Denis Bogros
(1927-2005)

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Des hommes, des chevaux, des équitations
Petite histoire des équitations pour aider à comprendre l'Équitation 
(1989)

 CHAPITRE III

L'équitation des peuples sédentaires dans l'Antiquité

 
Il faut noter tout de suite que dans l'Antiquité - et ce sera vrai pour le Moyen Age - l'équitation des peuples sédentaires ne prit jamais une place importante, comme technique, dans leurs armées. Tout le monde sait, par exemple, que les Romains conquirent leur vaste Empire avec des légions de fantassins ; Empire qui, d'ailleurs, ne s'est jamais très étendu dans les steppes : ceci expliquant cela. L'équitation de ces peuples ne se développa que fort peu et dans la mesure seulement de leurs combats contre les cavaliers venus des steppes. Elle ne pénétra guère dans leurs moeurs. C'est précisément cet effort, qu'ils ont fait pour adopter une technique contraire à leur mode de vie, qu'il est important de bien saisir et que nous allons tenter de décrire. Nous envisagerons tour à tour l'équitation chez les Chinois, les Grecs et les Romains.

LES CHINOIS

Dès la fin du IIIe millénaire, l'empereur Ki (2197) possédait des chars attelés de chevaux - L'équipage était composé de trois hommes : à gauche l'archer, à droite le lancier équipé aussi d'une hache, au centre le « cocher ». Ainsi les Chinois, inventeurs de la roue avec les Sumériens, ayant par ailleurs importé le cheval, domestiqué depuis des siècles par les Proto-Mongols, auraient inventé aussi le char de combat dés le IIIe millénaire avant notre ère. L'invention est partagée. Car nous savons par des documents irréfutables que les Sumériens - à l'autre bout de l'Asie - possédaient à la même époque une charrerie tractée par des équidés à longues oreilles : ânes ou onagres ? Les deux faits sont-ils conciliables ? Oui ! - En tout cas, il est certain que sous la dynastie des Chang (XVe au Xe siècles av. J.-C.), l'armée chinoise était essentiellement composée d'une charrerie d'un millier d'unités, soutenant une importante infanterie. Une telle armée manquait de mobilité et ne pouvait que manoeuvrer avec lourdeur. Elle ne fut pas en mesure de résister à l'élan des hordes cavalières. Aussi, sous la dynastie des Tchéou (Xe au IIIe siècles av. J.-C.), on vit apparaître dans les rangs chinois une « cavalerie » imitée de leurs adversaires (1). Cette adaptation de ce peuple sédentaire à une technique qui lui était étrangère dut être difficile et ne porta pas ses fruits avant des siècles. C'est la raison pour laquelle, au IIIe siècle av. les empereurs de la dynastie des Ts'in entreprirent la construction de la « grande muraille » pour contenir les invasions des nomades cavaliers. Preuve évidente de ce que leur corps de cavaliers ne leur inspirait guère confiance.
 
C'est à la dynastie des Han (du IIe siècle av. J.-C. au IIe siècle de notre ère) que devait revenir l'honneur de vaincre les envahisseurs cavaliers, en leur opposant des troupes à cheval instruites et structurées. Leur fondateur, Kaoti, avait déjà infligé aux Hiung Nu une dure défaite en 190 (av. J.-C.). Mais le véritable créateur de la « cavalerie » nouvelle fut l'empereur Uou-ti (147-87). Les Chinois empruntèrent aux nomades l'usage de la selle sans étriers (2). Ils créèrent un corps de cavaliers armés d'une lourde épée à double tranchant et de la longue lance (3). Ils étaient revêtus d'une cuirasse articulée, invention iranienne que l'Antiquité nous a transmise sous le nom de cataphracte. Cette cavalerie ainsi équipée, articulée en escadrons disciplinés, put résister aux harcèlements des hordes des cavaliers nomades, tant par le choc que par le corps à corps. Et, ceci d'autant mieux qu'elle était soutenue par une infanterie utilisant l'arbalète, arme d'une grande efficacité contre le cavalier léger. Avec une telle armée, la dynastie des Han repoussa définitivement les hordes cavalières. Elle étendit l'Empire chinois jusqu'en Corée du Nord et au fleuve Rouge au sud.
 
