Paul-Jean Toulet
(1867-1920)

leaf.gif

Béhanzigue
Contes
(1920)


Béhanzigue et Lœtitia

1
Lœtitia à Trianon

Tout le monde sait que Lœtitia a été modiste, puis modiste-honoraire. Mais elle n'est plus rien de tout cela, ayant épousé l'année dernière un riche Portugais d'origine suisse, qui est mort tout de suite après, sans même avoir le temps de divorcer. La jeune femme jugea cela un peu ridicule ; après quoi elle se consola, en se disant, — comme on se le disait déjà dans Ephèse, —que le noir lui va bien. « Le passé, a excellemment écrit feu Ernest Capendu, porte des voiles de veuve. » Lœtitia fit comme le passé, pendant quelques mois. Aujourd'hui elle égaye son deuil d'un peu de violet : et pareil est le sourire d'une glycine, pendue au feuillage d'un cyprès noir, à moins qu'on ne préfère s'imaginer, en comparaison, la figure d'un prince éthiopien, basané, riche et joyeux, qui rirait avec un ratelier d'améthystes.

Quoiqu il en soit, le deuil de cette Parisienne peut encore passer pour sévère. Il est sévère, mais juste, — à se servir d'une expression qui n'a peut-être plus toutes les grâces de la nouveauté — si juste même que la robe emplumée de la reine Karomama n'en trahissait pas plus que le fourreau de Lœtitia. C'est au point que l'observateur le moins attentif, ou le plus ignorant des jeux de l'ostéologie, saurait, en une seconde, où lui commencent les fémurs. Un homme qu'on affublerait ainsi, outre qu'il ne laisserait point d'être ridicule, ne saurait avancer que par bonds, comme dans les courses en sac. Mais une femme !... Lœtitia a l'air de fouler des nues.

Comme ce jour où Béhanzigue l'emmena au Louvre et lui fit remarquer devant la Victoire de Samothrace :

— Vous constatez, une fois de plus, que sa robe aussi lui plaque sur le ventre. Avec cela, vous ne vous ressemblez guère. Il lui manque la tête et les bras ; pourtant, elle a quelque chose que vous n'avez pas. Elle n'est pas de votre famille : mais cousine, plutôt, de cette svelte Iphigénie dont M. Moréas a si subtilement dérobé Euripide. Vous voudriez avoir le livre : c'est bien, on vous l'enverra, quand même vous n'en devriez pas démêler toute la force et toute la grâce. Mais vous en pourrez parler au cabaret, entre les hors-d'œuvre et les huîtres, car il est bien porté d'admirer la tragédie.

Mais aujourd'hui c'est à Trianon que l'on doit finir la journée. Et Lœtitia, qui, étant en retard d'une heure et demie, venait à pied, entra dans l'auto du vieux Monsieur ; on embraya, et l'on partit, — avec Béhanzigue.

— Voilà six heures qui viennent de sonner, observe Nestor, le propriétaire. Nous sommes en retard.

— C'est bien ma chance. Toutes les fois que je sors avec vous, je suis en retard.

Ce n'est pourtant pas moi, je vous jure, qui, aux fins de séduire les Réservoirs, viens de passer une heure dans les mains d'un merlan...

(— Frit, murmure le baron à Lœtitia, qui pouffe.)

— Ni qui me lie étroitement, pour marcher plus vite, les jarrets. Telle, sans doute, fut la courroie, dont un apothi­caire ingénieux empêchait sa femme de courir.

— Oui, dit Lœtitia, et telles étaient, dans ce pays d'Italie, — vous savez : où il y a Milan, — ces vignes qui laissent pendre, entre deux ormes, leurs grappes, comme une guir­lande.

— Peste, fit Béhanzigue. Mais, telle aussi, sans doute, fut la chaîne qui mesurait à Salammbô le rythme et l'écart de ses jambes divines ?

— Divines, on dit toujours ça. Pourquoi divines ?

— Mais... parce qu'elles descendaient des dieux. Ou des Baals, plutôt.

— Ah, si vous saviez d'où les miennes descendent : pas mes Baals... mes jambes.

L'homme mûr devient tout vert, en dedans. Mais il affecte un air dégagé, et demande :

— C'est au cintième que logent vos amitiés ?

— Que voulez-vous, dit Lœtitia : lorsque je place mon coeur, c'est le plus haut possible... Mais voyons ces bonbons : je suis sûre que vous avez pris de ceux que je n'aime pas. Là j'en étais sûre.

— Comment les aimez-vous ?

—    Vous savez bien : de chez Chose, avec du marasquin.

—    Voici, dit Nestor. Et, pareil à l'homme sans ombre, il tire l'objet de son manteau.

Lœtitia est jugulée.

— C'est tout de même mufle, dit-elle, en remerciement. Mais alors, les pas-au-marasquin ?

— C'est moi, explique Béhanzigue, qui avais cru pouvoir...

—    Béhanzigue, vous êtes un amour. Au fond, ce sont les vôtres que je préfère.
Et tendant au « vieillard » la seconde boîte :

— Tenez, dit-elle, vous les donnerez à votre chauffeux. Ce pauvre Francis, lui aussi a besoin de douceurs.

Et cependant, voici les grandes ombres de Versailles, où jaunissent l'automne et le soir. Voici Trianon, royale musique que l'on entend avec les yeux — avec des yeux ivres de rose. A travers sa colonnade nouvellement ouverte, on voit s'as­sombrir, par delà les arbres et les bassins, un ciel tout uni qui a l'air — mais si loin qu'on ne la saura, de la main, jamais atteindre — d'une haute muraille de saphir, que saupoudre un soleil oblique.

— C'est joli, dit Lœtitia. Et ce jardin, ajoute-t-elle avec mystère : savez-vous à quoi j'y songe ?

—  Mais oui, dit le vieux Monsieur : vous songez à Wat­teau.

Lœtitia est vexée. Du bout de son ombrelle, elle trace sur le sable les hiéroglyphes d'une âme incomprise. Car c'est être incomprise — votre cœur vous l'a déjà dit, ô Lœtitia, — que d'être devinée si vite. Ce n'est pas du doigt que s'ouvre une fleur.

A ce moment éclate une détonation.

— Bon, dit Nestor : c'est Francis qui crève. Et s'il faut qu'on aille à pied, avec votre jupe, d'ici l'hôtel, — nous en avons pour deux petites heures.

— Vous me porterez tous les deux, — comme dans la Tenture des Indes, dit-elle. Et en attendant, on ne visite pas ?

On ne visite plus, répond Béhanzigue. Mais auriez-vous aimé vraiment ce bric-à-brac de rois ? Ah, nous avons trop de musées. Ce serait peu d'une Révolution encore, pour que la France barbotât ses dernières mânes. Et vive l'Amé­rique.

— Mais enfin, qu'est-ce qu'il y a au juste là-dedans, de­mande la jeune femme, qui, pour un peu, trépignerait, comme un enfant devant l'armoire close, où les confitures dorment dans le givre.

— Ce qu'il y a, continue Béhanzigue. D'abord les voitures du Sacre.

— Peuh ; des voitures à chevaux...

Oui, des hippocycles. Et aussi des traîneaux. Elles sont par là.

Et le jeune homme, de la main, indique un lieu imaginaire.

— Par ici, ce sont des meubles, des bibelots. Un camée antique, sur onyx, assez grand pour sceller votre tombe.

— Ma tombe ! s'écrie la jeune femme suffoquée.

— Ne l'écoutez pas, dit Nestor. Songez plutôt au Salon des Malachites, où tout est en pierre dure, jusqu'aux coussins, — et votre cœur. Oui, tout, vous dis-je, excepté la cheminée. C'est un phynancier qui l'a prise.

— Un phynancier ?

— Vous connaissez bien cette vieille histoire de l'épingle?

— Oui, répond le baron.

— Non, répond Lœtitia.

— Eh bien, il était une fois, au cercle, un gentilhomme, dont on loua l'épingle à cravate et qui répondit que c'était de la malachite : « Moi ! fit le baron Ramure, j'ai une cheminée comme ça. » Même qu'elle ne devait pas être aussi belle qu'au Salon des Glaces, ici, celle qui est couleur de sang — de sang Marie-Antoinette.

— Bah, reprend l'autre, qu'est-ce que cela au prix des quatre Boucher de la Bibliothèque, des quatre grands Bou­cher comme ils n'en ont pas en Angleterre.

— Et les deux paysages d'Oudry ! Vous n'ignorez pas, ma chère enfant, qu'Oudry a renouvelé le paysage.

— J'ignore, dit Lœtitia, d'un air cruel. Et, mettant sa longue main devant sa bouche longue, elle baille. Ses sourcils se froncent. Lœtitia s'ennuie. Grands dieux, qu'elle est aquiline !

— D'ailleurs, votre malachite, ça m'est égal, comme vos Boucher, puisque je ne les vois pas. Et ici, cette colonnade, où sommes-nous ?

— C'est le Péristyle, — où le Roi dînait souvent.

— Il aimait les courants d'air, peut-être. N'avait donc pas de salle à manger ?

— Vous savez bien, explique Nestor, qu'on lui dressait son couvert un peu au hasard.

— Comment voulez-vous que je sache ça ? Je n'ai jamais dîné avec.

Et, arrêtant au vol un souvenir classique :

— Est-ce que vous me prenez pour Molière, demande-t-elle.

— Je n'irai pas si loin. Et, quant au courant d'air, je sup­pose que la colonnade était vitrée du côté de la cour, et du mauvais temps.

— Comment ? demanda Béhanzigue, n'est-ce pas sous Bonaparte qu'on la ferma ?

— Au moins, est-elle faite pour être close sur la cour, à supposer qu'elle ne le fût point d'abord. Qu'elle ouvrît sur les jardins, qui est le côté intime et fleuri, cela va de soi ; et quoi de plus absurde que de poser des verrières dans un entrecolonnement, où rien ne les attend, ni ne les fixe ? Mais, à l'opposé, il saute aux yeux que Mansard avait prévu des cloisons, et déterminé leur place. C'est ainsi que la partie antérieure de la colonnade, qui en devait être cachée, est restée de pierre brute ; et que, vers l'inté­rieur, les placages de marbre ne sont plus symétriques, dans l'état actuel.

— Mais alors... dit Béhanzigue.

— Écoutez, fait Lœtitia, vous rebâtirez Trianon une autre fois. Pour le moment, allons dîner, c'est l'heure. Voyez : le ciel, déjà, n'est presque plus bleu.

— Il est comme vos yeux, dit Béhanzigue, quand l'azur en est noirci par le courroux ou le caprice.

— Et ils sont souvent noirs, observe sagement Nestor...............

