Denis Bogros
(1927-2005)

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Des hommes, des chevaux, des équitations
Petite histoire des équitations pour aider à comprendre l'Équitation 
(1989)

CHAPITRE IX

Essai sur l'évolution générale de l'équitation au cours des siècles

Si nous essayons d'analyser le répertoire des ouvres traitant de l'équitation que nous venons de dresser, par exemple en considérant ces oeuvres comme une fonction de l'époque et du lieu géographique, nous arrivons à établir clairement les idées générales suivantes :
 
A l'origine, dans ce lieu prédestiné, situé quelque part vers la mer d'Aral, le bassin du Syr Daria et le haut plateau de Mongolie, l'homme et le cheval se rencontrèrent et unirent leurs destinées pour longtemps. Cette vaste région de l'Asie fut réellement le centre de diffusion des races chevalines prédisposées à la selle, et le berceau de l'équitation. Tous les peuples cavaliers de l'Antiquité et du Moyen Age (à l'exception des Numides !) (1) y passèrent... Ces peuples, comme nous l'avons dit, n'eurent pas l'occasion d'écrire sur leur équitation ou de la décrire (à l'exception des Arabes !), puisqu'elle était partie intégrante de leur mode de vie, se transmettant par la pratique.

A une époque très ancienne, alors que l'équitation n'avait pas encore fait assez de progrès pour permettre l'utilisation des chevaux pour participer aux « batailles rangées » déjà pratiquées par les plus anciens peuples sédentaires civilisés (les Sumériens), les Hittites adoptent la technique de guerre de la charrerie. Ils la valorisent, en attelant les chevaux aux chars. Kikkulis nous donne le premier traité de mise en condition du cheval. Ceci se passait en Asie Mineure.

Premier peuple sédentaire de vieille civilisation à se heurter à des troupes à cheval performantes (2), celles des Hiung Nu, les Chinois, dès le Ve siècle avant notre ère, envisagent de créer à leur tour une arme identique qu'ils réaliseront vers le IIIe siècle. Pour ce faire, ils sont, les premiers, conduits à raisonner et à codifier l'équitation. A la même époque antique, les Grecs, qui se sont heurtés aux Perses en Asie Mineure et sur leur territoire durant les guerres médiques, organisent eux aussi une cavalerie à leur mesure. Xénophon, et avant lui Simon, (Ve et VIe siècles av. J.-C.), qui avait servi dans l'armée de Cyrus le Jeune, nous donne le premier traité d'équitation connu. Contrairement à ce que l'on a laissé entendre jusqu'alors, il n'a pas inventé l'équitation, ni de guerre ni de cour, mais l'ayant apprise des Perses, il l'a simplement codifiée et magistralement analysée...

Aprés lui, l’histoire traverse une longue période durant laquelle les civilisations des peuples sédentaires : la Chine, à l'est, l'Empire romain, à l'ouest, tiennent en respect les peuples nomades cavaliers, les rejetant dans leurs steppes. Les techniques militaires typiques des sédentaires : murailles, limes, postes, légions et phalanges de fantassins aidées d'auxiliaires et transfuges nomades cavaliers assurent la sécurité des frontières de ces empires pour des siècles. L'équitation, durant cette période, ne fera pas de progrès, et sera même en régression dans le monde romain. Cette société ne nous donnera aucun traité sur la question.
 
A la fin de l'Empire commence l'extraordinaire épopée des peuples cavaliers qui durera jusqu'à la fin du Moyen Age. Pour des raisons encore bien mal connues, ces peuples envahissent alors le monde civilisé occidental qui s’effondre. Peuples rustres, sans langue écrite, ils ne nous laissèrent que peu de choses, et en tout cas, il est difficile d'en apprécier la réalité, sauf sur le plan du harnachement (3).
 