L'histoire de ce peuple sédentaire contraint de s'adapter à l'équitation et au combat à cheval - nous aurons des exemples semblables en Europe - nous permet d'ores et déjà de faire des constatations qui se vérifieront constamment au cours des siècles, dans les cas analogues.

- D'abord celle-ci : un peuple de « fantassins », qui crée de toutes pièces une cavalerie, la choisit toujours cuirassée, lourdement équipée et l'articule en unités compactes afin de la rendre capable de résister au harcèlement et de combattre par le choc. En effet, un tel peuple ne parvient pratiquement jamais, et cela sans doute par inaptitude intellectuelle fondée sur une difficulté d'adaptation technique, à se convertir et à l'équitation et à la tactique des peuples cavaliers. Ceux-ci, jusqu'à notre époque, ont toujours préféré la tactique du harcèlement, allant parfois jusqu'au corps à corps, qui suppose un état d'esprit indépendant, une équitation alerte et des chevaux rapides et résistants.
 
- Ensuite, il convient de faire la remarque suivante : un tel peuple ; qui ne possède, dans le cas général, qu'un élevage de chevaux communs voués aux travaux domestiques et agricoles, s'il est incité, d'une part et de ce fait, à choisir la solution qui va dans le sens de son inclination naturelle : la cavalerie lourde ; s'emploie, d'autre part, devant la nécessité de faire manoeuvrer ses escadrons, à créer de toutes pièces l'élevage des chevaux qui lui sont nécessaires en cette hypothèse, tant en nombre qu'en qualité. C'est ce que ne manquèrent pas de faire les Chinois, en important du Fergana et de la Bactriane, des étalons pour améliorer, tant en taille qu'en vigueur, leurs races communes...
 
C'est ainsi que l'on peut expliquer l'apparition en ce pays de chevaux très élégants dans leur devant, puissants dans leur arrière-main, au dos court, aux jarrets bas. Une très belle faïence datant de la période Tang, que l'on peut voir au British Museum, nous en apporte une preuve irréfutable.
 
Ce cheval marque une nette amélioration par rapport au cheval chinois commun que nous a transmis l'iconographie populaire de ce pays.
 
- Enfin et surtout, on doit ajouter une troisième remarque très importante pour le sujet que nous traitons : les Chinois - et après eux, tous les peuples sédentaires (ou à peu près) - durent raisonner non seulement leur équitation, mais encore et principalement l'entretien du cheval, ignoré de la masse des citoyens appelés à former la cavalerie. Le vétérinaire militaire Chomel (4), (Histoire du cheval dans l'Antiquité. Paris, 1900) affirme que les Chinois ont possédé, bien avant Xénophon, des ouvrages consacrés à l'emploi du cheval d'armes: le Se-Ma (c'est-à-dire « le chef des chevaux », c'est-à-dire le chef des armées). C'est sous ce titre que l'on connaît le troisième livre du Chou King ou livre des annales (XIIe siècle av. J.-C.).
 
De la même façon, les peuples sédentaires d'Europe, qui ont sécrété une littérature équestre considérable à partir de la Renaissance, se sont d'abord préoccupés, dans leurs traités de la connaissance du cheval, de son extérieur, des soins qu'il nécessite, de la ferrure, des embouchures et du harnachement susceptibles de rendre son emploi aisé, n'accordant ensuite que quelques chapitres à son utilisation. Il suffit, pour s'en convaincre, de consulter le plus célèbre d'entre eux: l'École de cavalerie contenant la connaissance, l'instruction et la conservation du cheval, par M. de La Guérinière, écuyer du roi.
 