La nuit, qui maintenant est tout à fait ténébreuse, veloute les carreaux. Le repas touche à sa fin ; et le vieux monsieur, moins vieux encore que sa courtoisie, s'est levé pour aller, lui-même, payer à la caisse.

— Alors, Béhanzigue, demande la jeune femme : vous ne m'aimez plus ?

— Je vous aime, Lœtitia. Non pas que ça m'amuse. Mais où la chèvre est attachée...

— Alors, vous aussi, c'est une entrave ?... Mais chut, Agamemnon s'avance.

Le voici, en effet, qui a fini de régler la note. Et Béhan­zigue murmure :

— Oui, telle était la chaîne où me lia Lœtitia, avec mille serments, et dont aucun n'était sincère.


2
Lœtitia, critique d'art

I

Depuis que de cruels fumistes ont inoculé à Lœtitia la prétention d'aimer les arts, on peut dire « qu'elle n'en rate pas une » (en fait d'expositions). Ah ! Lœtitia, où est le temps où c'est les peintres surtout que vous aimiez, parce que, disiez-vous, « ils ont des beaux pantalons en velours » ?

— Il fait froid, dit-elle en faisant irruption dans le Cercle Volney.

— Froid ; mais c'est chauffé, ma chère enfant.

— Je ne parle pas de la chaleur physique, riposte cette jeune femme avec une majesté qui « en bouche un coin » au vieux Monsieur. Vous trouvez que c'est très réchauffant, peut-être, toutes ces binettes ?

— Mon Dieu, c'est un honnête public de dimanche.

— Oui, il est de la même couleur que la peinture. Mais c'est des dames en noir, que je parle. Diou mé daü ! Ce qu'il y en a...

Et, d'une ombrelle irritée, Lœtitia dénombre tour à tour, du Ponant au Levant, un Cayron maigre, un Léandre gras, un Gabriel Ferrier menaçant, comme un temps d'orage.

Il n'y a pas à dire : ce sont des dames en noir.

— Mais en revanche, observe le vieux Monsieur, regardez ces danseuses de Loysel : joli surtout pour table de famille. Elles sont neuf, comme les Muses... si les Muses se déshabil­laient. Ah, que j'aurais plaisir à vous voir, à l'envi d'elles, pleine d'une ivresse sacrée, et voilée, pour tout linge, d'une poussière d'or. Comme l'a si bien dit un auteur célèbre, chez qui le naturel se mêle à la subtilité, et qui laisse tomber de sa plume des métaphores plus belles que la perle ou que l'ambre rouge : « Souvenez-vous, Lœtitia, que le silence est la plus belle parure d'une femme. Puissè-je vous en voir, un jour, uniquement revêtue ».

Mais Lœtitia, pour le moment, s'absorbe à contempler une des petites danseuses d'or :

— Elle est jolie, dit-elle : cette Cambodgienne, habillée d'une galure.

— Elle n'est pas ressemblante, fait le vieux Monsieur.

— Pas ressemblante ? Et qu'en savez-vous, je vous prie ?

— Je... je..., explique son compagnon. Mais, devant l'œil de la jeune modiste, il renonce à s'engager plus avant dans la voie des confidences indo-chinoises.

— Et de l'autre côté, qu'est-ce que c'est que cette vitrine, avec tous ces gens collés dessus, comme des moules sur un bateau ?

— Vous avez donc, Lœtitia, voyagé avec le prince de Monaco pour être si instruite des mœurs des poissons ?

— Les moules ne sont pas des poissons, répond la jeune femme. Et elle ajoute d'un air profond : Les vraies moules, c'est les hommes.

Car elle a accoutumé de s'exprimer avec franchise. Cepen­dant, incrustée à son tour contre la vitrine en question, elle admire des marrons sculptés et habillés de plumes de paon, de coquillages, de peau de gants. Il y avait autrefois, dans l'Ile d'Oléron, de vieilles demoiselles qui faisaient des petits ouvrages comme ça : il y en a peut-être encore.

— Et puis zut ! ajoute-t-elle, en voilà assez pour aujou­d'hui. Si on partirait ?

On part. Dehors il fait toujours dimanche : pas un dimanche de Béarn, bien sûr ; mais enfin, pour Paris, ce pâle soleil, c'est déjà quelque chose. Sur le boulevard, des bourgeois bien vêtus attendent une manifestation prévue. Mais le baromètre s'est trompé. Seuls quelques étudiants en bérets de velours, probablement payés par le préfet de police pour distraire la population, passent en braillant quelque chose en l'honneur de quelque liberté obligatoire.

— Ils ne sont pas jolis, observe Lœtitia. Et quelle idée d'être levés à cette heure-ci, moi, je tombe de sommeil. je ne sais pas ce qui me retient de me coucher sur le trottoir.

— Ah non, s'écrie le vieux Monsieur ; ne faites pas ça on nous remarquerait. Et il vaut mieux prendre une petite taxi locomotrice.

— On dit : une taxo, répond la jeune modiste avec sévérité. Mais allons-nous seulement en trouver une, par ces jours d'émeute ? Voyez, on est obligé de faire garder l'Opéra par la troupe.

N.-B. — Est-il besoin de faire remarquer que « l'auteur célèbre », auquel il est plus haut fait allusion, n'est autre que celui-même de ce livre.

Et c'est vrai aussi que les jambes de Lœtitia lui tombent. (Heureux qui les ramassera !) Aussi décide-t-elle tout à coup d'aller voir la fête de Neuilly battre son plein. Mille petites dames se jetaient sur les cochons du manège avec les mêmes cris de joie que si elles avaient reconnu leurs amants de coeur. Des jeunes gens à casquettes tournaient, le visage tendu, sur des bicycles obliques. On entendait par intervalles ce barris­sement qu'arrache aux clients des Montagnes Russes une épouvante voluptueuse. Et puis, il y avait des sergots alcooli­ques qui semaient le désordre, par leurs cris, dans la file des voitures, ou s'occupaient de faire réintégrer son maillot à Mlle S..., qui l'avait oublié pour faire la parade.

Après quoi on alla voir dompter la Goulue : elle était énorme, pâle et lente ; ses fauves eux-mêmes en paraissaient immobiles d'étonnement.

II

Un monsieur mûr et Lœtitia, modiste, viennent d'entrer 16, rue Laffitte, voir les Condor. Il ne semble pas que l'esthé­tique de Lœtitia soit beaucoup en progrès depuis l'année dernière ; mais elle est vêtue d'un costume-tailleur à petits carreaux, ourlé, piqué et soutaché de vert-bronze. Elle porte un chapeau qui est comme le manifeste même de sa corpora­tion «Fleurs et plumes. » (Pourquoi les chapeaux de femmes sont-ils toujours trop grands ?) Et enfin, — oh horrible, horrible détail ! — sa jupe soulevée laisse apercevoir de hautes bottines vertes ; parfaitement : vertes ! comme ces dames du Quartier Latin en portaient naguère, en portent peut-être encore. Que voulez-vous : Lœtitia est à prendre comme ça — ou à laisser. Et le Monsieur mûr aime sans doute mieux la prendre ; quoique malgré lui, il louche un peu sur ces cothurnes céruléens.

— « Qu'est-ce que vous avez à me zyeuter comme ça ? Est-ce que vous n'aimez pas les petits carreaux ?

— Oui bien. Et les bottines surtout, répond le Monsieur un peu énigmatiquement.

— Comprends pas, répond la jeune prolétaire ; et vous feriez mieux de m'expliquer la peinture, puisque vous êtes là pour ça.

— Vous devez aimer celle-ci directement. C'est fait pour femmes et gens de lettres. Ai-je besoin de vous faire remar­quer combien, rien qu'à entrer, tout cela sentlte Balzac.

Lœtitia qui se demande si c'est une sorte d'ylang-ylang, le « balzac », ou de « jardin-de-mon-curé », approuve avec un air d'arrière-doute.

— D'ailleurs il a illustré un de ses romans (« Ah ! oui, Balzac ! » s'écrie la modiste, qui a un éclair). Mais celui qui revit ici, dans ces femmes délicates, et toutes ces chantantes toilettes, ce n'est que le Balzac de Paris, celui des duchesses et des mystères mondains. N'est-ce pas Mme de Maufrigneuse qui est assise là-bas, d'un air fatal ; et, plus loin, la fille aux yeux d'or qui se promène avec son amie, au bord de la mer ; une de ses meilleures toiles. Quelquefois, elle danse un peu, sa peinture, rapport aux valeurs, vous savez.

— Je ne sais pas ; mais cette jeune personne qui est couchée là, sans chemise, avec sa jambe triangulaire, elle a l'air un peu en zinc — trouvez pas ? Ah, ça n'est pas joli, Ces femmes nues en Angleterre.

— C'est qu'ils n'en ont pas, ma chérie.

— Ecoutez : au lieu de dire des obscénités (sic), qu'est-ce que vous pensez de cet éventail dont j'ai envie ; le bleu, avec deux petits médaillons Louis XVI ?

— Je pense qu'il est vendu, Lœtitia. Ce qu'on aime, on finit toujours par découvrir que c'est vendu.

— Alors, allons-nous-en : vous me feriez pleurer.

— Allons-nous-en. En passant devant l'Art Décoratif, je vous montrerai des vues du Guipuzcoa, avec des bateaux roses, et des maisons blanches. Ça donne envie d'y aller.

— Non, dit Lœtitia, je n'irai pas dans le Guipuz... Comme vous dites. D'autant plus qu'il se fait tard, et que j'ai rendez-vous à Notre-Dame-de-Lorette, avec un jeune homme blond.

— En vérité, Lœtitia, dans une église !

— Quoi ! fait la petite modiste avec un air défiant ; est-ce que vous êtes aussi de ces gens qui veulent détruire la reli­gion ?

— Mais, je vous assure, au contraire...

— Et pourquoi pas dans une église, donc ? Vous trouvez qu'un café, c'est plus joli.

— Je ne dis pas...

— Sans compter que si le blondin est en retard, j'aurai le temps de faire mes prières. Et vraiment, mon cher, je ne vous comprends plus, d'avoir de ces opinions de clique...

D'un port indigné, encore qu'onduleux, sans dire adieu, l'étrange cléricale gagne à droite. Son visage, dressé, semble en s'éloignant encore darder une langue hardie, comme font par un jour d'été les noires vipères.

Et le Monsieur mûr murmure peut-être avec Henri Heine : « Heureux Lusignan, dont l'amie n'était serpent qu'à moitié. »


3
Lœtitia a dit...

La robe indiscrète

— Lœtitia, voici le soir qui tombe. Sur la ville — comme aussi sur toutes ces âmes équivoques que le crépuscule fait battre ainsi que des goi -es de tourterelles — une ombre légère s'étend, qui varie les contours et rend plus riche de sens le visage de la terre. C'est alors qu'elle est pleine de charmes mélancoliques ; qu'elle résonne tout entière d'un lamento voluptueux et secret.
   
