Charles Van Lerberghe
(1861-1907)
 
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Commentaire
sur
La Chanson d'Ève
(1904)


NOTE

Cette édition de la Chanson d'Ève, réservée à une élite de lecteurs amis de la poésie, méritait la parure de quelques pages inédites. On les trouvera ci-après. Avant de confier son livre aux soins du Mercure de France, Charles van Lerberghe avait voulu en communiquer le texte à un ami. Il se plut à y joindre, à l'adresse de ce confident, une lettre de proportions vraiment inusitées: un « commentaire » qui remplit les 76 pages d'un cahier in 4°. Une charmante et libre analyse venait s'ajuster ainsi non seulement à l'œuvre entière, mais à chacune des pièces qui la composent.

Le fragment qu'on va lire s'applique à l'ensemble du livre ;  c'est, pour ainsi parler, une sorte de « préface intime » . Le poète y exprime, y explique ses intentions secrètes. Il nous révèle que, si la figure d'Ève est l'image de son idéal féminin, elle est aussi et surtout le léger symbole de son âme à lui, toujours émerveillée. Et il s’énonce sans aucune recherche de littérature, sur le ton de la causerie la plus abandonnée.

Cette prose dépourvue d'apprêt ignorait son destin. Elle ne s'attendait pas à fréquenter le monde brillant de la Librairie d'Art où elle apparaît aujourd'hui, uniquement ornée de sa grâce naturelle... Ne l'oublions pas, il s'agit en somme d'une lettre, d'une lettre familière adressée à l'ami qu'il appelait « son frère en poésie », - et qui inscrit ici sa signature justificative.

ALBERT MOCKEL.


COMMENTAIRE
de Charles Van Lerberghe sur la Chanson d'Eve.(1)


Cher ami,
Cher poète de Clartés,
Cher juge souverain

Je n’ai pas eu, en composant mon poème de la « Chanson d’Ève », la prétention légèrement saugrenue de rivaliser avec… Milton. Encore que Milton, que vous n’avez peut-être pas lu, ne soit qu'un fier raseur, un abominable phraseur et à tout prendre, une sorte de clergyman ayant pris pour texte de son sermon épique un épisode de la Genèse. Son Adam méthodiste a contribue à ne pas faire naître le mien, car mon poème manque d'Adam. (De même qu'il manque assez bien de virilité). Son Ève n'est qu'une cuisinière. On n'imagine pas femme plus platement et plus bêtement soumise à son Dieu et à son maître. Quelle beauté a-t-elle ? Je lui en ai cherché en vain. Elle est comme tout le monde et on ne la voit jamais, si ce n'est lorsqu'elle vaque à certaines besognes, comme le jour où elle reçoit les anges et leur prépare le dîner. La description de ce dîner servi par cette cuisinière, (« toute nue », comme dit Milton, ce qui devient d'un grand comique en cette occurence), pourrait servir d'éternel modèle aux poètes, pour ce qu'il ne faut pas faire. Quant à ses anges domestiques et militaires (quelques-uns tirent du canon dans le grotesque récit de la Bataille) ils sont ignobles.

Ayant devant les yeux l'Ève enfant de la nature, l'Ève symbole de toute la jeune grâce féminine, non pas celle que j'ai faite mais celle que je rêvais, je ne pouvais qu'être hostile à l'autre. Injustement, sans doute, puisque le Paradis perdu de Milton est un chef d'œuvre « consacré ».

Donc, malgré cela - et à cause de cela -, je ne me suis guère inquiété de mon illustre modèle.

Puis, disons-le bien vite, il ne s'agissait de rien moins que d'écrire la légende d'Ève, comme Gourmont l'a tenté, par exemple, dans cette Lilith que nous lûmes à Florence, et qui n'était pas moins choquante, vous vous en souvenez, en son allure d'image de « la Bible pour rire ».

Ma Chanson n'est, après tout, qu'un poème tout à fait subjectif et lyrique, auquel Ève et quelques beaux motifs de sa légende servent de thèmes et de symboles. Aussi l'unité n'est-elle qu'apparente, et jusqu'à un certain point artificielle. Vous vous en apercevrez. C'est quelquefois une qualité, quelquefois un défaut. Cela manque de transitions, de concordance. On est au soir à une page, et au matin dans l'autre. Ève a péché ici, et a retrouvé son innocence là-bas. Cela n'importe guère, je crois, s'il est entendu que je n'ai jamais songé à la traiter objectivement. (2)

Elle est ma pensée, Psyché si l'on veut, la Muse comme on disait jadis : moi et un certain idéal que j'ai non seulement de la jeune fille et de ses songeries, mais d'une âme féminine, très douce et pure, très tendre et rêveuse, très sage et en même temps très voluptueuse, très capricieuse, très fantasque. L'âme que j'ai du avoir dans une autre existence, lorsque l'homme n'existait pas encore et que tout le monde avait encore un peu une âme de jeune Ève.