Voilà donc, brossée à grands traits, l'histoire cavalière de ce peuple sédentaire de l'extrême Asie. Il nous faut maintenant aller aux antipodes, étudier celle des peuples dont nous avons hérité la civilisation : les Grecs et les Romains.

LES GRECS

Si le cheval a été introduit en Grèce par les Proto-Achéens installés d'abord en Thessalie, il le fut aussi à partir de la Crète et de l'Anatolie vers l'Argolide. Du moins, c'est ce qu'atteste la légende qui fait naître le cheval de la mer, par la vertu du trident de Poséidon. Dans le pays des Hellènes, le cheval devint, pour les artistes, symbole de la perfection dynamique et plastique. On a trouvé à Mycènes un guerrier sculpté sur son cheval, datant du XVe siècle (av. J.-C.). Cependant, ce ne sera que bien plus tard que se répandra l'usage de monter à cheval. Comme en Asie à la même époque, le cheval est utilisé comme moyen de traction des chars - ceux-ci sont l'arme essentielle des combats « homériques » (Patrocle, Nestor, Hector). Mais contrairement aux Chinois à la même époque, il ne semble pas que les Grecs les aient utilisés en masse. Notons, à propos du char, qu'il devint très vite un moyen de compétition, à Olympie en particulier. Ce n'est qu'à une époque beaucoup plus récente que l'on y verra des courses de cavaliers qui n'eurent jamais, d'ailleurs, la faveur du public. Ce fait est caractéristique et nous le retrouverons à Rome. Tant il est vrai que les Européens mettront de nombreux siècles pour devenir des cavaliers et adopter les courses de chevaux. Solon, au Vie siècle av. J.-C., avait institué à Athènes, un corps de cent cavaliers. Périclès, au Ve, le porta à mille, dont deux cents archers. Ces chiffres sont bien modestes en regard de ceux de la cavalerie persane que les Grecs eurent à affronter durant les guerres médiques. Quoi qu'il en soit, ces faits montrent, une fois encore, l'effort d'adaptation d'un peuple sédentaire à cette arme nouvelle. Dans cette société, nous voyons apparaître des spécialistes qui entreprennent soit de vendre des chevaux prêts à l'emploi à leurs concitoyens, forts ignorants des choses de l'art, et ce sera Simon d'Athènes..., soit de décrire le beau et bon cheval, comment l'acheter et comment le dresser, et ce sera Xénophon. Disons-le, le premier était un marchand de chevaux fort adroit, le second un maître-écuyer de bonne culture et de bonne compagnie : le premier maître européen. Nous retiendrons ce phénomène proprement européen qui fait partie intégrante de nos moeurs. Ces deux types de spécialistes existent encore de nos jours et la condescendance des seconds pour les premiers n'a d'égale que celle de Xénophon pour Simon. Dans la société sédentaire, le marchand et l'écuyer sont nécessaires.