— Je n'entends rien, dit Lœtitia.

— C'est sans doute que vous n'avez pas de franges au cœur.

— Il vaudrait peut-être mieux y avoir des oreilles. Quant aux franges, j'en ai à mes jupes — comme dit cette dame, dans Shakespeare, dont vous deviez faire un opéra.

— Ah, que je voudrais, Lœtitia, faire une promenade avec vous dans les rues. Entre chien et loup, j'aime à vous voir marcher à côté de moi, et sautiller sur la pointe des pieds à cause de vos talons hauts. Vos cheveux sont si pesants qu'ils vous tirent la tête en arrière ; et votre visage, dans le demi-jour, devient éclatant comme une fleur (Lœtitia bâille).

— Ou bien, nous remonterions les Champs-Elysées, le long de ces allées sinueuses qui contournent des massifs. Il me semble qu'on y doit déjà respirer le printemps, un avant-parfum à peine. C'est ainsi que, l'an dernier, un soir que je vous attendais sur la terrasse des Tuileries, accoudé sur la balustrade à regarder couler la Seine, je fus averti de votre approche par une faible odeur de violettes qui volait devant vous.

— Vous en avez un flair, baron.

— C'est vrai que vous-même, enfant de Montparno, n'êtes point sensible à ces harmonies de la nature. Vous n'avez pas, — comme la Colette Willy, de Retraite Sentimentale — le don délicieux de ressentir et de décrire cette amoureuse sensualité qu'il y a au fond de l'atmosphère à certains jours : ni de boire à pleines narines la ferveur d'un sol trempé de pluie, et les feuilles au parfum multiple (Lœtitia hausse les épaules).

— Tout ça, voyez-vous, c'est de la littérature.

— Je ne dis pas non — mais de la bonne, celle qui nous découvre les vérités et les sources cachées. Et puis, si c'est votre idée, on n'ira pas aux Champs-Elysées, voilà tout. Nous choisirions plutôt un quartier populeux et provincial. Autour de la Madeleine, par exemple, lieu plein de contrastes, il y a des rues comme ça, où s'ouvrent des Passages. Déjà les gens s'attardent sur leur porte, et regardent passer l'omnibus.

Parfois un trottin descend de l'impériale, en faisant voir ses mollets minces ; ou bien, c'est un marmiton blanc. Et cela fait briller, une seconde, l'œil fatigué d'un Monsieur qui sort d'une maison de rendez-vous.

— Je ne sais pas où vous voyez tout ça.

— Sortons. Vous n'avez pas peur, au moins, d'être ren­contrée ? J'ai cru comprendre que votre sénateur était à la province.

— Il y est. Du reste, en fourrures, on court si peu de ris­ques. Ce n'est pas comme l'été, ou, rien qu'à la silhouette...

— Quoi, à la silhouette, ma chère enfant ?

— Mais oui, l'été, n'est-ce pas, on n'a rien que sa jupe. Alors, si peu qu'il y ait de vent pour... l'ajuster — aurait-on une tête en fil de fer — tout le monde vous reconnaît.

Le beau fuchsia

La modiste honoraire, ce soir-là unissait, sur son corps, comme une double pourpre, le rouge au violet. Sa jupe, du plus riche et sombre améthyste, faisait des plis mous et luxu­rieux sur la cambrure ou les retraits de son corps, corselé de soie aubergine, — mais que voilait mal, un peu plus haut, une fanchon de mousseline rubis. Et l'or vierge de ses cheveux, ramassés et pendants sur la nuque, jetait de pâles éclairs.

On entra, au sortir du théâtre, dans un restaurant de nuit, tout miroitant de lampes, et Lœtitia, reprenant le dialogue où on l'avait laissé :

— C'est comme ce Beardsley, dit-elle, où vous m'avez menée, l'autre jour, boulevard Malesherbes. Encore un de ces étrangers, qu'il faut se traduire à coups de dictionnaire. Moi j'y comprends rien. Je suppose que c'est de la mytho­logie.

— A part que ses modèles sont un peu trop vêtus...

— Trop vêtus ! Peste, mon cher, qu'est-ce qu'y vous faut ?

— Mais enfin, Lœtitia, les déesses de la Fable, vous en conviendrez, sont peintes le plus souvent sans chemise. Tandis que les « belles » d'Aubrey Beardsley en ont — un peu ouvertes — et des corsets, des loups, — que sais-je encore ? — des manchons, des éventails... de quoi aller dans la rue, enfin.

— Sans quitter le trottoir...

— D'ailleurs, je vous accorde que tout cela est un peu bien confus, et littéraire — voire, rétrospectif. Ce bijou précieux — trop précieux — est ciselé dans un amalgame de métaux fort divers. On y retrouve je ne sais quoi du Primatice ; beau­coup des Français du XVIIIe siècle ; du Burne Jones, dans les airs de tête ; ... on y retrouve tout ce qu'on veut : des symboles d'Allemagne, des masques bergamasques, etc., pantoufle...

— Qu'est-ce que c'est que toutes ces bêtes-là, demande la musculeuse Parathénar, qui tient dans le groupe, à son habitude, une grande place matérielle.

— Ne t'occupe pas de ça, mon gros, fait Lœtitia : on t'aver­tira quand tu seras pour comprendre.

— Ah, lâche-moi le coude, grommelle la grande fille : tu sais où ça me court, quand on me bafouille !

— Mais je suis sûr, moi, intervient Béhanzigue, que Parathénar comprend très bien, et qu'elle tombera d'accord, malgré mes réserves, qu'il y a une réelle sincérité dans Beardsley et, autour de ces figures inquiétantes, on ne sait quelle atmos­phère de fatalité, de triste perversion. J'y reconnais, pour tout dire, ce vice anglais qui brûle comme de la glace ; qui, depuis Vathek, anime tour à tour le vieux lord de Vanity Fair, les sadiques vierges de ce Swinburne plein d'enflure, Dorian Grey, et certaines des plus belles pages du great God Pan. Sans compter des choses charmantes, mais plus direcment picturales, comme, par exemple, ce cortège plein de chuchotements, qui, sur la pointe des pieds, vient voir Pierrot à son lit de mort, (un Callot sentimental) ; — sans compter les dessins du Rapt de la Boucle et celui où il se représente lui-même dans une couche théâtrale et magnifique, — ou encore l'exquise Maupin, toute déshabillée de dentelles.

— Justement, observe Parathénar de sa volumineuse voix, je l'ai vue chez un Monsieur

— Naturellement.

— Elle a des arleçons bouffants, un chapeau à plumes, et une épée. Ah que j'aimerais m'habiller comme ça !

— Et lui, comment était-il ? demande Lœtitia.

— Je l'ai un peu vu à Londres, autrefois, élégant, tubercu­leux, l'air de quelqu'un qui va mourir. Je le fis inviter à dîner par une amie que j'avais là-bas, qui, elle-même, s'est tuée depuis à la morphine, — une jolie personne, au demeu­rant, verte, et parfaitement harmoniée au brouillard. Bref, le jour du dîner arrive, et notre hôte aussi, mais en retard, comme il convient. Nous entendons son cab qui s'arrête devant la maison, puis un assez long conciliabule encore, avant qu'il n'entre : « une discussion, explique-t-il, avec le cocher ». En effet, et celui-ci même, qui, à la réflexion, ne s'était sans doute pas retrouvé dans son compte, remonte presque aussitôt par l'escalier de service, et fait demander à la cuisinel e client qu'il vient d'amener. Beardsley y va : nouvelle discussion, bruit de monnaie, exit l'homme au cab, et Beardsley revient, après quoi le repas s'achève paisiblement, trop paisiblement même, car ça me manquait un peu d'entrain. Le lendemain, mon amie eut le mot de l'affaire, par les domestiques. Beardsley, dans le cab, à la suite d'une quinte de toux, avait été pris d'hémorragie, pour laquelle chose le cocher, n'est-ce pas, lui réclamait une indemnité.

— Il fait froid, dit Lœtitia, vous ne trouvez pas ?

Et l'on croirait voir passer un frisson sur la nacre de sa chair, à travers cette mousseline qui l'enveloppe d'une pourpre écumeuse.


La boisson nouvelle

Deux nuits plus tard, les mêmes personnages entraient dans le même cabaret, mais que déchu, hélas, de sa gloire. Tous ces Prométhées à rebours, en bourgeron et cor­duroy, qu'on appelle des électriciens, avaient soufflé sur ces lumières, tolérées pourtant par M. Viviani, l'éteigneur d'étoi­les. En sorte qu'on était éclairé de bougies rares, fichées dans des bouteilles.

— Voyez, Lœtitia, on sera confortable : il n'y a presque personne.

— Il y a vous, dit-elle, d'un ton de reproche. Dans la pénombre, on ne distingue très bien ni sa bouche sinueuse, ni ses yeux pareils aux feuilles du saule. Mais on voit bouffer ses cheveux pâles : on dirait des filigranes d'or.

— Prenez un de ces fauteuils, Lœtitia : ils sont profonds comme la tombe.

— Ah ! les boniments, murmure-t-elle.

— Et ne prenez rien plus, croyez-moi. Car j'ai dans ma folle idée qu'ici les « verres » sont imbuvables.

— Vous avez raison... Je boirai un lemon-squash.

— Au moins que ce soit une orangeade. Vous ne savez pas ce qu'ils mettent dans leur squash, au lieu de citron.

— Des horreurs évidemment. Mais lesquelles ? Peut-être des têtes de vipère, avec de cette encre rouge, qui sent si mauvais. Et des infiltrations du Métro, bien sûr et groseilles vertes. Ah ! j'en veux, j'en veux ! Demandez-le vite.

Et la jeune modiste se tord de désir, dans sa jupe violacée : et tout juste dans sa jupe, c'est le mot. Car on voit bien, sans être lynx, que, n'étant cette molle étoffe, pareille à une nuit des tropiques, elle serait tout de suite comme Vénus au sortir du tub. Telle qu'elle, avec tout ce qu'elle fait deviner sous le lainage plaqué, qu'elle laisse voir — on se la figure plutôt comme une serpentine soeur d'Artémis, avec sa croupe sour­cilleuse, avec ses jambes longues, pleines, minces, qu'habillent des bas lilas à bracelets rose pâle. (Ah quels bas ! Il n'y a vraiment qu'à Paris qu'on a du goût.)

— Alors, va pour du lemon-squash, fait Béhanzigue d'un air résigné. Et moi, garçon, je voudrais un Portofino Kulm. C'était recommandé sur toutes les affiches, l'été dernier.