Au VIIe siècle de notre ère, l'invasion d'un peuple très original, celui des cavaliers arabes, possédant une culture, une langue et une foi religieuse, apporte à l'Occident l'équitation orientale, élaborée dans le Proche et le Moyen-Orient. Depuis les conquêtes d'Alexandre, dans la plupart de ces régions, en contact avec les steppes des cavaliers, les hommes avaient fait progresser considérablement les techniques hippiques (invention de la selle avec étriers, invention de la ferrure, sélection des races de selle). Les cavaliers de l'Islam assimilèrent très vite ces techniques. A la cour des califes de Bagdad, qui fut un centre de haute culture, l'art équestre, technique majeure de l'expansion panislamique, atteint un degré inconnu jusqu'alors. Il en fut de même dans les cours de Cordoue, de Fez, de Kairouan, du Caire, après la décadence du califat qui fit perdre à l'Islam son unité politique. C'est de cette époque faste de l'équitation que datent les premiers traités véritablement exhaustifs sur l'art équestre et son environnement (4).

Le type le plus achevé en est certainement le Naceri intitulé : la Perfection des deux arts, l'art de l'écuyer et l'art de l'homme de cheval ! Il est caractéristique, en effet, que jamais ne sont dissociés, chez les maîtres arabes, la connaissance du cheval, l'emploi auquel on le destine et la mise en condition... A notre époque, nous sommes loin du compte sur ce plan-là, et nos maîtres ont trop souvent traité de la question comme si le cheval n'était qu'un objet aux finalités interchangeables (selle ou trait : grave erreur).
 
C'est sur ce substrat hippique que l'Europe de la Renaissance fondera son équitation. Elle lui fut transmise par deux voies :

- par l'Italie du Sud où, dans le royaume de Sicile, les contacts culturels furent constants entre la chrétienté et l'Islam. Et ça n'est pas par hasard que le premier traité européen d'équitation et d'hippiatrique a été écrit à la cour du « sultan chrétien », Frédéric II de Hohenstaufen qui consacra sa vie, et à quel prix, à lancer un pont entre les deux civilisations.
 
- Par l'Espagne où, dans les combats de la reconquête, durant des siècles, les chevaliers espagnols s'adaptèrent aux techniques équestres de leurs adversaires maghrébins... Et ça n'est pas par hasard non plus que l'un des tout premiers livres imprimés sur l'équitation, soit un traité de monte à la genette édité à Valence, en 1532 ; dix-huit années avant celui de Frédéric Grison !
 
- Lors de la conquête du royaume de Naples par les Espagnols, ces deux courants ont conflué et engendré l'équitation de Basse et Haute École. (1550 Gli ordinidi cavalcare de Fédérico Grisone.)

C'est ainsi qu'aux XVIe et XVIIe siècles, on peut observer deux courants équestres distincts. Du sud de l'Italie part le courant qui sera qualifié de classique, qui se répandra par Naples-Ferrare et la France, sur toute l'Europe occidentale, pour aboutir, au XVIIIe siècle, à La Guérinière(5). En Espagne et au Portugal, se développa le courant d'équitation militaire, dite « à la génette » qui se perpétuera jusqu'à la fin du XVIIe siècle en Europe où il finira dans la tauromachie. Mais auparavant, il aura été transmis à l'Amérique, où il évoluera vers une équitation de pasteurs, non plus nomades, mais seulement transhumants.

Arrivée à maturité en moins de deux siècles (Grisone : 1550, La Guérinière : 1729), l'équitation classique dite « de haute école », ne répondait pas aux exigences militaires. Avant le milieu du XVIIIe siècle, elle est rejetée ou au moins modifiée par les maîtres militaires. En Allemagne, Frédéric le Grand et ses généraux, Seydlitz et Zieten, la repensèrent pour l'adapter aux nécessités de la guerre. A la fin de ce siècle, le maître, Louis Hunesdorf, concrétisa cette évolution dans un traité. Sa pensée équestre passa intégralement à ses successeurs jusqu'à la fin des cavaleries au XXe siècle. Ayant su adapter l'équitation classique à des fins militaires en nuançant et en graduant le rassembler pour donner au cheval d'armes son équilibre propre, Hunersdorf et les maîtres qui lui succédèrent firent faire à l'Ecole allemande l'économie d'un déchirement, d'expériences outrées et de querelles qui laissent toujours des traces. C’est cela, n'en doutons pas, la raison du caractère unitaire et traditionnel de l'équitation d'Ecole d'Outre-Rhin au XXe siècle. Restée dans la tradition classique, nuancée par l’usage du cheval en campagne, elle n'éprouvera pas de difficultés à appréhender les thèmes nouveaux de l'équitation académique moderne qui a repris, pour une part seulement, ceux des classiques !

