Denis Bogros
(1927-2005)

leaf.gif

Des hommes, des chevaux, des équitations
Petite histoire des équitations pour aider à comprendre l'Équitation 
(1989)

 CHAPITRE V

L'équitation des peuples sédentaires au Moyen Age
Les Byzantins, la chevalerie européenne


C'est du partage de l'Empire romain que l'on a coutume de fixer le début du Moyen Âge. L'empire d'Orient avec sa capitale, Byzance, qui devait devenir Constantinople, est donc l'héritier direct de la civilisation romaine. Pour le sujet qui nous occupe, Byzance présente plus d'un point commun avec Rome dont nous avons décrit l'équitation au chapitre III. Mais elle doit être citée par son apport original à notre art.

L'ÉQUITATION BYZANTINE

L. Gianoli (1) a fait, sur ce sujet, une étude qui emporte l'adhésion. Nous la résumons.

Au contact de leurs ennemis permanents, les Perses sassanides, eux-mêmes héritiers d'une longue tradition équestre raffinée et brillante supposant un dressage précis, les Byzantins pratiquèrent une véritable équitation d'école avant la lettre.

" Les Byzantins apprirent des Perses l'art d'harmoniser et d'ajuster avec faste leurs chevaux. C'était là une attitude esthétisante et précieuse tout à fait conforme à la nature de ce peuple et qui devait finalement l'amener à la pure virtuosité équestre. " (Gianoli).

Il cite des mosaïques byzantines, qu'hélas nous ne connaissons pas, représentant des cavaliers exécutant des sauts et des pirouettes préfigurant, un millénaire avant, les figures de la Haute École européenne.

Or, il se trouve qu'au XIIe siècle (1134), l'empereur Michel IV, le Paphlagonien, envoya à Naples, dépendance de l'empire d'Orient pour quelques décades encore, sept écuyers byzantins pour y faire école ; ce fait est important (2). Les Byzantins par Naples, comme les Arabes par l'Espagne et la Sicile (à laquelle Naples sera rattachée), ont donc transmis à l'Europe cet héritage équestre incomparable accumulé au cours de plusieurs millénaires, en Asie occidentale, l'un des plus anciens foyers de civilisation. Celui d'ou nous est venue, avec le cheval de sang, l'équitation sous ses deux formes, guerrière et esthétisante. Mais il faudra encore quelques siècles pour que les Européens s'y convertissent. Il faudra qu'ils se débarrassent des pesanteurs sociales qui les encombrent en cette époque du Moyen Âge où leur équitation sombra à un très bas niveau comme nous allons le voir. Tant il est vrai que, comme l'écrit L. Gianoli, à propos de Byzance :

" Du reste, l'équitation d'école correspond presque toujours à la projection et à la stylisation d'une certaine attitude sociale et mentale. "

Après avoir lutté longtemps contre les Sassanides, les Byzantins durent, pendant des siècles, subir les assauts des cavaliers de l'Islam. Ces luttes, n'en doutons pas, sont une des causes qui leur permirent de maintenir leur équitation à un niveau élevé.

Enfin, on peut admettre, avec Jean Lagoutte (3), qu'une partie du savoir et des techniques équestres des cavaliers de l'Islam, dont nous avons traité au chapitre IV, leur fut transmis par Byzance, au cours de longs siècles de combats. L'hypothèse est sérieuse, car les guerres favorisent toujours les échanges des techniques, comme nous l'avons vu à propos de la monte à la génette. Il n'en fut pas de même pour les peuples sédentaires, enfermés dans l'Europe occidentale. Ceux-là créèrent un système équestre original que nous allons étudier: celui de la chevalerie.