— Mais, monsieur, je ne sais pas ce que c'est.

— Eh bien, portez-moi une bouteille de portwine, une d'eckau et une de vieille eau-de-vie — avec de la glace, et deux cuillères grande et petite. Je ferai le poison moi-même.

— Il faut être très riche pour boire ça, demande la jeune femme.

— Ah ! mon Dieu, non : il suffit d'être alcoolique.


4
Dialogue d'hiver

Strophe

Quand Paris rappelle, dit Béhanzigue, sous les brumes, on ne sait quel hall qu'un invisible foyer de bois vert aurait rempli d'une fumée épaisse et froide, — quand le soleil sans rayons flotte au ciel comme un pain à cacheter dans de l'eau sale, — et que ce passant qui vient de vous effleurer, au coin de la Chaussée-d'Antin, d'un pas aussi furtif que le vol de la chouette, c'est peut-être le spectre de Grammont-Caderousse qui poursuit en vain, à travers le brouillard, l'image de Tor­toni ou les reflets de la Maison Dorée c'est alors qu'on se plaît à rêver de cieux plus indulgents des calanques ro­cheuses que lèche une mer bleue ; d'Alger, dont les blanches maisons répandent à midi une ombre rose... Oui, si l'on pou­vait rêver.

Cependant sur la place, où vous vous êtes imprudemment lancé, la ville bat comme une mer cacophonique. Mille cla­meurs, des cris, des sons rauques retentissent, se heurtent, meurent dans l'air mou où des geysers de boue çà et là jail­lissent. De toutes parts la trompe des automobiles, le barris­sement des tramways, les sonnailles des voitures, sonnent et résonnent comme des appels de mort. Vous échappez enfin, bondissant, semblable à la gazelle, déjà vous touchez l'asile du trottoir d'en face — et déjà l'âcre aboiement des marchands de gazette et des camelots se mêle, dans votre oreille résignée, aux divers patois américains que des hommes glabres, à vos côtés échangent, non moins que des coups de coude,— au même instant qu'à quelques pas le pneu d'une quarante che­vaux éclate avec un bruit de bombe anarchiste.


Antistrophe

— Encore, dit Lœtitia, si, une fois chez soi, l'on pouvait savourer un peu de ce précieux silence si doux à entendre, qu'il tient lieu de penser ? Mais quoi, oubliez-vous que votre propriétaire, ses voisins, et jusqu'à ceux d'en face, furent pris, voilà un an, de la fièvre de bâtir — qui ressemble tant à la manie de détruire. Voilà un an que, depuis le petit jour, jusqu'à la nuit tombante, des camions déchargent sur le pavé des poutres de fonte ; et que des pans de mur, plus grands que celui d'Orange, s'écroulent avec fracas sur les cours retentissantes.

Entre tant, mille et un ouvriers frappeurs, et autres frappes les polisseurs sur verre, les boute-clous, les tombeurs du toit, les sublimes de la mailloche, les gratte-marquise, les électriciens, etc., etc., martellent et cisellent votre insomnie. Ne pensez pas au moins qu'une circonstance heureuse — fête chômée, grève ou tempête — en dispersant tout ce cheptel de travailleurs, vous rende le repos. Car les co-locataires veillent sur votre veille : ils savent combien il est dangereux de dormir le jour.

Au moment délicieux que vous vous sentez glisser dans un sommeil paieil à l'eau tiède, un choc sec et sournois, comme un déclic, vous frappe au coeur ; puis un second, plus vif puis d'autres encore qui, peu à peu, en progression régulière, grossissent, se multiplient, fourmillent. Vous les avez reconnus : ce sont les coups de marteau.


Chœur

Ah ! qui saura jamais à quoi le Monsieur d'en dessus, entre ses heures de bureau, emploie-t-il ses heures de loisir : et  qu'est-ce qu'il peut bien clouer, dès qu'il a un peu de tran­quillité devant lui (la vôtre) ? Est-ce un passionné de tablet­terie en chambre, un entomologiste, un cordonnier ? Cons­truit-il des étagères en bois découpé ; est-ce des chromo­lithographies qu'il suspend à ses cloisons ou des pointes qu'il enfonce dans la gorge osseuse de sa vieille maîtresse ? Cruelle, cruelle énigme.

Mais, peu à peu, des concurrences s'éveillent aux quatre coins de la maison. Dans l'immeuble contigu, un concierge monomane ébranle à sourds efforts de bélier la muraille mitoyenne où s'appuie votre lit. Plus loin — on ne sait pas au juste bien où — un professeur de sciences accorde lui-même son piano, tandis que sa femme, aigrie par la médio­crité, bat leur enfant qui, jusque-là, criait sans raison. Et, comme pour leur répondre, le joli blond de l'entresol, qui, sans doute, attend une dame dans sa « luxueuse garçonnière », heurte à petites tapes rythmiques et lancinantes, contre le marbre de sa cheminée, un flacon d'odeur qui ne veut pas s'ouvrir...


5
Au Gomorrhis-bar

C'était un petit jeune homme...
sussurre avec sentiment un diminutif d'orchestre espagnol aux vestes écarlates. Tout à l'heure, il accompagnait les chan­sons — dignes d'un Martial ivre — que détaillait, avec des ronds de bras et de hanches, un petit jeune homme en effet.

Maintenant le voici, enlacé à son «poteau» qui danse cette espèce de valse de fakir, appliquée, appuyée, giratoire, qu'on valsait jadis dans les bals de barrière, qu'on valse encore au Moulin de la Galette — une valse où le couple tournoie sur lui-même comme un oiseau mort.

Un autre figurant, au visage de cabot ou de Vitellius, entre à son tour en scène. Il a vraiment une belle cravate, celui-ci, une cravate sang et or, et ne manque pas de quelque talent dans ses danses espagnoles — espagnoles comme son sur­nom. Et cela fait songer, avec nostalgie aux Academias de baile andalouses. Mais qui jamais l'aurait cru, que Séville fût si près de la Mer Morte.

Cependant une fille brune — qu'on rencontrait naguère rue Royale — se prend de mots avec le plus blond des « Ah, ma chère ! » La fille a une belle et franche voix de rogomme, de ces voix qu'on entend par une nuit de carnaval, en passant dans un corridor de restaurant, jaillir des derniers salons où l'on soupe. Lui, de son côté, s'écrie d'une voix murmurante : il s'évente avec son programme, il soupire, il est indigné. Le public assiste avec scepticisme à cet attrapage : il sent bien que ce n'est que ce qu'au théâtre on appelle un « scandale ». Encore celui-ci est-il assez mal réglé.

— Du chiqué, quoi, dit un employé de chemin de fer.

Ce public de samedi (et quelle idée, d'aller à Montmartre un samedi) entassé sous un plafond bas, il y a de tout là-dedans : des employés, des pierreuses, une actrice connue, un mathématicien, deux ou trois artistes. En moyenne, public assez bourgeois qui ne comprend pas très bien, qui a peur qu'on se moque de lui, et songe obscurément aux mystifica­tions du Chat Noir, aux feintes injures de Bruand. Tout ça, pour lui, au fond, c'est de la littérature. Et ce n'est pas qu'il s'indigne, au moins ; mais il s'ennuie. On lui a promis des horreurs, et il glisse sur des ordures.

Là-dessus entre, avec une jolie fille, un vieux Monsieur « bien parisien »,

— Bonjour, mon oncle, lui crie Lœtitia.

— Hélas, répond le vieillard, je ne suis plus pour neveux...

Et, tout en incrustant sa compagne entre un sous-off en uniforme et une blonde poissonneuse, il branle sa tête chenue.

On dirait de Nestor à Troie, qui se rappelle les coursiers de la sablonneuse Pylos.

Entre tant la fille brune fait une quête ; et le petit blond fait des poses ; et l'orchestre fait des pizzicati. « C'était... » confie avec méfiance la guitare à la mandoline,

C'était un petit... trottin.


6
A propos de théâtre

— Aller au théâtre, moi, s'écria le baron de Béhant, saint Macaron me garde, je n'irai pas. Car vous me traîneriez à Parsifal où je dormirais toutes les plombes de mon cœur. Et je ronflerais si bellement fort que l'orchestre de ce Vagnère en serait comme une cave où passe un rayon de soleil.

— Je ne vous, dit un vieillard, égaré en ces lieux, mènerai pas à Parsifal, Béhanzigue. Car il me faudrait vous payer un habit à la française ; et vous l'iriez vendre à l'entracte — à quelque diplomate allemand — de ces gens, vous savez, qui pensent qu'en frac, ça veuille, dire en vrac.

— Quand j'étais, commença Béhanzigue, attaché d'am­bassade auprès de l'Empereur I de la dynastie Tcheou, qui est troisième, comme vous savez...

 Son visiteur l'interrompit.

— Je sais, mais la première s'appelle Hia, et le théâtre où je vous veux mener c'est dans le Quartier d'Orange, non loin de la cour Batave, non loin du logis Van Zuylen, où parmi les buis figurés en Chinois, par Salomon de Caus, et les lions en toutous, par Van Obstal, sur la muraille rouge, la future Charrière proposait déjà de son sourire, obliquement, et de ses yeux couverts ces énigmes dont M. de Constant ne déchif­fra les dernières qu'avec ennui.

— Mais où est-il enfin, votre quartier ?

— C'est entre les Gobelins et... les buttes Chaumont.

— Je vois ça d'ici, dans la lune, comme vous.

— Comme qui est la lune, demanda Lœtitia en entrant ?

Sa toilette qui la divisait en trois parties égales était vert turquoise, soutachée de taupe arc-en-ciel — et son chapeau à fruits avait l'air d'un panier de vendange. Bref, quelque chose de simple, de discret.

— Moi, dit Béhanzigue, après l'avoir contemplée avec sympathie, j'aime beaucoup les couturières futuristes — et du reste tous les futuristes en général, y compris M. d'Haussonville. Ce qui doit leur courir, c'est d'être forcés de parler esperanto.

— On ne parle plus esperanto. Il y a une nouvelle langue, l'idio, qu'on appelle.

— Il n'est donc pas mort au bord de la route.

Lœtitia, tel M. Pierre Loti, n'ayant pas lu Moréas :

— Je ne sais pas, dit-elle. Ça commençait du temps que j'ai connu mon Brésilien.

A cet auguste souvenir, tout le monde devient respectueux. Car à l'envi de ce bourgeois dont Champfleury fut dérobé par M. Anatole France, qui mesurait les monuments de son riflard, Lœtitia, ce sont les gestes de sa vie, et même de l'histoire contemporaine, au plus ou moins d'éloignement où ils sont de cette rencontre.