Il n'en a pas été de même en notre pays, où une propension particulière de notre peuple pour l'analyse, doublée d`un goût atavique pour la rhétorique et la contestation, ont conduit l'équitation française à se diviser en plusieurs courants. D'abord le courant classique, qu'au XIXe siècle, Cordier, premier écuyer en chef de l'Ecole de cavalerie, et surtout le comte Daure, ont tenté d'adapter au goût nouveau du monde civil et militaire pour l'équitation d'extérieur, tout en restant fidèle au principe de base de l'école classique : l'équilibre par le rassembler... Ils auront un lointain continuateur en Jules de Benoît dans la dernière année de ce siècle.

Ensuite, le courant proprement militaire qui évolua considérablement de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle. De sorte que, parti avec Melfort, d'Auvergne (6) et ses disciples, Boideffre et Chabanne, de l'idée de simplification de l'équitation classique, il aboutira à la veille de notre siècle, avec le général de BeauChesne (7), au rejet pur et simple du rassembler. Autrement dit, ce courant rejette clairement l'équitation classique, comme ne correspondant pas aux buts qui sont les siens. Mais, notons-le bien, sans la déconsidérer en aucune façonr (8).
 
Enfin, le courant né des travaux du maître Baucher. On pourrait penser que c'est une nouvelle école, puisque le maître lui-même refuse l'essentiel, sinon la totalité de l'héritage classique et prétend, sur les mêmes thèmes, notons-le aussi, à une création sans précédent ! Cette méthode prétendra même être générale et s'adapter aussi bien à l'équitation de Haute Ecole, que l'on commence à appeler savante, qu'à l'équitation militaire et d'extérieur. En fait, les plus hautes autorités militaires lui refuseront cette dernière qualité et interdiront la « méthode basée sur de nouveaux principes » dans l'armée (9).
 
Au milieu de cet éclatement de la pensée équestre en notre pays, des écuyers de grand talent, plus praticiens que théoriciens, ce qui nous les rend particulièrement crédibles, tentèrent de rassembler le meilleur... Ce sont les Duthil - James Fillis... en l'autre siècle, et dans le nôtre, Saint-Phalle et Wattel. Avec eux, la manière française moderne de concevoir l'équitation a retrouvé l'essentiel de l'héritage classique, concilié avec le meilleur de l'apport bauchériste. Le général l’hotte qui, toute sa vie, avait refusé de s'engager dans la querelle des classiques et des partisans de la méthode basée sur de nouveaux principes, pacifia les esprits avec son ouvrage posthume : Questions équestres.

On a beaucoup parlé de cet ouvrage auquel tout le monde s'accorde à penser qu'il est un message de la plus haute importance. N'est-ce pas, en effet, une invitation lancée à tous les écuyers français à venir, d'avoir à raisonner leur équitation en puisant dans tout l'héritage légué par les maîtres, de façon à nourrir leur réflexion et à diriger leur pratique ? Le général répugnait à enfermer l’équitahon dans le carcan d’une doctrine. Toute sa vie en apporte la preuve. Sinon, comment expliquer le fait bien singulier suivant ? Principal rédacteur du décret du 17 juillet 1876, portant règlement sur les exercices de la cavalerie, il posait en principe que l'instruction militaire comprend deux branches principales : l’instruction équestre et l'instruction militaire proprement dites. Or, il n'a consacré que trente et un paragraphes à la première sur les six cent huit du règlement, la réduisant à l’éducation équestre des recrues et au dressage des jeunes chevaux ! Ce qui fait de L'hotte un véritable disciple de d'Auvergne (10).
 
Bien plus, il n’a laissé aucun écrit qui permette de penser que, durant les quelque trente années suivantes, il n'ait jamais entrepris de codifier l’équitation en général, et la supérieure en particulier. Cela n'est certainement pas le fait du hasard. Il indique bien, d'ailleurs, au chapitre XII des questions équestres, que le sujet ne lui était pas étranger. Sans doute, avait-il eu à subir bien des invitations à rédiger un tel traité. Mais il ne le fit pas, nous indiquant seulement en ce chapitre, en quelques lignes, qu'elles seraient les divisions d'un tel « manuel » - (sic) - Haute Équitation - Équitation de campagne - Équitation de course - Équitation militaire (11). Dans son chapitre XIII il attire aussi l'attention de ses successeurs sur la multiplicité des méthodes de dressage, ne les limitant pas à celles de ses « deux maîtres ».

