Fernand Chaffiol-Debillemont
(18..-19..)

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Émile Cabanon
(1952)

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Lorsqu'on se promène sous le ciel plombé du romantisme, et Dieu sait si l'orage grondait dans ses flancs, il est agréable de découvrir un petit coin d'azur où perce l'espérance. Un roman pour les cuisinières, d'Émile Cabanon, m'a donné l'impression d'un sourire bleu qui éclaire le visage maussade des nuées accumulées sur la désolation du monde.

Le livre est si rare que Champfleury le considérait comme introuvable. Aussi je me permets d'en faire la description, chacun n'ayant pas sous la main le Carteret. Édité en 1834 par Renduel, c'est une des meilleures productions du célèbre éditeur. La couverture, d'un gris clair teinté de vert, porte sur le plat le blason imaginaire du héros. Une vignette de Camille Rogier vous accueille aimablement au seuil de l'ouvrage. Elle représente Julio de Clémantine endormi dans un fauteuil, pendant que Cidalise, assise sur son lit, s'indigne, les bras croisés, d'un tel manque d'égards. La typographie, fort soignée, réjouit l'oeil : pages bien aérées, caractères gras et point de fioritures inutiles. Ajoutez que le papier, léger et solide, procure au toucher une volupté fort appréciée de tous les bibliophiles. Nous ne sommes plus habitués à pareil luxe. Au dos de la couverture, il est annoncé « sous presse » Les Mémoires de la dame de pique, en deux volumes qui ne parurent jamais. C'est fort regrettable, car cette dame, que Pouchkine honorait, devait avoir des révélations intéressantes à nous communiquer.

J'avoue être assez attiré par les auteurs qui se présentent devant la postérité avec un mince bagage. D'un coup d'oeil indulgent l'arrêt est rendu.

Les oeuvres touffues ressemblent à une forêt tropicale où il faut donner de la hache, exercice épuisant pour l'explorateur littéraire. Les hommes de génie eux-mêmes ne sont pas à l'abri de ces coupes sombres. Elémir Bourges déclarait à Fernand Fleuret :

Je n'ai écrit que trois livres, d'abord parce qu'il faut se reposer sept ans quand on a fait quelque chose de bien, ensuite parce que j'ai le travail difficile et enfin parce que j'ai la passion de la lecture.

Que ce précepte n'est-il plus souvent médité ! Aussi, je loue Émile Cabanon de ses modestes ambitions. Il n'a planté qu'un arbre, mais qui fleurit encore. Je vous invite à jouir de son ombrage.

Emile Cabanon, fils d'un marchand de soieries de Lyon, piaffa très jeune, en bottes vernies, au boulevard de Gand. Sur ce promenoir se tenait un grand commerce d'esprit. Roger de Beauvoir, Alphonse Karr, Édouard Ourliac, Nestor Roqueplan, Léon Gozlan et bien d'autres alimentaient la ville de leurs facéties. La meilleure marque fut celle de Romieu, qui eut un moment le titre d'homme le plus gai de France. On citait à l'envi ses reparties, on s'amusait de ses excentricités. Voici une anecdote :

Il lui arrivait d'être sans domicile ; certain jour il se réfugia dans un établissement de bains. Deux heures plus tard il faisait porter à un de ses amis le billet suivant :

Je suis en gage dans une baignoire. Si tu ne m'envoies pas de quoi payer mon bain, je passe à l'état de poisson. Je sens déjà les écailles qui poussent sur mon dos.

L'ami complaisant le sauva des eaux.

Parmi ses boutades, j'ai recueilli celle-ci qui est, à mon avis, la moins éventée :

Un auteur lui ayant adressé un drame en cinq actes, en vers, fort ennuyeux, il répondit  :

J'ai lu votre manuscrit... je vous laisse le choix des armes.

La bohême a parfois des portes de sortie heureuses. On fit de cet humoriste un sous-préfet. Sa fantaisie continua à pétiller dans les différents postes qu'il occupa. Plus tard on le nomma directeur des Beaux-Arts ; du coup, sa verve s'éteignit. Romieu se consola dans la bonne chère, mais en même temps il abrégea ses jours.

L'homme le plus gai de France l'était beaucoup moins quand il prenait la plume. Ses Proverbes romantiques (Ladvocat, 1827), son oeuvre maîtresse, manquent de sel. Il a commis en outre quelques vaudevilles où l'on n'a ri que du bout des lèvres. D'où vient que ces sagittaires qui lancent tant de bons mots en mettent si peu dans leurs écrits ? La question fut posée à d'Ennery, lequel répondit froidement :

Au théâtre il ne faut ni déconcerter le public ni troubler ses habitudes.

A dire le vrai, ce n'est pas le trait qui réjouit, mais la grimace de la victime. Sans son partenaire qu'il moleste, le clown enfariné s'agite en vain. De même, un grand nombre d'éblouissants causeurs, dans le silence du cabinet, devant le papier que « sa blancheur défend » sentent leur esprit qui se glace, faute d'auditoire pour applaudir à leurs fringantes insolences.

Emile Cabanon, dans cette compagnie d'archers, fut un tireur sans éclat. On cite ses deux plus drôles bouffonneries :

Invité à une réception officielle, il vit une belle négresse décolletée et lui demanda si son deuil serait encore long à porter.