— Tout ça est bien joli, et Lœtitia plus encore, observe le visiteur, et se lève de la malle, avec du poil dessus, pour la lui laisser : c'est l'unique siège de la carrée, Béhanzigue étant sur son lit.

— Mais non, mais non, fait le maître de maison : elle va s'asseoir à côté de moi : je veux savoir si elle engraisse, la rombière.

— A vous la main, Béhanzigue.

— Alors, il fera bien de se les laver avant, réclame la modiste honoraire. La dernière fois, c'était comme un bou­quin de cabinet de lecture : y avait des marques de pouce.

— C'est la méthode Bertillon, dit Béhanzigue. Et tu n'as qu'à lever ta jupe.

— Vous croyez que j'aime mieux les avoir sur la peau des fois. Et puis il y a mon rupin, qui me gêne.

Sur quoi Lœtitia, avec sa logique ordinaire, trousse ses dessous, et montre à tous les yeux de ces jambes délicieuse­ment cagneuses et « qui se f... de la géométrie », comme dit Forain.
 
Cependant que Béhanzigue, ayant posé sa pipe, dont le culot représente celui — si on peut dire — de Mlle N..., qui s'est fait, (comme on sait) tatouer dessus une paire de mous­taches bleu clair, s'occupe.

— Je le répète, dit le rupin, à quel théâtre va-t-on.

— Hein, quoi, bredouille Béhanzigue, et la modiste à l'air de sortir d'un rêve. Mais ne la croyez pas. Il n'y a qu'un homme qui ait fait rêver Loetitia, c'est... mais non, soyons modeste, et ne le nommons pas.

— Voyons, crie l'étranger : va-t-on au théâtre, oui ou cherche ?

Cherche.

— ....

Mais ce théâtre (puisque nous faisons une critique théâtrale) que j'ai découvert au Quartier d'Orange, c'est une merveille, figurez-vous. On y donne Sheherazade en souvenir des Ballets russes. Evidemment c'est moins frais que le Sacre du Printemps ; mais il faut songer que ces gens habitent loin de chez la Rubinstein. Il y a un moment...

— Moi j'ai connu, dit la modiste un théâtre comme ça (?) Mais, c'était pour gens du monde. Le Théâtre du Marquis, qu'on l'appelait.

Et, d'un air plus mystérieux que la Monalise, elle ajoute :

— ... sous le manteau.

— Quoi, sous le manteau, intervient Béhanzigue : je ne trouve que la cheminée.

— Laissez-moi, Béhanzigue, vieux pas propre. Je suis une femme mariée.

— Mais, reprit le rusé vieillard, cela ne nous empêche pas d'aller à ce théâtre de quartier. C'est un ballet, Shéhé­razade.

— Ça n'est pas neuf, neuf.

— Au chemin de fer non plus, fit mélancoliquement Béhanzigue.

— Au mien, il se passait toutes sortes de choses. Et de temps en temps un Monsieur s'écriait : Les groupes s'or­donnent. Alors...

— Alors ?

— Eh bien... tout le monde changeait de place.

— Eh bien ?

— Non, tenez, j'aime mieux ne pas vous le dire.

— C'est sale cette histoire ?

— Voyez-vous, reprend Loetitia d'un air méditatif : il y a des choses qu'il faut faire, mais pas dire.


7
Modèles de lettres anonymes, pseudonymes, etc.

Encore une quinzaine de mois, et on nous rendra la lettre à trois sous. Après quoi il ne restera plus qu'à trouver les deux cent cinquante milliards par an qu'exige cette petite réforme.

Mais Béhanzigue sera content. Car il aime à écrire des let­tres, et, de son métier il est écrivain public. Aussi le voit-on, quand il fait beau, assis sous un arc moyen-âgeux, dans l'impasse N., qui donne dans la rue Malipasse. On dirait une aragne grosse qui guette les mouches : une boniche, tantôt, qui écrit à son pays ; tantôt, quelqu'un qui n'aime pas qu'on reconnaisse son écriture, et qui donne pour nom : Joseph Roux, ou Jacques Durand.

« Monsieur », fait-il écrire à l'employé du 16 :

— « Il est faux, quoi qu'on en dise au Café, que Rosalie, votre épouse, couche avec le capitaine de pompiers. Outre que ce dernier n'est depuis longtemps pas plus capable que ses tristes engins d'éteindre le moindre incendie, de son côté, la respectable Rosalie est devenue d'une ressemblance si frappante avec le gorille porphyrogastre, que votre second commis lui-même ne se peut résoudre plus à lui donner de ces tendres satisfactions qu'exige une âme ardente dans un corps malsain. Vous partagerez, j'en suis sûr, Monsieur, toute la joie que j'éprouve à savoir que vous n'êtes plus cocu, sentiment avec lequel j'ai l'honneur, etc.

Signé : Un ami véritable. »

Qu'un ami véritable... Un autre client pseudonyme dicte pour l'austère magistrat, son voisin, si jaune de jansénisme, d'ambition déçue, d'inutile rigueur :

« Monsieur le Conseiller honoraire,

« Tout votre passé, Monsieur le Conseiller honoraire, et, sans vouloir vous accabler sous votre âge, un siècle bientôt de vertu vous laissent peut-être ignorer le prix des bijoux. Cette candeur, qui est chez vous comme une enfance retrouvée, ne se rencontre pas au même titre chez Monsieur votre petit-fils, seul héritier du nom moins ancien qu'honorable des Le Hère de Manquepain.

« Eh, mon Dieu (qui est aussi le vôtre), je ne lui en voudrais pas d'avoir, comme tout le monde, mis au Mont-de-Piété, les écrins de sa maîtresse, divette connue, et qui — longtemps, très longtemps — gagna beaucoup à l'être ; jusqu'au jour qu'elle reçut dans ses bras votre unique héritier, qui par avance s'est constitué le sien, jugeant avec raison le morceau plus considérable. Car à la suite de cet emprunt un peu léger (il n'etait pas allé sans quelque pression), M. Gaston Le Hère a vendu les reconnaissances. « Est-ce là donc la sienne ? » dirait Bilboquet.

« Trop heureux, si, des deux sexes que l'Être suprême a créés en vue de leur mutuelle infortune, Gaston n'en exploi­tait qu'un. Mais ici la pudeur arrête ma plume rougissante, et la crainte, Monsieur le Conseiller, que, nouveau Brutus, vous n'alliez de vos propres mains rallumer, dans l'Arsenal de nos lois, le bûcher mal éteint de Dolet et de Claude Le Petit.

« Je n'en suis pas moins, Monsieur le..., etc. »

— Il faut avouer, songe le baron de Béhant, que les hom­mes, ça n'est pas joli, joli.

Et sachant qu'il n'est si profonde solitude qu'au sein de la foule, il descend de Montmartre en suivant son nez, jusqu'à la place Saint-Augustin. Autour de la Jeanne d'Arc de Dubois, précieuse et si hérissée qu'on la dirait faite avec des barbes de plume, la vie vertigineuse de ce carrefour parisien tourne et éclate en tous sens, comme les rayons d'une roue qui se brise au plus fort de sa course.

Là-dessus rit un soleil de printemps natif, un soleil rose, qui allume, ici, une ombrelle précoce, d'un bleu trop vif, là une jupe claire et balancée ; ou bien quelque voiture d'oranges, de fleurs, qu'une petite vieille pousse indolemment à travers les automobiles.

Que les grandes dames, les très grandes dames, sont à plaindre, qui ne prennent jamais l'impériale des omnibus et n'est-ce point de là, par un beau jour, que Paris se découvre le mieux. Le trottoir est trop bas ; la Tour Eiffel trop haute ; mais de l'impériale, on plonge du regard dans les entresols ; et, M. Déroulède lui-même, on le contemple de haut en bas.

Deux midinettes viennent d'y grimper, et regardent, sans le voir, le boulevard habituel. Elles se ressemblent trop pour n'être pas sœurs ; et la plus grande, d'un blond de chanvre, console sa cadette qui a les yeux rouges d'avoir pleuré.

— Enfin, qu'est-ce qu'il t'a fait ? Dis-le, au lieu de chialer.

Et la petite, avec un sourire souffreteux, répond, en faisant craquer son ongle sur sa dent :

— Rien fait, qu'y m'a fait ! Pas ça, que j' te dis.


8
Béhanzigue a dit...

L'éventail

Alors, je suis monté, derrière la piquante soubrette, qui m'a mené, à travers d'étonnants corridors, jusqu'à une cham­bre à coucher, où tout de suite je n'ai eu que ça à faire, y ayant été rejoint, au bord du lit, par une dame magnificente, mais simplement vêtue. Car elle n'avait voilette, qu'elle a même roulée ensuite sous son nez.

— Pourquoi faire, demande la jeune femme blonde, qui est vêtue de soie jonquille. (La jonquille, comme vous savez, est une espèce de jaune qui est vert dans les ombres.)

— Pour fumer, donc, dit Lœtitia : mais tu ne vois pas qu'il nous fait marcher.

— Il n'y a, répond Béhanzigue,  que la vérité, là-dedans, qui marche ; et aussi un peu la dame qui lui ressemblait. Ajouterai-je qu'elle avait des mains exquises, et de ces ongles polis qui, d'après un de nos gazetiers, « indiquent une femme amoureuse de sa personne ».

— Je croyais que c'était de la tienne.

— Ça n a pas d'importance ; déjà nous ne faisions plus qu'un.

— Et à propos d'ongles, reprend la blonde, je connais une très bonne recette pour les polir. Ça vaut bien mieux que le corail : c'est la Pâte au Sabre, une espèce de savon dont les ménagères se servent pour l'argenterie. On mouille le savon, on s'en enduit les ongles, on laisse sécher et on passe au polis­soir. C'est Luce de Romarin qui m'a enseigné ça ; elle le tenait de Nathan...

— Nathan, d'ailleurs, Nathan... jeta Béhanzigue.

— ... Tu sais bien, ce petit qui est de Buda-Pesth...

— Ma chère.

— Lui, l'avait appris avec Bilikoff, qui le tenait de sa mère, qui...

— Pardon, si je vous coupe, comme disait le Grand Prêtre, mais, pour en revenir à ma conquête, le moment vint de nous quitter. L'on me remet aux mains de la femme de chambre, qui, au lieu de m'ouvrir la porte, se met à chercher dans sa poche, secoue la tête, et s'en va. Et là-dessus j'entends, dans une pièce à côté, la dame à la voilette qui me croyait parti sans doute, et disait à quelqu'un : « Eh bien, baron, qu'est-ce que vous pensez de mon petit cinématographe ? » A quoi une vieille  voix toute cassée répondit : « — Ah ! les jeunes gens d'aujourd'hui manquent de nerf. Si vous aviez connu Gramont-Caderousse. » A ce moment, la soubrette revient en courant, ouvre la porte et me pousse en dehors en me mettant dix francs dans la main — oui, ma chère, en or ; et de ce coup-là, je suis resté sec.