EN EUROPE OCCIDENTALE AVANT LA CHEVALERIE

Avant d'analyser le système équestre féodal, nous devons jeter un regard sur les prédécesseurs des chevaliers. Non pas les cavaliers francs (Mérovingiens ou Carolingiens, sur lesquels l'accord est à peu près fait), mais sur la fabuleuse cavalerie gauloise. Sans doute à partir du IIe siècle av. J.-C., les Celtes de l'Est de Hallstatt, émigrant par les régions danubiennes jusqu'en Asie Mineure (les Galates), affrontant les Grecs et les Scythes, étaient sans aucun doute des cavaliers. On leur attribue même l'invention du mors de bride (lupatum) (4). Mais qu'en a-t-il été des Celtes de la Gaule chevelue, sous le climat atlantique ? Question obscure, controversée ! Malgré les écrits de Jules César (informateur suspect qui écrivait pour influencer les sénateurs de Rome). On doit se poser la question : la cavalerie gauloise a-t-elle existé ? En vérité, pouvait-elle exister ? La Gaule des Arvernes, des Eduens, des Carnutes, etc., produisait-elle des chevaux aptes à faire la guerre ? Questions primordiales auxquelles les travaux récents de Patrice Meniel (5) nous apporte la réponse de l'archéologie. Il nous apprend que les chevaux élevés par les Gaulois étaient petits et laids. " La plupart des sujets ont une taille comprise entre 120 et l30 centimètres ". La statuette d'Épona du cabinet des Médailles (6) nous montre, en effet, un cheval à la tête lourde, la poitrine étroite, le corps long et cylindrique, le dos relâché, la croupe ronde, la queue plantée comme dans une pomme. Impossible de créer une cavalerie, au sens stricte du terme (7) avec de tels chevaux, mal battis et trop petits. P. Meniel fait justement remarquer que : " Dans la guerre des Gaules, la cavalerie gauloise ne fait pas l'objet d'une description précise. "

Troublant en vérité ! D'autant plus que César décrit par contre la tactique originale des Germains dont il fit ses auxiliaires. Montés sur des chevaux aussi misérables que ceux des Gaulois, ils sautaient à terre pour combattre à pied... Ce furent ces " troupes à cheval " germaines qui ont largement contribué à vaincre la soi-disant cavalerie gauloise, à Dijon et Alésia en 52 av. J.-C. ! Sous la colonisation romaine, la minorité des riches Gaulois élevèrent de nouvelles variétés de chevaux de grandes tailles (?) avec des étalons d'importation (déjà !). Mais cet élevage " ne semble pas avoir résisté à la chute de l'Empire romain ; et la plupart des sites du haut Moyen Age livrent des animaux qui rappellent ceux de l'âge de fer " (P. Meniel, op. cit.). Ce fait archéologique est important à noter au moment où nous abordons précisément le Moyen Age.

Planche XVI : Les Milites de Guillaume. Tapisserie de Bayeux. XIe et XIIe siècles

Image agrandie (563 ko)

C'est la plus belle équitation du Moyen Âge européen (Hastings 1066). Les cavaliers sont remarquables : l'assiette profonde et souple, la jambe tombant sans raideur, la cuisse descendue. L'épaule souple, les rênes détendues !

LA SOCIÉTÉ FÉODALE. LA CHEVALERIE

Après la chute de l'Empire, les structures de la société des trois Gaules subirent de grandes transformations. Au tribalisme des origines, à l'administration citadine et centralisée des provinces romanisées, se substitua un type d'organisation sociale fondé sur la grande propriété terrienne qui fit de la Gaule un État rural. L'évolution se poursuivit pour donner à terme ce fameux régime féodal qui se situe à l'opposé de celui de la société antique. Celle-ci était fondée sur l'Etat et la propriété. Sous le régime féodal, la grande propriété se dissocia et fut remplacée par la seigneurie. Le seigneur répartit ses terres entre les paysans, les serfs, qui, en échange, lui doivent redevances et corvées et sont liés à la terre, perdant leur liberté. Quant à la puissance publique, elle fut brisée en une infinité de fragments. Des fiefs se constituèrent, structurés en vassalités ayant l'obligation du service militaire (l’OST ou la chevauchée). En se combinant, la concession des terres et le service d'OST engendrèrent une société nouvelle que l'Église théorisa en ordres : des clercs, des suzerains et vassaux : la noblesse ; des serfs et vilains : le tiers état. Cette société aux trois ordres « oratores, bellatores, laboratores » sécrétera la chevalerie. Sous la première race royale, ces Francs mérovingiens qui n'étaient pas cavaliers, comme on le sait, le cheval dégénéra et se raréfia. Par la suite, son élevage ne fit guère de progrès malgré les efforts des Carolingiens, de la deuxième race royale. La preuve en est donnée par la statuette de Charlemagne à cheval sur un equus caballus estimé à 1 m 20 au garrot et particulièrement laid (L. Guillot, op. cit., 1927 / Petit Larousse en couleur, 1968). Mais il est vrai que le mot caballus, qui donnera cheval en notre langue, signifie : mauvais cheval ! Il est vrai aussi, que selon Ferdinand Lot, l'élevage du cheval était si peu développé dans l'empire de Charlemagne, qu'il ne pouvait rassembler aux Champs-de-Mars devenus Champs-de-Mai, que quelque cinq mille cavaliers (8) !