XÉNOPHON

On a beaucoup dit et écrit sur ce maître (430-355 av. J.-C.) dans le monde cavalier européen, et ce, depuis le XIXe siècle. Nos historiens en ont fait l'inventeur de l'équitation et, jusqu'à une époque récente, il était le point de départ de son histoire. Il semble que cela soit bien exagéré. Phidias avait déjà décoré le Parthénon de ses célèbres cavaliers, alors que Xénophon n'avait pas encore été mis en selle. Lui-même, qui fut un mercenaire (l'expédition des Dix Mille), s'enrichit de l'héritage équestre perse en servant Cyrus le Jeune. Passé au service d'Agésilas, il combattit sa patrie d'où il fut banni... Dans son exil (à Scyllonte), il écrivit ses mémoires: l'Anabase, un roman : La Cyropédie et surtout son Art équestre et son Hipparque qui traitent respectivement de l'extérieur, du dressage, du cheval et du commandement de la cavalerie. Pour nous, Xénophon apparaît sous deux aspects complémentaires : le penseur militaire et l'écuyer militaire, comme l'a écrit le Pr E. Delebecque. Toute son ouvre glorifie le cheval et, mis à part la très brève Apologie de Socrate, il n'existe pas un livre de lui où il n'aborde la question qui lui tient à coeur: « démontrer les immenses services rendus par la cavalerie ». Sa pensée, fondée sur l'expérience de ses campagnes tant avec les Mèdes, cavaliers de Cyrus, qu'avec les Lacédémoniens, fantassins d'Agésilas, apparaît clairement. Le Pr Delebecque l'a parfaitement décrite (De l'art équestre, Paris, 1950. intr.) : « Le cheval est destiné au service de la cité et notre auteur (Xénophon) insiste sur ses emplois militaires. Loin de l'ennemi, la cavalerie assure par ses éclaireurs, l'exploration et la découverte (Cyr. An. Passim ; Rep. Lac. XIII). Elle permet d'occuper, en avant de l'armée, une tête de pont, un point de passage forcé (sic) ou un observatoire (Cyr-An-passim). Au combat, elle enveloppe, par les ailes, l'armée adverse ; il lui arrive de charger (An. 1.8 ; Ag. 1.31 ; Cyr. 1.4 ; VI-4). Après la bataille, elle exploite le succès, harcèle l'ennemi en déroute, récolte le butin. Rien ne l'arrête ; on l'embarque pour de grandes traversées (Hell. 1.2 ; 1.6) ; etc. (5) »
 
Avant hérité de son père la terrible Phalange macédonienne, Alexandre, né un an après la mort de Xénophon, saura créer une cavalerie apte à prolonger l'action de l'infanterie... Ce sera Gaugamelle et son exploitation Arbelles en 331 av. J.-C. Par ces victoires, l'Asie occidentale s'ouvrit au conquérant de vingt-cinq ans.
 
Bien que le premier n'ait pu connaître l’oeuvre du second sur le plan militaire et équestre, le rapprochement entre la pensée de Xénophon et l'art d'Alexandre s'impose - Quant à la pensée de l'écuyer, dire que l'équitation européenne doit tout à Xénophon nous paraît exagéré. D'ailleurs, on peut se demander si ses oeuvres équestres furent connues de ses contemporains. Comment se fait-il alors qu'Aristote (6)(384-322), dans son ouvrage le Livre des animaux, ne le cite pers une seule fois ? Ses ouvrages furent-ils connus de l'Antiquité romaine ? Sans aucun doute, mais nous le savons maintenant, par des manuscrits mauvais et incomplets. Il est cité par quelques auteurs, plus historiens ou chroniqueurs qu'écuyers, qui n'eurent pas d'influence sur l'équitation romaine. Équitation qui fut, nous allons le voir, une des plus minables de l’antiquité. Quoi qu'il en soit, le Moyen Âge l'ignora totalement. La première traduction complète de Xénophon date de 1593 par l'Allemand Camerarius, elle est faite en latin. Or, depuis trois siècles déjà, à la cour de Palerme et à l'université de Naples, avait commencé la rénovation de l'équitation européenne, qui devait se concrétiser au XVIe siècle dans les travaux de Fiaschi (à Ferrare) et Grisone qui publiait, en 1550, à Naples. Le colonel Podhajsky, nous affirme que ce dernier s'était imprégné de l’œuvre de Xénophon ! Cela supposait qu’il lisait le latin, ce qui est possible, voire probable ; que la traduction de Camerarius lui était parvenue... c'est déjà moins probable. En tout cas, il ne l’avait pas attendue pour se mettre à l'ouvrage. D’autre part, les maîtres français du XVIe siècle(La Broue), du XVIIe siècle (Pluvinel), élèves des maîtres italiens, ne citent pas Xénophon. Au XVIIIe siècle, La Guérinière, lui-même, n'en souffle mot, alors qu'il ne manque pas de citer ses sources : son maître Vendeuil et ses prédécesseurs La Broue et Newcastle. Tout cela est bien étrange et nous fait douter de l'influence de Xénophon sur l’art équestre classique, quoiqu'il nous en coûte. Il faudra attendre Dupaty de Clam qui, helléniste distingué, traduisit lui-même le maître grec à partir du manuscrit grec, Paul-Louis Courrier et J.-B. Gail qui en publièrent des traductions en notre langue, pour que son influence se fasse sentir tardivement, sur nos maîtres français du XIXe siècle seulement. Cette question a terriblement préoccupé les historiens européens de l’équitation qui, par européocentrisme sans doute, voulaient un précurseur de notre continent. A tel point que, découvrant XIXe siècle et au début de notre siècle seulement, des traités d'équitation arabes datant du Moyen Age, précédant directement ceux de la Renaissance, ils ont tenté de déceler dans leurs sources l'influence grecque et celle de Xénophon en particulier.