— Menteur ! fais-les voir.

— Voilà, j'ai envie d'aller les jouer.

— Je vous le conseille, dit la blonde. Car si de l'argent comme ça ne porte pas bonheur, c'est à ne plus croire à rien. Et si vous gagnez un matelas, vous m'offrirez quelque chose dont je meurs d'envie : c'est un éventail de Léone Georges, celui où il y a deux chevaux qui ont l'air de se cabrer en musique.

— Tiens, moi, fit Béhanzigue, j'aurais préféré le miroir à main où il y a, contre un hermès, une dame en paniers, assise toute seule, et qui garde sur son visage le pli d'un plaisir déjà dissipé. C'est tout petit, tout petit, avec grand comme ça de paysage ; mais j'y ai cru respirer un instant une de ces belles soirées qui sentent le tilleul et la prairie.

— C'est joli ça, tu me l'écriras, dis ?

— Je te l'écrirai.

Et Béhanzigue monta jouer. Mais il ne gagna pas, et la dame n'eut pas l'éventail de Léone Georges.


L'ombre et l'heure

O vicomte, dit Béhanzigue, je suis né dans l'après-midi d'un beau dimanche fait de chaleur et d'immobilité. L'ombre de l'heure était semblable au revers obscur et vert de ce papil­lon qui hante la tombe des Empereurs d'Annam, et que, lorsqu'il se retourne, on pense fait de flamme et d'or. Il coûte très cher.

— Ça, c'est rigolo, fit Lœtitia : Béhanzigue, marchand de papillons,

En se faisant la barbe,
S'est coupé le menton...


— Tout le monde, petite gaufre, est marchand de papillons mais la plupart n'en vendent que de rebut, tels, et blancs, ceux qui sont, au jardin de ton père, nés de la fleur des chous...

— Genous et pous.

— ... Et que l'un et l'autre, dans l'air, on voit dessiner d'invisibles dentelles.

— Moi, reprit Fô, j'ai vu le jour à Yunnamsen...

— Ah, que la vie donc est éparse. De loin il me semble vous voir honorant l'autel des Ancêtres, aux grimaces d'or ; ou bien dans le jardin, vous aussi de M. votre père, où les dindes ont l'air de paons, l'horizon d'un éventail, et les arbres d'avoir la goutte. Dans l'étang, aux galets versicolores, où pêche à la ligne un mandarin du voisinage, et fait des vers à rimes inversées, un poisson jaune et noir joue de la flûte en laissant voir un gros ventre ou pend une chaîne de montre ; cependant qu'une vierge dont le stable sourire a l'air de vous poser une question, contemple du soir les nuées rougir, et se farde elle-même de pudeur en songeant à l'épousé.

Fô qui soupirait, répondit par les vers bien connus d'Émile Augier :

Celle que j'aime à présent est en Chine,
Auprès du lac où sont les cormorans,
Dans un palais de porcelaine fine...


— Pauvre Dohlia, songea-t-il, des cormorans, et sa mère. Ah, elle doit bien s'ennuyer sans moi. Qu'eût-il dit, s'il avait su qu'à cette heure même... mais n'anticipons pas sur les événements.

— Tandis que moi, reprit Béhanzigue, c'est dans le Béarn aux belles pierres que je vins au monde ; l'air y est si pur, que c'est une volupté, presque une souffrance parfois, rien qu'à le respirer qui descend des montagnes ; mais la fraîcheur de l'ombre, où l'on rêve et l'on se souvient, si subtile qu'on pense ne plus sentir le poids de ses os.

— Je vois : c'est comme de fumer du bon bénarès.

— Dans le silence et la lumière, la voix prend une espèce de forme substantielle. Par un jour d'été blanc comme du métal, désert et sans échos, seuls, des charretiers, au bord du Gave, crient après leurs chevaux en chargeant des pierres : d'en bas un juron monte vers le ciel comme une fusée, hésite, éclate, s'évapore. Seul demeure le vide immense, où la joie de vivre se dilate comme un parfum qui jouirait soi-même d'être infini.

— Hà là, hé, fit la jeune femme.

— C'est par un jour pareil, ô Jessica, que j'ai lui Rarahu. J'étais, sur mes quinze ans, et j'avais beaucoup de coeur.

— Vous jouiez au bridge, interrompt Lœtitia. Et l'on voit s'enfanter sur son visage le miracle de l'entendement.

— Tu es une gaufre, je le répète. J'étais sous la varangue d'un de ces châteaux-ferme du Béarn, qui sont pités sur une pène, en face des Pyrénées, mais si haut qu'un aigle qui se fût posé sur le toit, il aurait vu d'un regard celles qui volent autour du clocher d'Arudy.

Le vicomte de Fô hocha la tête. Il était allé aux Eaux-­Bonecs, et en fait d'aigles, n'en avait vu qu'un, empaillé à la montre d'un apothicaire, où cet oiseau passait couramment pour venir d'Arequipa, tué à la manière de Vigny, par M. de Saint-Cricq, directeur du Museum de Bordeaux, et plus connu sous le nom de Paul Marcoy.

— Et je ne pense pas avoir lu quelque chose qui vous monte mieux à la tête, ni d'un style, qui vienne moins interposer ses charmes ennuyeux entre les choses et le lecteur. Il y a des femmes comme cela, encore que rares, qui à moins d'étude elles sont vêtues, et plus soudain elles captivent le cœur, comme si le charme en étonnait mieux à travers un linge qui bâille.

— Parbleu, dit Lœtitia : c'est qu'il t'écoutait.

— Tu es... observa Béhanzigue ; mais je l'ai déjà dit.

Fô aspira une gorgée de Porto-fine Kulm, et dit, avec son accent de Yunnam :

— Moi j'aime mieux un roman franco-chinois, d'un nommé Daguerche, et qui s'appelle : Insolata. J'aime mieux la France, et les femmes bien habillées. Un de vos poètes, celui-là qui, sous un ciel de perle ou au clair de lune, fait danser tant d'images sages, tendres et railleuses — comme, à coup d'éven­tails, un vol de papillons en papier, — savez-vous ce qu'il fait dire à Octave, quand paraît la notaresse...

— Et savez-vous, reprit Béhanzigue, ce que dit sa divine ingénue au neveu du marchand de draps, à propos de l'étoile des pauvres ?

— Et savez-vous, demanda Lœtitia, ce qu'alle vous répond la petite pomme d'api ?

— Je me demande, songea Béhanzigue, comment elle t'a élevée, ta mère.

— Avec un martinet, donc. J'appartiens au monde de la petite bourgeoisie, mon cher.

— Oui, dit Fô, cette bourgeoisie laborieuse qui... enfin... oui. Ah, chez nous le peuple ne bat ses filles que lorsqu'elles sont grandes.

— Grandes non plus, elle ne sont pas toutes aussi sages que Musset. Mais c'est vrai, qu'il le fut comme personne en France, depuis Molière, et même Ecouchard-­Lebrun.

— C'est vrai, mais il buvait.

— Ça ne se voit pas, objecta Béhanzigue. Au lieu que Saquespée — en anglais Shakspeare — je me demande tou­jours si c'est de génie qu'il est ivre, ou bien de litron.

— Tu n'as qu'à te regarder dans les glaces, après minuit, conclut Lœtitia ; et tu en verras deux... Mais mon Dieu, que c'est laid, cette mode de chaussures. Et les talons plats qui m'allaient si bien. Seulement, j'ai de jolis bas. Je me rappelle, quand j'avais mon Brésilien...

— Oui, ils ne sont pas mal, observa Fô, méprisamment.

— Pas mal ! protesta la jeune femme, qui, couchée sur le divan du Chinois, s'arqua sur les reins pour en montrer un peu davantage. La vérité, et l'histoire, c'est qu'ils étaient vert de gris, avec des baguettes d'or pâle.

— Et plus haut, il y a des pensées brodées, expliquait Luetitia, en tirant toujours sur ses jupes.

— Je vois, dit le diplomate, en assujettissant son monocle je vois où elles naissent.

— Acré s'écria le baron, gare à ton falzar, Lœtitia. Tu vois pas qu'il nous achète, le Tonquinois.

— Tonquinois, dit Fô, ça n'a rien à faire. Je suis de la Chine.

— Moi aussi, dit M. de Béhant. Mon grand-père maternel, qui était de Saint-Gaudens, rayonnait — le mot n'est pas trop fort — dans tout le pays pour vendre des mouchoirs de tête en foulard, et de ces jarretières, à boucles de melchior, dont les richards tentaient la vertu des filles.

— Porte-balle, quoi, il était.

— Et de mon avis, ô Béhanzigue, sur la toilette des femmes, qui doit être luxueuse. Quoi, si j'eusse été conquérant ; ce qu'à Confucius ne plaise, croyez-vous que j'aurais voulu piller des villages pauvres et sales, de ces bourgs prussiens qui n'abondent qu'en cochons. S'il est vrai que dans l'amour le plaisir suprême doit se désarmer, encore faut-il que cela n'aille pas sans dommage. O joie de retrouver quand la ville fut prise, de retrouver le beau chapeau de la dame changé en paillasson d'un grand âge ; et sa jupe plus pleine, Lœtitia, de faux plis que votre éducation. Mais si elle était venue en robe hollandaise et galure d'Oberammergau, quoi qu'en faire ?... Ah non, j'aime mieux la France.

— Ouais : si jamais nous découchons avec, fiez-vous que je mette des hardes de l'autre année.

— D'avant le Brésilien ? Eh bien, habillez-vous en dryade, et je me consolerai avec le paysage. La première fois que je fus à Paris, je vis le train traverser, au sortir de Marseille, je ne sais quelle oasis fraîche et fruiteuse, où l'on faisait les foins...

— Oui, dit Béhanzigue, je sais : ça finit en « elle ».

— Il y avait là de chantantes faneuses, dont les gestes s'harmoniaient au soir. Un ciel d'après couchant faisait les couleurs plus profondes. L'air était volubile et parfumé. Et toutes ces filles aux robes en fleur, on eût dit de ces nymphes, je vous dis, et chères aux Grecs, qui naissent de l'arbre ou de la source.

— Des fées, ça s'appelle, observa la modiste honoraire.

— Au lieu que tous ces pays en tôle peinte, Ceylan, Capri, Saint-Sébastien où l'on s'enrhume...

— Si vous connaissiez, dit Béhanzigue, le pays de l'Entre-d­euxmers, où le suis né, près de la Dordogne aux belles eaux, sous un ciel mouvant. Là, quand le printemps s'éveille, tout un peuple, dans ses vignes, épars, les poudre d'un azur étrange, tout en répétant le vers bien connu de Gregh :

Ils ont injustement parlé de moi, je soufre.