Un soir de représentation extraordinaire à la Comédie-Française, il força les portes du théâtre en annonçant au contrôle : prince de Courtenay, branche éteinte.

Comme vous voyez, c'était fort innocent et ses confrères n'avaient pas à redouter la concurrence. En toute sécurité, Alphonse Karr pouvait continuer à enfoncer ses dards et Léon Gozlan à sertir ses épigrammes.

Émile Cabanon, à l'encontre de tant d'autres, s'était réservé pour son livre. Un Roman pour les cuisinières, dont le titre est déjà une indication humoristique, rappelle un proverbe de Carmontelle avec une pointe de mélancolie et une petite envolée lyrique qui le rattachent à son temps. Écrit avec une élégance désinvolte, d'un style alerte, je le donne pour le modèle du roman dandy. Paul de Musset qui, à ses débuts, avait pris la même voie, marche d'un pas moins délibéré.

N'est-ce pas déflorer le sujet que de le résumer en quelques lignes ? Je vais essayer cependant et m'excuse de ma témérité. Une bulle de savon irisée est une chose si fragile !

Julio de Clémantine, jeune homme riche et blasé, ne compte plus ses bonnes fortunes. Il reçoit un soir la visite d'une belle dame qui lui propose trois nuits d'amour contre un prêt de soixante mille francs dont elle a un besoin urgent, bien que son noble mari soit un homme sans reproche à son égard. Les femmes du monde, comme chacun sait, ont des dettes inavouables. Julio donne l'argent mais se refuse à exercer son privilège. Il paye cette insolence de sa ruine. Maintenant, réduit à la pauvreté, Julio se cache sous le pseudonyme de Jules Clément. Cidalise le découvre dans un modeste logis des Ternes, occupé à fumer du tabac d'Orient sur le divan où Goethe lisait les poètes. Elle restitue la somme empruntée et s'offre de nouveau, en toute gratuité. Julio, après une grande scéne pathétique, verse subrepticement un narcotique dans un verre, le boit et dort cinquante-deux heures, échappant ainsi à la tentation.

Dans cette même année 1834, paraissait On ne badine pas avec l'amour dont l'ouverture est si plaisante et le dénouement si tragique. Rappelez-vous l'apostrophe que Perdican lance à Camille dans l'oratoire où Rosette vient de se tuer :

Vous voyez ce qui se passe, nous sommes deux enfants insensés et nous avons joué avec la vie et la mort.

Le héros de Cabanon, lui, badine avec l'amour sans accident dramatique. C'est un jeune homme sceptique qui déteste les complications et n'est pas fâché en outre d'humilier une coquette. Si dissipée que fut sa jeunesse, il lui reste de l'honneur.

Quand il se réveille, Julio dit adieu aux folies de son âge. Il place les soixante mille francs en bonnes rentes sur l'Etat, opération sans risque à cette époque. Il s'embourgeoise, devient garde national et emploie ses loisirs à confectionner des recettes culinaires dont « les cailles à la Clémantine » sont le chef-d'oeuvre d'une tête bien pensante et d'un estomac éprouvé. Je ne vous convierai pas à goûter cette merveille gastronomique car je crains qu'une cuisinière, pour qui en dernier ressort cette histoire fut écrite, n'y perde son latin.

En parcourant ces pages délicates il me semblait que l'Indifférent de Watteau me rendait visite et que Verlaine me berçait de sa musique :

Tout en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie importune,
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur,
Et leur chanson se mêle au clair de lune…

Émile Cabanon n'a pas laissé d'autres ouvrages. On rencontre sa signature dans le Corsaire et le Journal des enfants. D'humeur galante et généreux de caractère, il mettait tous ses soins à écorner la fortune de son père lorsque celui-ci s'avisa de l'installer dans une succursale de sa maison qu'il fondait à Paris. Le fils prodigue mena de front les affaires paternelles et ses affaires de coeur. Ces dernières vidèrent sa bourse et ruinèrent sa santé. Il mourut en épicurien, le sourire aux lèvres, regretté par un ou deux amis fidèles, pleuré de quelques belles peut-être. Quelle fin enviable pour un lion du jour !

A celui qui accuserait de frivolité mon goût pour un roman aussi léger, je rétorquerais que rien ne me plaît davantage que les oeuvres dont l'unique vertu est « l'incorruptible orgueil de ne servir à rien ». Elles m'enchantent comme ces nuages nacrés qui naviguent dans le ciel à l'heure où le crépuscule va naître. S'il fallait me défaire de ma bibliothèque, ce n'est que de tels livres que je pleurerais. En attendant ce jour fatal, j'ai placé Un roman pour les cuisinières sur le rayon où repose Un document sur l'impuissance d'aimer du charmant Jean de Tinan. Tous deux ont la même résonance ; l'ironie sentimentale unit leurs voix juvéniles aux accents désabusés.

Inutile de dire que le roman d'Émile Cabanon passa inaperçu, emporté comme un fétu sur la mer démontée du romantisme. Il se trouva cependant un critique austère, scandalisé par le dénouement fantaisiste, pour anoblir l'auteur en l'appelant « Cabanon de Bicêtre ».

Les cuistres tuent les papillons à coups de fusil.

(texte non relu après saisie. 03.11.06)

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