C'est ainsi qu’Ibn-Awwan, écrivain hippique du XIIe siècle, citant dans ses sources un certain Solon ou Cholon, ils ont voulu l'identifier à Xénophon !... Cela n'est pas très sérieux. En fait, les Arabes, pour l’équitation comme pour les sciences, ont été les intermédiaires entre l'Antiquité gréco-persane et l’Europe de la fin du Moyen Age. La plupart de leurs auteurs hippiques ne manquent pas de citer Aristote. Ce qui reste d'essentiel dans l’oeuvre de Xénophon, c'est sa valeur de témoignage sur l'équitation dans l'Antiquité. C’est donc grâce à lui et à la magistrale étude du Pr Vigneron (op. cit.) que nous la décrirons.

LE CHEVAL DE L'ANTIQUITÉ
 
Columelle nous apprend que les anciens disposaient pour leur remonte des races suivantes : des chevaux de Sicile rapides et au pied sûr. Des chevaux du Péloponnèse réputés pour leur élégance. De ceux de Thessalie grands et généreux. Des chevaux de Thrace rapides, résistants, fiers d’allure. De ceux d'Afrique dociles, endurants et rapides. De ceux d’Iran de haute taille, rapides, fougueux et manquant d'endurance. De ceux d’Espagne petits, rapides et peu résistants et, enfin, de ceux des confins danubiens petits et résistants. Ainsi donc, n'avant que peu de chevaux chez eux, ils allaient les choisir de la façon la plus éclectique autour de la Méditerranée, de la mer Noire et de la mer Caspienne, suivant leurs qualités. Ces variétés de chevaux étaient les produits des populations équines venues par vagues successives d'Asie et peut-être d'Afrique.

LES MOYENS HIPPIQUES
 
Faisons le point : le fer à cheval était ignoré et l'on utilisait, pour des étapes sur terrains durs, des soles de fer, que les archéologues ont baptisé hipposandales. Chose curieuse, l'évolution de l'hipposandale n'aboutit pas au fer. L’idée ne jaillit pas. Le fer à cheval nous est venu d'Orient au VIIe siècle de notre ère seulement. La selle aussi fut inconnue dans l'Antiquité gréco-romaine. A sa place, Xénophon mentionne pour la première fois l'éphippion. véritable siège sans arçon et sans étriers. La mot stella (chaise) se répandit à la fin de l'Empire pour désigner ce siège. Et pour gouverner le noble animal, de quoi disposaient-ils, ces cavaliers néophytes ? De quels freins ? Car c’est le mot employé à partir de cette époque. Nous comprenons fort bien que des hommes, non habitués dès leur tendre enfance à se déplacer sans moyens de tenue sur le dos des chevaux lancés aux allures vives, hommes qui, par ailleurs - et la remarque est importante -, vivaient dans des régions montagneuses et non dans les steppes on l'on peut laisser le cheval s'étendre dans ses allures, que ces hommes aient conçu l'embouchure comme frein (frenis). Ils disposèrent d'abord du simple filet, acceptable pour de petits chevaux. Ils l'améliorèrent par le caveçon à chanfrein piquant. Puis, ils pensèrent arrêter leurs chevaux par des plaques piquantes - par des montants bifurqués - par un cylindre tournant sur le canon du filet - par des rondelles : « ... afin que, contraint par elles d’ouvrir la bouche, il lâche l'embouchure », écrit Xénophon - mors à encerclement de ganaches, etc. Ce ne sera qu'à l'époque impériale qu'apparaîtra le mors à branches, c'est-à-dire le mors de bride : frenum lupatum. Il serait originaire de la région danubienne, de Thrace en particulier. On attribue son invention aux Celtes qui peuplaient certains de ces sites au IIIe siècle de notre ère.
 