Telle était la situation de l'élevage du cheval. Il faut ajouter à cela, ces faits cités par Gaxotte (Histoire des Français) : l'usage de l'étrier ne se généralise en notre pays qu'au IXe siècle, et celui de la ferrure qu'à partir du XIe. Ce qui prouve que l'on n'utilisait pas les chevaux à la guerre, dans de longues étapes. Ce que d'ailleurs ne nécessitaient pas les « guerres privées » pratiquées à cette époque... C'est précisément après l'adoption de l'étrier (9) que cette nouvelle société créa ce cavalier original que devait être le chevalier, dont l'équitation nous intéresse. La chevalerie se diffusa en Europe du Xe au XVe siècle au sein d'une minorité de la population. Avec le cheval, rendu confortable et sûr par l'emploi de la selle à étriers et qui deviendra d'un usage courant grâce à la guerre, cette minorité put créer des milices de « milites » (Tapisserie de Bayeux). Elles lui servirent à s'approprier des châtellenies et à soumettre les serfs attachés à la glèbe. C'est la publication du roman satirique de Miguel de Cervantes, l'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (1605), qui en marque la fin, dans la moquerie. On peut aussi lui fixer une fin plus héroïque, dans la mort du chevalier Bayard, blessé mortellement d'un coup d'arquebuse, tiré par un fantassin anonyme en 1524. Parcourons cette période historique féodale pour y étudier l'élevage du cheval et la remonte du chevalier.

Planche XVII : Le Chevalier " saint Georges " 1508 d'Albert Dürer (1471-1528)

Image agrandie (431 ko)

Le meilleur peintre animalier de la fin de la chevalerie. Référence absolue. Voilà le véritable " destrier " de troupe. C'est le cheval de " race " afrandji ! C'est le roussin de trait ! C'est le courtaud aux oreilles et à la queue coupées ! Poilu, ventru, charnu, sous lui du devant, campé du derrière, il est sur les épaules (mors de bride avec rênes en chaînes, enrênement releveur). Les articulations chargées de tares, les pieds cerclés...

L'ÉLEVAGE DU CHEVAL DANS LA SOCIÉTÉ FÉODALE

Sujet difficile mais dont la connaissance, avec celle des modes de combat, est nécessaire avant tout jugement sur l'équitation de ce temps-là. Nous avons noté que l'élevage du cheval, qui s'était amélioré sous la colonisation romaine, s'effondra en même temps que l'Empire. On assista à un retour aux petits chevaux gaulois. Sous la première et la deuxième race royale, cet élevage ne fit guère de progrès. Et pourtant, les Carolingiens avaient pris des dispositions pour l'encourager (distribution de domaines...). Quand naît La FRANCE avec les Capétiens, les progrès ne sont pas encore sensibles.
 
Guillaume le Conquérant dut remonter les milites, qui vaincront avec lui à Hastings, en 1066, de chevaux espagnols des cantons de Galice(10). Un comble pour le duc de Normandie ! Mais, au fait, comment élevait-on les chevaux au Moyen Âge ? A l'exception de F. Braudel (11) les historiens ne se sont pas posés cette question. Pour notre chance, des érudits, des juristes, tels que l'abbé Tollemer(12), F. Chercheve (op. cit.), G. Guillotel (13), J. Mulliez (op. cit.) et d'autres ont fait des recherches utiles. Elles permettent de se faire une certaine idée de l'élevage du cheval au Moyen Âge dans le royaume (14).
 
Il faut noter d'abord que, dans l'économie rurale de ce temps, l'élevage du cheval est une production d'appoint. La France au Moyen Age n'est pas un pays d'élevage du cheval de selle, de guerre, de troupe. Il en sera ainsi jusqu'au début du siècle où nous vivons. L'élevage du cheval ne deviendra jamais une production rentable que pour le cheval de trait (ou de travail) et ses sous-produits, le charroi, le roulage, le tirage et l'attelage de luxe. Mais revenons au Moyen Âge ! A cette époque, on distingue trois modes d'élevage du cheval :
 
- « L'élevage sauvage » dans les forêts et marais des plaines de l'Est et des pays atlantiques, jusqu'aux Îles britanniques.
 
