Adolphe Léon Willette
(1857-1926)

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Madeleine
Monologue
(1920)

Jésus descendit aux enfers
Dieu est partout.


Madeleine - Willette

M’offres-tu quelque chose, beau solitaire ?... et toi ?... tu ne prends rien ?... Tu es venu pour aimer et non pour boire... Tu as raison ce n'est pas si fameux ce qu'on boit ici, c'est du vinaigre, c'est mauvais comme le fiel... mais qu'est-ce que tu veux... faut bien... ça fait aller le commerce de la Maison et puis, et puis... c'est le coup de fouet pour nous autres, les petites dames, ça aide, ça fait endurer le métier... ah oui le métier !... cochon d'métier !... Minuit !... pour les gosses, le marchand de sable est passé... pour nous, pauvres poupées... mais tu ne dis rien et je jaspine sans savoir... parle-tu français ?... non ?... mais tu comprends... ça, c'est tout plein gentil.

Alors, comme ça, tu es étranger, tu viens de loin ?... oui, je comprends, tu étais fatigué et tu es venu te reposer, ici, dans cet asile le seul ouvert dans la ville à cette heure.

Asile pour toi comme pour moi, bien sûr, mais toi tu le quitteras cet asile, une fois réchauffé et reposé... c'est peut-être bien pour ça seulement que tu es rentré... dans cet enfer... faut croire qu'y a peut-être du bon en enfer... à condition d'en sortir quand on veut.. ah ah ! moi je suis le combustible, le bois à brûler et je dois me consumer ici, dans cet enfer que tu as pris pour le paradis !...

Mais peut-être que je t'ennuie avec mon bavardage, mon chéri, et je devrais t'allumer !...

Dis, veux-tu que je vienne m'asseoir, à ton côté, cela serait mieux... plus mignon et alors... alors... si ça te chante tu monterais avec moi ?... non ?... tu préfères... eh bien moi aussi !... Je ne sais pas... mais j'ai de la peine et du plaisir à rester en face de toi... tu as l'air si triste, si doux.. tu as eu des peines de cœur ?... Donne-moi voir tes mains, veux-tu ?... je sais y faire... je vais te dire ton passé et ton avenir... les belles mains !... Quel dommage !... ces horribles cicatrices interrompent brusquement la ligne de vie et.... cependant tu es là !... pauvr' chien !... tu es ouvrier ?... soldat ?... tu as été cruellement blessé et tu n'as peut-être pas encore reçu d'indemnité ?... Tiens ! (elle embrasse les mains) en voici une, en ... en attendant et de tout mon cœur!... les hommes sont si méchants !

Moi aussi, regarde, j'ai de jolies mains ; on me le dit souvent, mais aussi je les soigne comme de gentilles bêtes caressantes qu'elles sont... ah ah de vraies pattes de velours armées de griffes luisantes et rougies... pas ? on dirait que je fais comme le chat, le mitron dans la viande saignante... pas, que c'est drôle ?... ah, ah ! Et dire quand j'étais une vraie gosse, j'avais les mains toujours sales, les doigts tâchés d'encre et les ongles rongés !.... Tout de même, elles se joignaient, comme deux sœurs jumelles, devant l'image de la Vierge Marie et depuis... depuis... elles ne se réunissent plus que sur mes yeux pour en cacher les larmes !... pardonne-moi... je viens d'oublier qu'il est défendu à la fille de joie de pleurer !

Je crois que tu es bon, toi. Ecoute, mes compagnes racontent souvent leurs misères de fillettes, de femmes, aux clients gouailleurs, histoire de causer, de les distraire... c'est si bête de ne rien se dire quand... il n'y a pas d'amour !... seuls, les amants pour de vrai, peuvent faire l'amour en silence ; puis des fois les confidences de la petite dame peuvent attendrir le client, le rendre moins brutal et plus généreux.

Moi je n'ai jamais rien dit à personne mais cette nuit de Noël me pousse à te confier ma douleur assoupie jusqu'ici par l'habitude, par l'hébétude.

Donne-moi encore, dis, tes pauvres mains qui prouvent que tu es mon frère par la souffrance ?

Tes blessures sont cicatrisées... Vois mon pauvre corps devenu denrée commerciale, mon corps quotidiennement flétri pour quotidiennement subsister !

Mon âme affolée et encore scandalisée ne sait où fuir l'ordure !... Elle s'est réfugiée, ma pauvre âme... là... sous mon front que dédaigne la bestialité et, haletante, par les yeux brouillés de larmes, elle cherche au loin, elle espère encore le Sauveteur, ou plutôt le Sauveur dont on lui a tant parlé quand elle était l'âme d'une gosse !

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Ah celui qui me tirerait de ce cloaque, avant mon enlisement complet, serait mon Dieu !

Oh ! ce n'est pas pour vivre heureuse que j'aspire à la liberté !... Il est déjà trop tard !... Ne suis-je pas comme le triste oiseau de nuit qu'on cloue à la porte des chaumières ?

Que me feraient la clarté et la chaleur du soleil dont j'ai perdu le souvenir ?... Je suis déjà glacée par l'idée de la mort libératrice !... Ne connaissant que la laideur si confiante en mon infamie, tout, pour moi serait hypocrisie !..... mais je ne veux pas mourir, ici.... je veux vivre encore pour mériter le blanc de mon linceul !....

Ecoute, j'ai peut-être tort de parler de la camarde... je vais lui faire penser à moi... ah !... la voilà !... Elle vient vers moi !... la vois-tu ?... ah ! elle va me prendre !... mais on dirait que cela te fais sourire !... méchant !... moi qui t'aimais, pour de vrai !... Oh ! que c'est drôle !... Je ne vois plus que toi ! ... Hé, mais !... que fais-tu ?... Que cherchez-vous dans mon sein nu ?... oh !... tiens, une rose !... la belle rose !... comme elle est pourpre ! mais... c'est mon cœur que tu tiens !... c'est bien lui !... oh ! oui, prend le, garde le, mon amant, mon époux ! car c'est pour toi, que je meurs d'amour... Jésus !

A. Willette
Les Epinettes
31 Juillet 1911


Madeleine : format image en pdf (9,55 Mo)

(Texte non relu après saisie, 13.XII.10)

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