On en a découvert en Thrace, le canon étant à passage de langue ou plutôt à « pas d'âne » : à Newstead aussi, en Grande-Bretagne, le canon était prolongé en son milieu par une véritable palette, comme on le retrouvera plus tard dans le mors dit arabe ou turc. Quant aux éperons grecs et romains, ils ont une caractéristique commune : un collet très court s'achevant par une simple pointe - la raison doit en être la suivante : l'étrier n'existant pas, la jambe et le talon de ces cavaliers étaient, le plus souvent, collés à l'animal, aussi, l'éperon se devait d'être discret. Au Moyen Âge, en Europe, le phénomène inverse se produira, la jambe s'éloignera tellement que l'on verra des éperons à collet immense et énorme molette.

L'ÉQUITATION

Ne connaissant pas l'étrier et la fixité qu'il procure à l'assiette, ne disposant pas de mors précis et efficaces, les cavaliers grecs - et a fortiori romains - « ne parvinrent pas à cette parfaite domination du cheval atteinte à partir du XVIIe siècle, par les grands écuyers de l'Europe occidentale »... (Vigneron). Et d'abord, comment monter à cheval sans l'aide de l'étrier ? Xénophon conseille de dresser son palefrenier à vous mettre à cheval « à la perse » comme l'on met les écuyers en selle à Saumur. Quant à Caius Gracchus plus pratique, il fit disposer le long des routes des bornes « pour que les voyageurs puissent facilement monter à cheval, sans avoir besoin d'aide » (ibid.). Il y avait aussi la solution d'Alexandre. Son cheval, Bucéphale, s'agenouillait spontanément pour lui faciliter l'opération ! Quant à la préparation de leurs chevaux en vue du combat, les Anciens s'inspirèrent directement des exercices de leurs adversaires et de leurs auxiliaires.

- Lancer le cheval au galop furieux et l'arrêter brusquement.
- Galoper à travers pays à bride abattue.
- Franchir les fossés, les contre-hauts et bas à travers champs.

Xénophon insiste beaucoup sur l'exercice de la volte et du changement de direction, dans lequel il place l'essentiel du dressage du cheval de guerre « ... à la guerre... les voltes sont le prélude de la poursuite et de la fuite (7). Il est donc bon d'exercer le cheval à allonger l'allure après avoir tourné ». Il préconise déjà les exercices en terrain varié comme le meilleur moyen de parfaire l'éducation du cavalier et du cheval et incite ses contemporains à pratiquer la chasse à courre. Comme l'a remarqué le Pr Vigneron, les Grecs et les Anciens, en général, n'ont pu pousser leur équitation jusqu'à la Haute École. Ils ne possédaient pas les instruments nécessaires pour cela. Cependant, aimant les fêtes et les parades, ils ont su apprécier certaines expressions des gestes du cheval tendant à faire briller le cavalier et à plaire au bas peuple et autres métèques. Xénophon dans son Art équestre nous décrit un air du cheval que nous retrouverons pratiqué par les écuyers de la cour d'Ibn Kalaoun, sultan Mameluk du XIVe siècle de notre ère : « Quand il en est arrivé à travailler avec une allure fière, c'est évidemment que nous l'avons accoutumé dans la première phase du dressage à partir au galop après une volte. Et si une fois qu'il sait le faire, on le retient avec la main, en même temps qu'on lui commande de partir, il s'excite : il jette le poitrail en avant et, dans sa colère, élève en l'air les membres, mais sans souplesse, car lorsqu'ils sont gênés, les chevaux n'ont pas du tout les membres souples. Mais si, une fois mis dans cet état de surexcitation, on lui rend la main, alors, sous l'effet du plaisir qu'il doit à l'impression de délivrance causée par le relâchement de la bride, prenant une allure fière, il se porte en avant, les membres souples, d'un air superbe, image exacte du cheval qui fait le beau devant les juments. »

