tempêtes chevauchent contre ta force, ô sage !
Des croupes bondissent avec des ruades qui fulgurent,
Des immenses foulées ouvrent des fosses mouvantes
Qui rejettent à ta face des écumes de sable.
Mais ta face est sereine sans que ton front se penche,
Et de toutes ces fureurs obscures
Tu recueilles à tes tempes un peu d'eau douce coulante.
Un peu de sel à tes lèvres plus pures.

VII

Toute clignotante de soleil,
A petits pas de soie & de pierreries,
La mer glisse plus qu'elle ne danse
Dans un azur doux d'écharpes de ciel.
Elle se balance, elle sourit,
Elle fait à peine un léger bruit de jupe
D'un pas berceur qui se retire,
Et des miroirs que les joyaux sèment de sa jupe
Le sables où elle passe lui renvoient son sourire.

Dans un azur doux d'écharpes de ciel,
La mer glisse plus qu'elle ne danse ;
Tranquille, la mer se balance, & sourit, sans voir
Qu’une ombre comme un remords est là, qui chancelle,
Et qui voile son sourire des flottements d'un voile noir,
Où le vent des âmes se lève...

VIII

L'air câline, comme un bras parfumé
S'enroule autour du cou qu’il frôle à peine
D'une caresse qui a le lointain d'une haleine
Dont l'odeur de fruit mûr vous annonce l'approche d'un baiser.

L'air est comme un savon frise, si léger,
Si tendre comme un baume qui rassérène...
Viens ! ne laissons point le vent des orages se lever,
Et confions à l'amour - la mer est douce - nos peines.

IX

Balance un peu sur l’horizon déteint
La longue tige odorante qui monte de tes doigts,
Et aspire... tu vois :
Ce n'est plus la brume, déjà aux lointains, légère,
La mer morne qui grisonne aux rides de ses sables
Sans une image dit ciel qui la console des peines ;
Aspire, aspire, & tout s’éclaire :
Voici la mer céruléenne
Qui roule des arbouses sur les sables,
Des olives dans des touffes de thym,
De l’or, de l'or qui fume en poussière de lumière....
Aspire la pénétrante fragrance lumineuse :
Tout s’enchante qui s'embaume, sur la dune misérable,
Et voici les rocs rouges sous l'ombre haute des pins
Qui se penchent sur la mer radieuse, inépuisable
Aux Yeux qui lui dérobent les soirs & les matins
Voluptueux - aspire - de l'effluve des terres.

X

La dune est haute comme la butte sur la ville :

Les lames luisent, glissent de faîtes en pentes
Des petits toits de feux & d’ombres écailleuses
Qui ruissellent, & sous la coque soulevée des coupoles d’or, se creusent.
Des flèches, comme des vigies prises de sommeil, oscillent
Dans les remous des fumées de l’air & des ondes.
Et la vague, là-bas, est la cathédrale mugisante,
Dressée d’entre les moutonnements des maisons qui se tassent, s’étendent,
Défilent, & doucement, aux confins des siècles, s’entombent…

XI

Nuits d'astres ! face aux regards séculaires,
Tu aimantes éperdument nos yeux
De tous les mêmes espoirs dont par myriades nos aïeux,
Face captieuse, à toujours s’éteindre, te fixèrent...

T'appelant de toute leur confiance en gaîté,
Les enfants jouent à te regarder derrière leurs doigts,
Comme ils coulent en jouant entre leurs petits doigts
Le sable des grèves constellées.

Les vierges pour te mieux voir renversent leur gorge de colombes
D'un geste de langueur qui ploie
Sur le sein des amants qui disent l'éternité ;
Et les yeux dans les yeux, ils se cachent tes mondes
D'un infini d'amour qu'ils découvrent par toi.
Mais courbés d'un sourire vers les simples fleurs de la terre,
Les vieux, les pauvres vieux,
Ne redressent plus vers toi leur foi.
Car ils savent sans doute que tes regards par milliers,
Face captieuse aux regards séculaires,
Se troublent, & qu'ils périssent comme en la nuit vraie des paupières,
O nuit d'astres qui nous aveugles
D'un peu de poudre d'or sur les yeux !

XII

Doucement les pentes lunaires de la dune,
Tous deux, nous avaient menés ait bord des eaux...

L'ombre pesait à peine, & la bonté large de la lune
Nous déroulait un chemin d'argent sur les eaux.

- « Enfin voici la route... viens, me dit-elle,
Nous désespérions de la jamais connaître,    & voici
Le chemin de lumière que cherche notre amour vers le ciel
Qui, là-bas, trace l'indicible ligne de l'infini...

« Viens.. la route est comme ta foi, éblouissante,
O compagnon, qui fis de ton amour le charme
Qui m'élevas de l'aurore à l'extase de cette nuit ! » -

... Mais je retirai de son étreinte ma main tremblante,
Et fondis à ses genoux, confus, & dans les larmes.

XIII

Voyages qui étendent nos jours au loin, loin par les mers...

Le creux des vagues balance les heures une à une,
Berceau avec de si blancs flottements de langes
Qu'on y cherche le sommeil en fleur de l'espérance
Souriant à ses rêves d'ange d'éternel nouveau-né,
Le creux des vagues balance les heures une à une
Sans que l'une, éveillée jamais d'entre l'éternité,
N’arrête le bercement ni le voyage des mers.

XIV

La lumière au large de notre vie décline.
Et sur nous le ciel meurt comme une turquoise qui souffre
Au doigt d'une main toute pâle d'avoir été trahie ;
La lumière nous retire son aide divine :
Les bêtes taisent leur détresse & se replient,
Les fleurs l'exaltent d'un dernier souffle,
Et lentement défaillants aux vertiges du goufre
Qui montent avec les âmes des choses évanouies,
Nous tenons clos nos yeux pour ne point voir la nuit.

Côtes de Flandre - Été 1898.

(texte non relu après saisie, 17.02.07)

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