— Et moi aussi, dit Lœtitia. Mais c'est de faim.

— Si on irait chez Rumpel, dit Fô. J'aime les fournisseurs qui portent de ces vieux noms de France.

Et il se leva en fredonnant :

Orléans, Beaugency.
Notre-Dame de Cléry...


Il chantait encore dans la pâtisserie, quand une commise l'interrompit en lui présentant une carte :

— Il y a un Monsieur qui voudrait parler à Monsieur le Vicomte.

— Faut-il que je me parisianise, s'écria le Chinois, flatté d'être reconnu. Voilà qu'on me traite comme tout le monde, maintenant, comme si je ressemblais à la Rubinstein, ou à Rapopor... et qui ne se ressemblent pas — non, heureuse­ment.

Mon cher, observa Béhanzigue, pour avoir l'air parisien, il faut y être né. Regardez-moi.

— T'es donc de Paname, à c'te heure ?

— Oui, Marie, 27 rue Cassette, au fond de la cour, où sont aujourd'hui les Missions. Au rez-de-chaussée, il y avait une brodeuse ; au premier, un général ; et, en face, un portail bâti par les ancêtres de ce gros bonhomme et rien maous, qui est toujours raide. Tu ne connais que lui.

— Non. Et ce bristol, alors ?

— Hélas ! dit Fô, c'est un homme d'esprit. Ce qu'il va nous la tenir. Et comme il est devenu gros !

Mais l'homme d'esprit ne disait rien, comme on put s'en convaincre, quand Fô l'eût présenté sous le nom fleuri de M. Deviroflay. Béhanzigue le prit aussitôt en grippe, et, après l'avoir contemplé de son oeil de sanglier :

— J'ai connu quelqu'un de votre nom, lui dit-il, qui faisait des chapeaux — affreux. Votre père, sans doute ?

L'homme d'esprit fit non de la tête, et ajouta :

— Je ne m'appelle pas Deviroflay.

— C'est donc ça, s'écria le Chinois, que vous avez tant grossi.

— Mais j'avais sa carte dans ma poche. Vous comprenez... Moi, je m'appelle...

Et il se tût.

— Mais c'est très dangereux, ces trucs là, affirma le baron de Béhant, avec férocité.

Entre tant, l'autre, penché vers Lœtitia, lui demandait avec un air de doute :

— Est-ce vrai qu'il vient ici des gens de la Tour Pointue ?

La modiste, trop jeune pour en être encore à cet argot désuet, crut qu'il était question de ce restaurant des Quais, sinistre aux canards, dont le maître d'hôtel venait de se noyer pour en avoir accommodé en six mois 3.514 de suite, à la Rouennaise.

— Oh non, dit-elle, c'est trop loin.

Il eut un soupir de mélancolie, et, se tournant vers Béhan­zigue, lui répondit d'une voix creuse :

— Très dangereux. Mais ça jette de l'imprévu. Ainsi, je me rappelle...

Et l'homme d'esprit se tût, mais d'un silence si escarpé, si opaque, si définitif, d'un silence qu'on sentait que rien ne lui ferait rompre, que Lœtitia, qui le regardait avec la bouche, comme elle-même disait, en poussa un léger sifflement d'ad­miration.


9
Le voyage de tendresse

La petite ville béarnaise de Ribamourt, qu'ombrage presque la montagne, ne possédait en ce temps-là qu'une hôtellerie à l'enseigne de la Vache couronnée, fréquentée par les proprié­taires des environs, des voyageurs de commerce, quelques touristes. Ceux-ci ont beaucoup augmenté en nombre, depuis ; et Ribamourt, comme tant d'autres bourgades, est devenue une ville d'eaux.

Parmi les commis voyageurs, j'y rencontrais, depuis plusieurs années, le nommé Béhanzigue, un des types les mieux achevés de cette dangereuse espèce : espèce lui-même, à ce que je crus longtemps. C'était un gros garçon au teint rose, plein de calembours et de chansons, le joyeux drille dans toute son horreur. Le singulier c'est qu'il cachait là-dessous une culture assez étendue qui, à la longue, me lia avec lui plus que je n'aurais cru possible.

Des circonstances imprévues m'ayant retenu un jour, à Ribamourt, je dînai et retins ma chambre à la Vache couronnée. Béhanzigue se trouvait là, ainsi que plusieurs de ses collègues, ce qui le rendait toujours exubérant. Il le fut à l'excès, ce soir-là.

Toute la nuit, le temps fut détestable. Le vent soufflait en tempête, fouaillant, comme des troupeaux, la neige et la pluie à travers les étroites rues de Ribamourt ; et la vieille hôtellerie tremblait sur sa base. Mais, au matin, le temps redevint clair.

Quand la vieille servante, qui m'apportait le chocolat, poussa les contrevents, je la priai de laisser les fenêtres ouvertes. Me voyant éveillé, elle m'annonça qu'on avait trouvé Béhanzigue mort dans sa chambre : il s'était tué d'un coup de revolver. La police avait déjà emporté ses papiers, parmi lesquels il y avait, paraît-il, une lettre pour moi, que je pourrais réclamer au commissariat. Je lui demandai pour­quoi on n'avait pas, de préférence, mis les scellés.

— C'est à cause du corps, me dit-elle.

Cependant un pâle rayon de soleil, qui était entré dans ma chambre, jouait avec les cristaux de mon nécessaire. De l'autre côté de la rue il y avait un atelier de modistes : l'une d'elles chantait la lettre de la Périchole.

Pendant le déjeuner, la tempête et la neige reprirent leur concert, et firent paraître plus doux le grand feu qui pétillait dans la cheminée. Le malheur est que ces messieurs s'étaient mis à commenter la mort de leur collègue. Plusieurs d'entre eux se rappelaient fort bien avoir toujours dit qu'il finirait comme ça. « D'ailleurs il jouait ; il avait des maladies secrètes ; ses patrons n'étaient pas contents de lui ; et il n'avait rien de chez lui ». Tout cela fut reconnu faux dans la suite (les raisons de ce suicide n'ayant jamais été découvertes), mais servit ce jour-là d'aliments aux discours de ces braves garçons, qui, bloqués comme moi par la tempête, dans cette salle à manger, se laissèrent tout doucement glisser du déjeuner à la manille aux enchères.

Je profitai d'une éclaircie pour aller retirer mon paquet du commissariat. C'était un manuscrit assez court, dont Béhan­zigue me priait, par quelques mots écrits en tête, de disposer à ma guise. Le mieux a paru d'en copier fidèlement une partie ce sont les notes qui suivent. A les relire, comme si je revivais ce jour où je les ai reçues, il me semble entendre encore les cris des joueurs de cartes, le bruit des verres, le vent qui, au dehors, éparpille la neige.

Ile de France, 189.. — Je fus, l'autre jour, au jardin des Pamplemousses, un beau jardin qui a bien plus de cent ans où l'on entre par des grilles dorées, des allées larges et sinueu­ses. Et c'est le quartier de Paul et Virginie. Tandis qu'on pense, au détour du chemin, rencontrer Mme de la Tour, en mousseline blanche, on bute contre un tertre où dort une cendre fictive : c'est la tombe de Virginie.

Nous avions emmené avec nous quelques dames d'une troupe de passage ; et la modestie de mes goûts m'avait ama­teloté à une figurante de dix-sept à dix-huit ans. Monmar­traise de race et de discours, qui a de longs cils et une chair couleur rose-thé. L'air, qui était imprégné d'une odeur de tubéreuses, l'ayant enivrée un peu, il me fut doux de baiser ses lèvres sous l'épais feuillage d'un badamier. Et je l'em­brassai aussi sous un flamboyant aux fleurs orangées : ce sont ceux que je préfère.

A la longue, ce jardin m'agace un peu, tant il est bien tenu. Et avec cela, tout plein d'écriteaux, qui interdisent chacun quelque chose, comme, par exemple, de molester les anguilles centenaires du bassin, qui sont, paraît-il, d'une grande naïveté, malgré leur âge. Ma petite amie, c'est à cause du sien qu'elle est naïve ; et, aucun écriteau ne me le défendant, je baise une troisième fois sa lèvre monmartraise et rouge.

C'est quelque chose de mettre une jolie fille d'accord avec le paysage. Autour de celle-ci je voudrais voir, plutôt que ce jardin ratissé, la forêt vierge vert de gris, avec ses arbres morts tout blancs, ses troncs guillochés d'argent et ses fougères géantes en forme de chandeliers — ou bien encore la forêt française d'automne, où je cherchais des champignons, avec la petite Chose aux yeux de pervenche.

Il paraît que vous avez mai tourné, depuis, chère petite Chose. Mais bien ou mal, pour une femme, n'est-ce pas, l'im­portant c'est de tourner.

Alger, 189.. — Entendu hier, sous les arcades de Babazoun, vers six heures, un voyou qui criait à son compagnon : « L'ar­gent, moi, je la reçois des femm ! Tandis que toi... »

Tout cela avec un air de mépris, dont l'autre était visible­ment affligé.

Id., ibid. — Quand je te quitte, la nuit, ô amie maigre et mal logée, pour ne pas, dans l'escalier, me flanquer par terre, j'allume un bout de bougie.

Mais aussitôt dans la rue, je le jette. Les étoiles lointaines, alors, et la secrète Phœbé, éclairent seules ma route.

A mesure que je monte vers les hauteurs où, comme il sied à un poète, je demeure, je vois, comme un tapis qui se déroule, Alger se déployer à mes pieds, et le port, et la courbe du golfe murmurant.

Et, dans l'air, un frais parfum circule, qui me fait oublier celui de ton corps, ô maigre bien-aimée.

Paris, 189.. — Prahly me disait, tandis que la chambre s'emplissait d'ombre, et nos coeurs de cette mélancolie qui accompagne une joie trop longtemps différée : « Que de fois je l'ai souhaité, ce moment : depuis que j'étais toute petite. Et pourquoi avais-tu l'air de ne pas savoir ?

Cependant, elle me pressait dans ses bras, qui furent autour de mon corps comme l'étreinte nombreuse d'un lierre. Et moi, je ressemblais plutôt à un ivrogne, la nuit, qui cherche, du bout de sa clef, une serrure perdue dans les ténèbres.

— Oui, Prahly, lui dis-je ; je me souviens de toi, quand tu étais toute petite, et que tu sautais sur mes genoux, en poussant des cris pareils à ceux de l'hirondelle.