- « L'élevage à la ferme ou métairie » qui se développera avec la culture des céréales.
 
- « L'élevage derrière les bêtes aumailles », sur les hauts plateaux du Massif central et les piémonts des Pyrénées.

L'élevage sauvage
 
Décrit par le sire de Gouberville, il fut d'abord le plus répandu. Il ne permit ni sélection ni amélioration. Il fournit des petits chevaux de portage, ambleurs de haut pas, qui ne permettaient pas de remonter une cavalerie digne de ce nom. C'est pourquoi, Chrétien de Troyes écrivait au XIIe siècle, au sujet du bon roi Arthur :

« Qui fist aux chevaliers donner
………………………
«et moult riches chevaux d'Espagne
« de Hongrie et d'Allemagne (15) ».

C'est pourquoi, encore, les rois d'Angleterre Henri VII (1485) et Henri VIII (1509) sont intervenus de façons brutales contre ce genre d'élevage (16). En effet, l'amélioration de la race chevaline pour la selle était impossible dans ce système d'élevage par troupeaux ou haras sauvages (17), dans les forêts et les marais appartenant aux châteaux et aux abbayes.

L'élevage à la ferme

Mais à partir du XIe siècle, on assiste à une importante croissance de l'économie rurale, due aux défrichements et au développement des cultures céréalières. Or, le travail du blé réclame une aide animale considérable, nous a appris F. Braudel dans sa Grammaire des civilisations (18) et, de ce fait, oblige à une sélection des animaux de trait. Morris, au siècle dernier (19), avait déjà remarqué qu'en France, seule la population chevaline, destinée à l'usage du trait, s'est améliorée et diversifiée en races régionales, qui s'épanouirent au XIXe siècle. Plus près de nous, Lagoutte (op. cit., p. 123) a fait la remarque de la prééminence du cheval de labour au Moyen Age, ce qui est vrai pour le nord de la Loire. Il apparaît donc clairement que c'est dans l'élevage à la ferme de culture, que l'amélioration de la race chevaline a été réussie, à cette époque, dans la France des Capétiens et les plaines du Nord (20). En effet, dans ce système rural, l'élevage se fit tout naturellement sous le contrôle de l'homme. Il choisit la jument à donner à l'étalon du seigneur. (Étalonnier : privilège du deuxième ordre dès le XIIIe siècle.) Or, choisir c'est sélectionner. Par ailleurs, il nourrit aux grains, dès son jeune âge, cet animal dont dépendra la qualité de sa culture et la quantité de sa production ; or, nourrir c'est améliorer. Et c'est ainsi qu'à partir du roncin, de la chanson de Roland (XIe siècle) (21), qui était le cheval des milices féodales, le cultivateur français créa ces bons chevaux de travail qui prirent de la taille et de la masse (deux paramètres utiles à la traction, mais aussi à la joute), avec lesquels il mit en valeur les riches plaines du nord de la Loire. C'est dans ce cheptel que les chevaliers rechercheront leur remonte pour pratiquer leur sport favori : les tournois.

A ce propos, il n'est pas sans intérêt de faire les remarques suivantes :

- D'abord celle-ci : les régions où se développèrent les tournois sont nettement délimitées dans le livre de Duby, Guillaume le Maréchal (22). Elles coïncident avec les riches plaines de la France où la culture des céréales prit à la même époque un développement spectaculaire, et où furent créées, peu à peu, les races de labour (Braudel, op. cit., t. III, p. 121, carte).

- Ensuite celle-là : la plupart des chevaliers se contentaient de chevaux très communs (planche XVII). Les comptes des dépenses de la chevalerie de Robert, comte d'Artois, à Compiègne, en juin 1237 (23), fête au cours de laquelle 150 écuyers furent faits nouveaux chevaliers, font apparaître que les sommiers (chevaux ou mulets), les chevaux pour le char du comte et les chevaux pour les nouveaux chevaliers sont payés au même prix, entre 11 et 14 livres. Le chapelain eut un prix de gros : - deux roncins pour 20 livres. Il est clair que le roi (frère de Robert) remontait les nouveaux chevaliers accompagnant son frère, en chevaux de selle, de troupe, de roncins, identiques aux chevaux de charroi et de somme ! Car, à la vérité, c'étaient les produits du même élevage, celui de la ferme, dans lequel le riche chevalier choisissait le cheval de tête. C'était l'exception. Ainsi, en 1183, après une période de débine, durant laquelle il s'était contenté d'un roncin bas de gamme à dix livres, Guillaume le Maréchal, champion de tournois, s'offrait un super cheval de joute à trente livres (24). Tout cela nous prouve que la monture du chevalier était un roussin de travail, sans modèle ni allure pour les bas chevaliers, ou « fleur de roussin » selon le mot de Froissard, pour les champions et les bannerets.