Vous la jugerez d'après cela, en ne lui demandant pas davantage que d'être un gracieux symbole. Il est toujours permis à un symbole, n'est-ce pas, d'être un tantinet dépourvu de logique.

Il n'en est pas moins vrai que j'ai voulu, inconsciemment d'abord, très consciemment par la suite et jusqu'à la fin, objectiver tout ce que j'ai pensé et senti depuis ces deux, trois dernières années, en ce symbole concret d'Ève et de son Paradis. J'ai fait un plan, quitte à ne pas le suivre. (Les plans ne servent qu'à cela). Je me suis fait un Eden à l'image de quelques beaux jardins, de quelques merveilleux paysages entrevus ou pressentis, Ève naît, se promène en ce jardin, y parle un peu avec ses anges et d'autres créatures, y rêve beaucoup, s'y laisse tenter, y succombe et y meurt. C'est voulu, - et pas voulu. En somme, par habitude et instinct, ma pensée a généralement pris d'elle-même la forme de son sujet, et s'est identifiée avec elle (Ève). On me reprochera d'avoir parlé tout le temps au féminin, moi un homme ! Mais ce reproche n'est pas tout à fait juste, puisque c'est une âme qui parle, et que partout à peu près je pourrais remplacer ce mot « Ève » par « mon âme », à la façon d'autres poètes. Evidemment mon poème est féminin, mais je ne considère pas cela comme un défaut. En art, les féminins valent les masculins. Question de goût et de tempérament. Racine vaut Corneille. Je ne m'excuse pas d'être si « jeune fille », quoique, naturellement, comme elles, j'envie et préfère les beaux mâles... Verhaeren, par exemple, à qui cette fois j'ai voulu rendre hommage en lui dédiant mon livre.

Sous le rapport formel, j'ai adopté le vers libre pour Ève elle-même. Je sais déjà par vous, et par Séverin, qui êtes d'accord là-dessus à ma grande joie, que j'ai bien fait. Moi-même je m'en suis bien aperçu. J'alourdis la figure de mon Ève et empâte toutes ses paroles dès que je me sers d'un autre vers que le vôtre et celui de Griffin. C'est à mon avis la plus éclatante justification de votre exemple et de vos judicieuses théories,la meilleure réfutation de tout ce que j'ai souvent dit à l'encontre. Il est vrai que cela est d'une difficulté presque insurmontable et que mes réussites sont rares. Mais ne fût-ce qu'un seul petit bon résultat, comme dans Premières Paroles, cela suffirait. Il est incontestable que là, une fois en passant au moins, j'ai réussi à trouver le style que je voulais, mon style. Ailleurs, comme dit Séverin, c'est trop le style des autres.

J'ai employé celui-là, en général, pour les anges, me disant qu'une certaine allure grave et solennelle leur convenait, - pour quelques paysages comme « Forêt d'Eden » - et, contradictoirement à mon propre plan, pour les Sirènes. Mais dans ce long poème des Sirènes, Ève continue à parler en vers très légers, (dans son propre langage, celui de l'Oiseau bleu et des Fées) et j'ai d'autre part essayé de donner à mes alexandrins sirénéens le plus de mouvement et d'ondulation possible.

J'ai enfin employé les petits vers de 8 pour certains petits tableaux dans ma manière ancienne. Elle m'avait trop bien servi alors pour que je ne tentasse pas d'y esquisser encore quelques croquis en lignes frêles et en couleurs pâles et d'or.

(CHARLES VAN LERBERGHE)
Décembre 1903.   


(*) La Chanson d'Ève (1904), en mode image, sur le site Gallica de la BnF ; et en mode texte sur le site Mémoire vive.
(1) Extrait du cahier de réflexions et notes inédites relatives à cette oeuvre qu'il m'envoya en me soumettant le manuscrit. (A. M.).
(2) Il s'agit ici de l'œuvre à l'état de manuscrit, avant la révision qui fit disparaître ce léger désordre. (A. M.).

(texte non relu après saisie, 17.02.07)

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