Xénophon a-t-il codifié cet air à partir de l'équitation de ses compatriotes ou à partir de celle des cavaliers de la cour de Cyrus le Jeune, où se pratiquait déjà, depuis longtemps, une équitation plus apprêtée, plus raccourcie ? ... Ces questions resteront sans réponse. En tout cas, nous constatons que l'équitation brillante qui précéda la Haute École n'a pu naître qu'au sein de civilisations de culture avancée, d'une société évoluée dans laquelle une classe désoeuvrée pouvait s'adonner à de telles superfluités selon le mot des militaires-réformateurs de la fin du XVIIIe siècle.

LES ROMAINS
 
Comme les Grecs, peuple de fantassins, les Romains ne se mirent à la pratique de l'équitation que par nécessité militaire. Les cavaliers y furent d'abord une classe de privilégiés, pourvus d'une rente qui leur permettait d'entretenir au moins un cheval (animal rare dans le Latium) pour le service militaire. Mais dès que, par leurs conquêtes, ils eurent à combattre des peuples possédant une cavalerie, ils furent contraints d'engager des auxiliaires cavaliers. L'histoire « bataille » de l'Empire romain, qui nous a laissé les noms et les numéros de quelques légions célèbres, est inséparable aussi des hauts faits de leurs auxiliaires : les Numides, les Maures, les Goths, les Alains, les Syriens, les Germains - et même les premiers Arabes cavaliers - les Thamoudéens ou Thamoudites - dont nous reparlerons. Car la cavalerie proprement romaine ne parvint jamais à un développement en qualité comparable à celui de la petite cavalerie grecque. Et ce, malgré les efforts d'hommes de guerre lucides, tel ce Fabius Cunctator qui, en 217 av. J.-C., essaya de la convertir à la tactique du harcèlement (avec marches-contremarches, embuscades et coups de main), tactique qui est celle des peuples cavaliers. Les Romains resteront toujours des fantassins montés, préférant le combat en masse et par le choc, et mieux encore le combat à pied. C'est donc dans la société s'adonnant aux jeux du cirque que nous chercherons à mieux cerner et imaginer l'équitation de ce peuple. Elle s'est limitée à peu de choses, en vérité, et nous devons bien constater sa régression depuis Phidias et Xénophon. Si l'on en juge par la statue de Caligula, sur son fameux Incitatus (au musée de Naples), on est confondu de voir cet empereur assis sur le rein du cheval, à la manière que l'on monte les petits ânes d'Afrique. Quel triste spectacle pour un cavalier moderne. La troupe ne se tenait pas mieux à cheval que les empereurs ! Si l'on observe les cavaliers représentés dans les médaillons de l'arc de Constantin, on constate qu’ils ont tous l'assiette reculée, les cuisses horizontales et contractées, les jambes raccrochées... Quelle différence avec les jeunes éphébes de Phidias, bien assis, la cuisse descendue... ! Quelle régression dans l'équitation ! D'ailleurs, les jeux du cirque firent peu de place aux courses montées. Mis à part quelques numéros ou intermèdes de Desultores qui étaient plus des acrobates, exécutant de la voltige à cheval, que des écuyers ! C'étaient, à la rigueur, des jockeys. La plupart des courses se faisaient en chars. Les luttes entre les différentes écuries (factiones) désignées par leurs couleurs sont restées célèbres et, singulièrement, celles des verts et des bleus. Un fait amusant à signaler : les équipages prenaient le départ, à l'extrémité de la piste, à partir de stalles(carceres) aménagées dans le mur d'enceinte du cirque. Il y a vingt-cinq ans environ, on a réinventé, en Occident, un semblable système pour donner les départs des courses au galop !...