Cette identification du cheval de bataille avec le cheval de travail (ce qui n'était pas le cas à Hastings en 1066) fut accélérée par l'évolution du mode de combat qui, finalement, se réduira au choc, et par l'alourdissement correspondant de l'armement, armure, lance, etc. Le cheval du chevalier « ... se transforme progressivement en un destrier encombré de muscles (-) capable (-) de fournir une courte charge, et de bousculer l’adversaire, mais (-) impropre aux randonnées lointaines et à la manœuvre rapide et souple en terrain varié », comme l'a écrit Lefebvre des Noëttes (25). Disons-le clairement, ces chevaux étaient inaptes à faire campagne, c'est-à-dire à supporter les fatigues d’une approche, d'une bataille, et d'une poursuite (ou d'une fuite). C'est pourquoi, notons-le en passant, à Crécy et à Poitiers, les chevaliers anglais combattirent à pied, réservant leurs chevaux pour une fuite qu'ils envisageaient, mais qui fut une poursuite. Glorieuse incertitude des armes !

L'élevage derrière les bêtes aumailles (26)

C'est le mode d'élevage des hauts plateaux et montagnes à vaches. Cette troisième façon d'élever le cheval doit être citée. Mais elle ne prendra de l'importance que peu à peu, à la fin du Moyen Âge. Ce sera le relais, au sud de la Loire, des élevages des pays du Maghreb et de l'Orient. Pays d'où viendront les chevaux de selle légers, appréciés des cavaliers qui succéderont aux chevaliers. Les Navarins et les Limousins vaudront les Barbes et les Genets d'Espagne (27).

LES NOMS DES CHEVAUX AU MOYEN ÂGE

Le point sur cette question s'impose, car les auteurs ont pris un malin plaisir à tout mélanger. Destrier, palefroi, sommier sont des noms de fonctions de chevaux et non de « races » (?). On se paie le destrier que l'on peut ! Le palefroi peut être un noble oriental ou une humble haquenée atlantique. Le sommier était souvent un âne, un mulet voire un bardot. Quant au courtaud, c'était un cheval si laid qu'on lui avait coupé les oreilles et la queue. Les soldats n'ont jamais été riches ! Ils ne l'étaient pas au Moyen Âge. Ils recherchaient donc leur monture aux prix les plus bas. Soit bon gros roussin (Froissard, XVe siècle), soit coursier (E. Deschamps, XVe). Tout cela Littré nous l'apprend. Au Moyen Âge, dans le français d'usage courant, le mot roussin a remplacé le mot bas latin caballus qui désignait le cheval de paysan, bon à tous les usages (voir Vigneron, op. cit., p. 31).

Par ailleurs, on nommait les différents chevaux par un nom rappelant leur origine géographique :

- ARABITZ, ALPHARACE: l'arabe (arabial faras) ;
- AMORAVIS (des almoravides) : le marocain ;
- ARAGON, GENET : l'espagnol ;
- AFRANDJI, ROUSSIN: le français ;
- plus tard, viendra le BARBE des États barbaresques.

Dans Gargantua, livre 1, chap. XIII, Rabelais récapitule les noms des chevaux de selle. « ... montait sur ung coursier, sur ung roussin, sur ung genet, sur ung cheval barbe, cheval legier. » C'était en 1534 à la fin de la chevalerie, système militaire et équestre occidental qui fut vaincu chaque fois qu'il se heurta au système oriental : Hattin (Palestine) 1187, Alarcos (Espagne) 1195, Legnica (Silésie) 1241, Nicopolis (Bulgarie) 1396, contre les Arabes, les Maghrébins, les Mongols et les Turcs.