Le message est clair !
Refus des querelles doctrinales.
Définitions lucides des buts à atteindre.
Choix des méthodes en fonction de ces buts, de l'homme chargé de les poursuivre et sans doute du cheval qui y est destiné.

Mais au moment où disparaissait cet écuyer général, le monde équestre français vivait dans le déchirement hérité des querelles du siècle passé (12). La société militaire en ressentait les fâcheux effets rendus plus graves encore par l'adoption du « service restreint  ».

« ... On peut affirmer que le service restreint a transformé cette gêne en un véritable malaise et déterminé une crise qui risquerait, si elle devait se prolonger, d'atteindre la cavalerie dans ses oeuvres vives (l3). »
 
C’est dans ce contexte où chacun ressentait la nécessité d'une unité dans l'instruction de la cavalerie que, soutenu par les plus hautes autorités militaires, le lieutenant-colonel Blacque-Belair, écuyer en chef, tenta de réunir tout l'héritage équestre français, de Pluvinel à Beauchesne, en un document officiel. Ce fut le Manuel d'équitation et de dressage de 1912. Cet ouvrage se situe bien dans le cadre de la pensée l'hottienne au niveau de l'équitation militaire seulement.
 
Homme de coeur, le colonel Blacque-Belair a associé tous les maîtres français dans l'avant-propos du manuel, en manière d'appel à l'union des esprits en vue d'une action pratique, efficace, unifiée.
 
Homme de grande culture, il connaissait les difficultés de son entreprise et sut se limiter au strict nécessaire exigé par l'équitation militaire. C'est pourquoi il ne traita que de l'équitation élémentaire et secondaire, ne faisant qu'évoquer l'équitation supérieure qui n’est pas utile à l'instruction de la cavalerie, et qui est réservée à quelques-uns seulement.
 
Homme à l’esprit large et ouvert à toutes les idées, il a proclamé que l'équitation supérieure doit être abordée par « l'examen des méthodes d'équitation les plus réputées ainsi que la connaissance des divers procédés de dressage préconisés » (chap. III, p. 31 du manuel) (14).

On ne peut être plus libéral et on ne peut mieux se situer dans la ligne de conduite du général L'hotte.
 
Ouvrage aux buts limités, le manuel ne parle qu'incidemment du rassembler à l'occasion de la mise en équilibre !... Ce qui prouve bien qu'il a seulement pour objet l'équitation militaire, et qu'il ne constitue, en aucun cas, un traité général d'équitation.
 
Ce manuel fut d'une grande utilité pour la cavalerie. Il permit, en outre, à la société militaire de produire, dans la première moitié de ce siècle, des écuyers de grand talent qui firent beaucoup pour le renom de la France. Ceux-là avaient entendu le message posthume de L'hotte ; ils surent ajouter aux bases du manuel les développements nécessaires pour arriver à la haute équitation, chacun allant puiser selon ses goûts dans l'héritage commun. Ce furent Wattel le plus grand, ainsi que Marion-Lesage-Jousseaume, que la providence réunit un jour de 1932 à Los Angeles, pour une médaille d'or... (voir les notes 15 à 19)
 
Poursuivant l'analyse de notre bibliographie, nous observons enfin deux faits significatifs :
 
Le premier ? C'est en Autriche, à l'école espagnole de Vienne, qu'aboutit, à notre époque, le courant classique le plus pur, encore que la pesade et la courbette y aient subi quelques transformations, et que l'air de galop inventé par Baucher, le changement de pied au temps, y ait été introduit !!...

Le second ? Par contre, dans la péninsule italienne, le courant classique, qui y avait pris naissance, disparaît totalement au début de notre siècle. Mais en même temps, un écuyer de génie pose les bases d'une nouvelle discipline devenue universelle en quelques décades : l'équitation de saut d'obstacle.
 
Merveilleux pays qui, en moins de quatre siècles, a produit deux illustres maîtres, deux novateurs : Federico Grisone et Federico Caprilli.




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