Or, le soir, elle me força de dîner chez elle ; et, ayant fait venir sa petite fille, la suspendit vers moi, comme on offre une grappe très lourde, en disant :

— Un jour aussi, peut-être, vous vous souviendrez de l'avoir fait sauter sur vos genoux.

La pluie. — Au sortir de l'agréable néant que nous venions de goûter sur sa chaise longue, la chambre parut remplie d'une poussière d'or et de jour, pareille à l'aventurine des laques.

— Regardez, me dit-elle : le diable qui bat sa femme, et marie ses filles.

A travers les lattes du store, apparaissaient des bandes de soleil rayées de pluie. J'ouvris la fenêtre, et il entra en bruit léger et voluptueux — comme des doigts de sœur qui bat­traient votre tempe fiévreuse..

Pour que Prahly ne pleurât pas. — Je prenais le rapide, de 10 heures ; Prahly vint me dire adieu à la gare, au risque d'être reconnue. Tout en marchant de long en large, sous la voûte de verre et de fer, elle se pendit à mon bras, où elle pesait si peu. Et plaise au ciel qu'elle ne pèse jamais plus à mon coeur.

En tête du train, on entendait battre et palpiter la machine, comme si elle eût été impatiente de prendre son élan à travers l'espace. Et ce bruit couvrait parfois les tendres paroles de mon amie. Car elle s'attendrissait : je voyais ses larges et fixes yeux, dont la prunelle, couleur de ciel brouillé, est ourlée d'un cercle noir, se voiler peu à peu d'un liquide éclat. Certes, Prahly allait pleurer sur ce quai de gare : un vieux monsieur, à la porte d'un wagon, déjà la lorgnait. Et s'il avait su, ainsi que moi, combien ses larmes sont belles....

— Tu m'écriras... Vous m'écrirez, disait-elle.

— Oui, oui ; tous les jours.

Et je l'entraînais à l'arrière où, parmi d'autres bagages, j'avais, en arrivant, dénombré, dans une caisse à claire-voie, six petits cochons étonnés.

— Vous ne me tromperez pas, dites, reprenait Prahly d'une voix qui aurait fait mollir un diamant.

Mais moi, je la confrontai (pour ainsi parler) avec les six bêtes couleur d'aurore qui nous regardaient sans comprendre :

— Voyez, lui dis-je, en lui montrant le plus rose : un vrai amour !

Le jour de l'An à Biarritz. — Dans un petit hôtel mal famé, mais confortable, près de l'ancienne gare du B-A-B, où je dois me rencontrer avec une façon de belle amie que j'ai à Bayonne, je ne trouve qu'un billet, où elle m'annonce que sa famille (?) a été prise de méfiance (sur le tard), et la garde pour le Premier de l'An.

Que faire seul, toute la soirée ? Par bonheur, un garçon de l'hôtel m'offre de m'indiquer des distractions. Tout de suite nous tombons d'accord sur le sens de ce terme ; et, une heure après, il me ramène du quartier du Phare, une fille niaise et assez jolie, qui parle un français extraordinaire, et certaine­ment ne se fait pas habiller rue de la Paix.

Du reste, elle est sans résistance quelconque contre n'im­porte quel caprice de l'étranger. C'est proprement la captive que vous envoie un chef nègre, pour l'embrasser, la manger ou la revendre à votre guise. Moi, qui ne suis pas un de ces explorateurs barbares..., je me contente de la faire boire un peu. Dans la chambre rouge de feu, elle babille, et me conte des choses incompréhensibles.

Le lendemain, pour secouer ce glacial jour de l'An, je fais un tour dans Biarritz, en attendant l'heure du départ. Il a neigé pendant la nuit. La ville est déserte, sonore et blanche : au bout d'une rue, j'aperçois la mer couleur d'étain, et toute plate sous le ciel fauve.

Histoire de Prahly. d'un dentiste qui était beau comme le jour et du cygne sur l'étang. — Par un après-midi d'automne, aussi doux qu'une prune qui laisse couler son âme de sucre, nous étions, Prahly et moi, assis dans un jardin.

Un rideau d'aimables feuillages cachait les combles et les murs des maisons prochaines, et, plus près de nous, il y avait un étang rouillé, qui frissonnait sous la nage d'un cygne éclatant et solitaire.

— Les cygnes, lui dis-je, sont des bêtes admirables. Regarde l'attache des ailes, son col de serpent, et cet œil noir et mau­vais de dame de cour.

— Nous venons, répondit-elle, de passer devant chez mon dentiste, M. Z... Il est tout jeune ; mais si tu le voyais, c'est le plus beau garçon du monde.

— Et rien n'est plus vigoureux qu'un cygne, à masse égale. C'est l'énergie même, soit qu'il nage, soit qu'il aime mieux prendre son vol à travers l'hiver.

— Il a un frère, continua Prahly ; mais qui est moins bien : il est un peu trop gros.

— Prahly, lui dis-je, quand je vous parle de cygnes, je vous prie de ne pas me parler de dentistes.

— C'est que, mon cher ami, il est docteur en médecine, reprit-elle, en fixant sur l'eau ses yeux stables et clairs, où je vis nager un bel oiseau blanc, à la renverse.

Ecrit dans une fumerie d'Annam. — Prahly, Prahly, je t'ai perdue. Et quand je songe à toi, j'ai dans la bouche cette amertume qu'y laisse un fruit confit, givré de sucre...

Cette nuit, la petite maison, où l'on a tant fumé, que, d'y respirer seulement, on est à demi-heureux, tremble et fris­sonne sous les rafales.

— C'est un cyclone, me dit mon hôte, en passant au boy sa pipe vide.

C'est un cyclone, en effet, qui s'est jeté sur nous, ce soir, aussi vite qu'un oiseau de proie. A l'entendre, de son invisible vol, ébranler la terre et la mer, l'opium prend une douceur nouvelle — l'opium qui écarte les souvenirs mauvais, ou qui les déguise ; qui me rend Prahly à nouveau favorable, ou, tour à tour, me la fait détester avec délices. Et ne m'a-t-elle point trahi, chassé, cassé aux gages comme un laquais ! Ah, que de grands mots, pour elle qui est si petite.

Où êtes-vous, Prahly ? Très loin, ou très près ? C'est la neuvième pipe : je ne sais plus très bien. L'autre jour près du col des Nuages, à Cauailles, je crois, dans une baraque où des manoeuvres buvaient de l'alcool de riz... — Mon Dieu ! quel coup de vent : la maison, cette fois, va être emportée... Ce sera drôle de nous voir courir après, comme un Monsieur dont le chapeau roule dans la rue. Ce sera très drôle. Ah, que j'ai envie de rire... et que j'ai peur : l'ouragan..., je sens qu'il me déteste. — Dans cette baraque, donc, de Cauailles, mon compagnon me fit remarquer, servant les coolies, une fille annamite bien inattendue : teint mat, profil busqué, bouche orgueilleuse ; une merveille.

— Elle est belle, n'est-ce pas, j'ai envie de l'acheter.

— Elle n'est pas, lui dis-je, aussi belle que Prahly.

Mais il ne comprit pas. Il n'y a que moi qui te comprenne, Prahly ; il n'y a que moi qui t'aime, à travers la triple épou­vante de la nuit, de l'opium et de la tempête.

Nostalgie. — ... Nous fîmes voile vers l'île de Tapolrane. Les bords montueux du Cathay s'abîmèrent lentement à l'horizon. Là, ce n'était encore que le matin de l'été ; et le lotus à la longue tige n'avait pas commencé de fleurir ces eaux sacrées où se reflète la tombe de Gia-Long. Mais, sur les étangs de Candy, nous en vîmes déjà sourire. Il y en avait d'un peu roses — comme les genoux de Prahly. Il y en avait de blancs, comme ces légers tissus dont je la vis naguère, dans sa hâte d'être aimée, joncher l'appartement, au crépuscule.

... Après avoir, de là, reconnu le Coromandel, ce fut la populeuse Calcutta, où il faisait chaud. J'y achetai des letchi, au marché : mais qu'ils furent loin de valoir ceux de Bourbon et de Maurice ; ceux de ma jeunesse, comme on en vendait dans cette éblouissante gare de Rose-Hill. Je songeais à un bel arbre, où j'en avais, moi-même, cueillis. Et le songeais aux beaux yeux des filles de la Savane, que je ne reverrai plus, — à la dame exquise et pâle, qui passait sans bruit à travers l'ombre légère des filaos.

L'inutile recours en grâce. — Certes, le mauvais temps ne me porte point bonheur.

Une fois de plus, il pleuvait (c'est la moitié de la vie). Et j'étais sur un quai de gare, une fois de plus.

— Quoi, fit Prahly d'un air contraint, en descendant de wagon, c'est vous !

— J'ai rencontré votre mari, rue Royale, qui m'a annoncé votre retour, et qu'il'ne pouvait pas venir vous chercher.

— Je sais, je sais.

— Alors, il m'a paru que je le remplacerais très bien.

— En effet.

Et Prahly regarde autour d'elle. Soudain ses yeux se fixent et brillent. Sa main s'agite comme pour saluer. Je me retourne, et vois un grand garçon qui la regarde d'un air tendre et stupide.

— C'est à ce Monsieur que vous faites signe, Prahly ?

— Que je fais signe ! vous  êtes fou, dit-elle. Et elle prend le devant. Je la rejoins avec peine, dans la cohue.

— Pourquoi m'avez-vous fait défendre votre porte ?

— Je ne vous ai rien fait défendre du tout, pas même de... de me...

Un peu de pitié, ou un peu de pudeur l'arrête. Elle ne dit pas le mot. Eh, je le sais bien, parbleu, que je la rase. Cepen­dant j'ai ouvert mon parapluie pour la conduire à une voiture, et ouvert la portière. Au moment de monter, elle pose son pied pointu dans une flaque, et m'éclabousse tout entier. Et de quel rire elle éclate alors : cruel, aigu, étincelant, comme une dague.

Je l'ai déjà dit : c'est beaucoup de mettre une jolie femme d'accord avec le paysage.

— Prahly, laissez-moi faire la route avec vous.

— C'est cela : pour me faire part de la boue dont vous venez de vous couvrir. Aimable prévoyance.

— Prahly, je vous en prie.

— Et pour qu'on nous voie tous les deux en fiacre. Mais, mon cher, vous êtes fou !

Elle part, après avoir indiqué sa demeure, au cocher. Mais, un peu plus loin, je la vois se pencher à la portière, pour donner une autre adresse, sans doute.

Ah, vous le savez bien, Prahly, que je suis fou...

Signé : BÉHANZIGUE.

Et ici s'arrête le manuscrit.

(texte non relu après saisie - 25.VIII.08)

ACCUEIL   -   SOMMAIRE   -   JOURNAL DES NOUVEAUTÉS   -   BIBLIOGRAPHIE