LA MANOEUVRE DES CAVALERIES GRECQUES ET ROMAINES

Comme nous l'avons déjà maintes fois répété, les peuples sédentaires de l'Antiquité se sont convertis à l'équitation pour lutter contre les peuples nomades cavaliers sortis des steppes. Après avoir fait le point de l'équitation proprement dite des Grecs et des Romains, il convient de faire celui de la tactique de leur combat de cavalerie. Les Grecs, qui eurent à combattre les Perses de Xerxès et leur cavalerie d'auxiliaires d'Asie occidentale, surent créer un corps de cavalerie capable de manoeuvrer en souplesse tout en restant rassemblé, ce qui est une caractéristique constante des peuples sédentaires au combat. Plutarque décrit ainsi cette cavalerie hellène : « Légers et prompts pour les évolutions et les conversions par escadrons, les demi-tours et les volte-face individuels... (ils) donnent finalement l'apparence d'un seul corps se remuant volontairement d'un bond, tant est grande, dans les mouvements, l'agilité de la masse entière. »
 
Voilà une troupe à cheval manœuvrière, comme en souhaiteront plus tard les grands chefs de guerre des Temps modernes. Oui ! Mais, capable de manoeuvrer seulement sur le champ de bataille !!... En vérité, incapable d'autonomie dans la manoeuvre stratégique. Genre dans lequel excellera la cavalerie des peuples nomades. Végèce (IVe siècle), auteur d'un traité de l'art militaire, nous dit les efforts du commandement romain pour créer une cavalerie nationale, apte à s'opposer à la fluidité des barbares cavaliers.
 
D'abord, il fallait en faire des cavaliers par une instruction régulière et raisonnée :    « Pour ne pas l'interrompre pendant l'hiver, on construit pour la cavalerie des manèges couverts... (Choiseul fit de même quatorze siècles plus tard (8), ensuite, il fallait leur donner de l'aisance et du mordant... Aussi, le cavalier romain était-il entraîné a faire des voltes et des manoeuvres aux allures vives. Il fut accoutumé aux exercices de voltige... Certains corps de fantassins furent aussi initiés à l'équitation. César, à l'improviste, fit monter sa Xe légion sur des chevaux gaulois comme il le raconte lui-même (De belle gallico).
   
En fait et au total, il en fut pour les Grecs et les Romains, à quelques nuances prés, ce qu’il en avait été pour les Chinois. Malgré les efforts de chefs lucides, ces peuples de fantassins, convertis par force à la cavalerie, ne purent jamais s'adapter aux combats de harcèlement (9), de poursuite et de rencontre, tactique d'emploi qui a fait la force des grandes cavaleries, fait constant dans l'histoire de cette arme jusqu’a une époque récente. Ceci est un fait de civilisation qui ressortit à la mentalité des peuples et à leur pratique de l'équitation. C’est précisément ce phénomène qui fait le partage entre les peuples cavaliers et les autres. Terminant ici l'histoire de l'équitation dans l'Antiquité, nous aborderons dans les chapitres qui suivent son histoire durant le Moyen Age. Au cours de cette période historique, nous allons assister au triomphe des peuples nomades cavaliers qui, par des invasions et des actions militaires fulgurantes, réussirent à bâtir de véritables empires. Si celui de Gengis Khân et des hordes mongoles a disparu, celui des cavaliers, enrôlés sous la bannière verte du prophète de l'Islam, existe encore et la civilisation qu'il sécréta fut la plus belle du Moyen Age. Elle fit la transition avec les civilisations antiques et permit à l'Europe de retrouver, ou de trouver, son identité intellectuelle et de naître aux sciences et aux arts.




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