Dans ce triste paysage équestre et militaire du Moyen Âge, une lumière... C'est le connétable Duguesclin (1370), le premier grand capitaine européen d'après l'historien anglais David Hume. Ayant converti le roi Charles V le Sage à sa stratégie de la « non-bataille », il fait pratiquer à ses compagnies franches et à celles de gens d'armes (chevaliers), une tactique de renseignement, harcèlement, ralliement des populations, raids et coups de main, qui épuiseront les routes anglaises. Sans charges ni batailles, il les chasse du royaume ! Ayant débarrassé les chevaliers de leurs prothèses défensives et offensives (28) et de leur équitation de tournois, remontant ses compagnies de chevaux de prise, et de chevaux du pays, il fit des chevaliers et des archers une véritable cavalerie pratiquant une équitation militaire simple et efficace. Sur les conseils de Duguesclin, Charles V, par les ordonnances du 13 Janvier 1373 et 6 décembre de la même année, réglemente les compagnies de gens d'armes (chevaliers) et les compagnies d'archers à cheval (qui seront soldés les uns et les autres !). 1373 marque la naissance de la cavalerie française, subdivisée en lourde et légére (28). Le roi et son connétable étaient des précurseurs. Enterrés ensemble en la basilique royale de Saint-Denis, en 1380, leur oeuvre ne leur survécut pas ! Les pesanteurs sociales étaient telles que les habitudes archaïques féodales reprirent le dessus. Et le système militaire et équestre féodal montra à nouveau son obsolescence à Nicopolis et Azincourt !

Dans ce système d'armes, l'équitation des tournois, ou de la chevalerie, avait une fonction prépondérante. Nous allons maintenant étudier cette équitation.

L'équitation de la Chevalerie

La Tapisserie de Bayeux, extraordinaire bande dessinée, nous donne la première idée de cette équitation. Il s'en dégage une impression d'entrain, d'aisance, de légèreté, de souplesse. Elle rappelle l'équitation sassanide du VIIe siècle. Comme l'archer persan, les milites de Guillaume le Conquérant chaussent l'étrier du bout des pieds. Bien assis, fermes en selle, ces cavaliers manient sans gêne leurs armes de hast, leurs masses d'arme, et leurs épées de taille. Ils marchent sur l'ennemi a vive allure, les chevaux galopant encolures libres. Une véritable équitation de combat permettant la poursuite et la fuite, le harcèlement et le corps à corps. En France, cette équitation fut abandonnée dés le siècle suivant et remplacée par l'équitation de tournois dont nous parlerons plus loin. En Espagne, par contre, l'évolution fut différente. Vaincus à Alarcos (1195) par les Marocains, les cavaliers espagnols adoptèrent l'équitation de leurs adversaires. Ils remportèrent sur les Almohades la bataille (fondatrice) de Las Navas de Tolosa (1212). Cette confrontation, dans la guerre de reconquête de la péninsule (Al-Andalus), engendra une équitation typiquement ibérique : à la génette. Elle sera pratiquée en Espagne et dans les « Indes occidentales » jusqu'au début du XVIIIe siècle (29). Dans la Revue indigène d'avril-mai 1913, Ismaël Hamet a fait paraître un article intitulé « Sur quelques termes hippiques français », qui donne une intéressante explication de ce terme. En langue castillane, le mot même de gineté, signifie cavalier ou écuyer. Il passe pour être dérive du nom de la tribu des Zénata ou Zénétes, celle qui fournit le plus de contingents montés aux conquérants de l'Espagne. Pour admettre cette étymologie, il faut se souvenir que, dans la langue ancienne, le « g » espagnol n'avait pas encore le son guttural qu'il a acquis ensuite et se prononçait comme le « j » français devant un « i ». Or, en dialecte nord-africain, la confusion du « j » et du « z » est fréquente ; Zénata a donc donné jinata, d'où gineté... Dès cette époque, les Zénata montaient court et ils firent école au point que l'on se piqua bientôt dans l'Europe du Sud de monter « à la génette ». On appela aussi « genet » (30) un cheval clé petite taille, issu du croisement de la race locale avec les étalons amenés de Barbarie par ces mêmes Zénata.

Quant aux chevaliers du reste de l'Europe, ils étaient désoeuvrés. C'est la raison pour laquelle ils inventèrent ces jeux très particuliers que nous connaissons sous le nom de tournois. Geoffroy de Preuilly en fut le codificateur au XIe siècle. Le tournoi proprement dit était un jeu par équipes, représentant un combat fictif, par contre, la joute qui opposait deux adversaires isolés se terminait souvent à pied par un véritable corps à corps de gladiateurs. Georges Duby nous a fait le tableau complet de ce « sport militaire », avec équipes, champions, mécènes, saisons de compétitions, dans Guillaume le Maréchal (op. cit.).

Que dire de cette équitation ? Les historiens européens, gênés par le hiatus de deux millénaires entre Xénophon et la Renaissance, ignorant totalement les équitations byzantine, arabe, espagnole, ont voulu voir dans l'équitation des tournois, la transition, la solution de continuité qui leur était nécessaire. Est-il possible de les suivre en cette voie ? Certainement pas ! Revêtu d'une armure qui lui enlevait toute souplesse, encastré dans la « selle à piquer », les jambes raides et tendues vers l'avant pour bien se caler sur les étriers, le chevalier montait un roussin non galopeur donc « impropre aux allures vives » et portant cent soixante kilos sur les épaules (31). Ce cheval devait être « porté » dans les jambes pourtant si mal placées. Raison pour laquelle le chevalier dut s'équiper d'éperons aux collets immenses et aux molettes énormes à quatre ou cinq dents seulement, véritables poignards. Une fois mise en mouvement, on ne pouvait guère nuancer les allures d'une telle masse. L'arrêt, en particulier, devait être bien mal aisé. Aussi, le chevalier avait, par précaution, embouché son destrier d'un énorme mors à longues branches. Les rênes elles-mêmes, constituées de chaînes et de lourdes bandes de cuir, assuraient en quelque sorte un enrênement fixe permanent bloquant l'encolure. On est à l'antipode du harnachement des peuples guerriers cavaliers ! Dans de telles conditions, comment admettre avec certains auteurs que les chevaliers pratiquaient couramment la pirouette, voire même la courbette, la croupade et la cabriole ?... Cela n'est pas sérieux.

La vérité nous semble exprimée par L. Gianoli (op. cit.) « L'équitation fut brutale et violente. Le cheval devait être capable d'arrêts... et apte à repartir promptement. » Oui ! mais au trot, comme il le dit plus loin. M. de Saint-Ange, cité par d'Aure avait déjà (32) écrit : « Leur moyen de conduite était sans justesse ni progression, puisque leurs jambes tendues, raides et très éloignées du cheval ne s'en rapprochaient que par à-coups ». Écuyer du manège de Saumur, il savait d'expérience, que pour obtenir ces airs, il faut avoir les jambes au contact. Equitation bien élémentaire, la plus médiocre que nous avons rencontrée jusqu'ici ! En fait, au cours de ce Moyen Âge franco-germano-anglais, on a assisté à une régression de l'art de la guerre (33) et, en même temps, de l'art de l'équitation, parmi les peuples sédentaires de l'Europe occidentale.

Les Français ont souvent critiqué l'équitation arabe, parfois en bien (Daumas), souvent en mal (Licart) (34). Il est juste, pour terminer ce chapitre, de rappeler le jugement sur l'équitation de nos aïeux chevaliers, d'un maître arabe du XIVe siècle. Il s'agit d'Abu Bekr Ibn Bedr qui a écrit au Caire, pour le sultan Mohamed El Nacer Ibn Kalaoun : Kamal es Sanaateīn dit le Naceri. On peut lire à propos de l'équitation : « Chez les Barbares, le plus fin cavalier... sur sa monture dressée par lui... veut-il la faire changer de direction ? Il n'y réussit qu'en tournant (sur) un long espace. Le monte-t-il sans éperons et sans gaule ? Il ne peut s'en servir utilement... » ; à propos du combat : « La lutte au combat n'est pour lui qu’un choc, non une manoeuvre d'adresse... » ; à propos des chevaux : « ... La race afrandji ou franque ou européenne... est la plus Molle et la plus mauvaise. » Ce jugement se passe de commentaires.

Ce chapitre nous a montré l'évolution (36) particulière de l'équitation en Europe occidentale au Moyen Age. Il est clair, d'une part, qu'elle s'est détériorée sous l'effet des pratiques du combat. Mais, d'autre part, il est évident qu'elle ne pouvait pas évoluer dans le bon sens étant donné la mauvaise qualité du cheval qui servait à la selle en cette partie du monde(36b). Le trinôme : mode de combat x cheval (37) x équitation est indissociable. Chacun de ces facteurs agissant sur les autres. Nous allons le voir, une fois encore, avec les derniers peuples cavaliers.



ACCUEIL   -   SOMMAIRE   -   JOURNAL DES NOUVEAUTÉS   -   BIBLIOGRAPHIE